Résumé des chapitres précédents :
Le calme était revenu dans la rue des Groseilliers après l’agression des grévistes et la mise en place par Lagarde de nervis et de jaunes. Il s’en était fallu de peu qu’un homme fût tué. Monique annonça à ses parents qu’au travers des persiennes elle avait vu ce qui s’était passé et que le coup de feu provenait d’un homme de main. Renoult et Soupé demandent à rencontrer Lagarde.
La nouvelle ambassade de Moscou est en chantier ! Payart et Palasse devisent amèrement sur la situation si un changement de politique n’intervenait pas à précipiter l’Allemagne dans les bras de Staline.
Chapitre XVIII : Les nerfs à rude épreuve
18 juin 1939
Ce dimanche, il faisait bon et beau. Dans la chambre de Mado, par la fenêtre ouverte, parvenaient les mouvements de la rue, les cris des enfants, les interpellations entre voisins. Mado et Daniel étaient allongés, le corps repu et las. Elle se dressa, quittant la poitrine de son amant où elle avait posé la tête, et alla dans la cuisine se verser un verre d’eau.
— Tu en veux, mon chéri ? demanda-t-elle.
— Oui, je veux bien, merci ! lança-t-il d’une voix forte pour qu’elle puisse entendre.
Daniel était perturbé. Durant la semaine, les évènements s’étaient succédé rue des Groseilliers. L’entreprise tournait, la porte avait été réajustée et la police avait disparu. D’abord, Jules Lagarde était venu les rencontrer, le maire Fernand Soupé et lui-même en Mairie. Qu’elle n’avait pas été leur surprise quand Lagarde avait annoncé que tout était un malentendu. D’ailleurs, il avait retiré sa plainte contre les salariés qu’il avait réembauchés. Il avait reconnu avoir recruté des types qui lui avaient garanti la tranquillité dans l’entreprise et qui avaient également fourni les ouvriers pour faire tourner les machines et finir de construire la nouvelle unité de production. Il reconnaissait son erreur, penaud. « Il n’y avait pas mort d’homme » précisa-t-il. Daniel se souvint de celui écrasé par une poutrelle, mais s’abstint de commentaire. L’entretien en mairie avait donc été rapide, Daniel avait simplement demandé que les ouvriers qui retravaillaient soient plus écoutés, que les conditions de travail soient meilleures et que les salariés les plus âgés ne soient plus à des postes dangereux. Lagarde était d’accord sur tout.
Dès qu’il eut franchi la porte du bureau du maire, Daniel avait regardé Soupé et avait dit :
— Quel revirement ! Cela cache quelque chose, mais quoi ?
— Tu cherches toujours la petite bête Daniel, on a gagné sur toute la ligne, c’est parfait. Lagarde a dû avoir peur de nos réactions, celles du commissaire. Tiens d’ailleurs en parlant de lui, il m’a fait une drôle d’impression lorsque je l’ai appelé pour lui demander du doigté. Il m’a presque engueulé, disant qu’il ne se mêlait pas de mes affaires et qu’il me priait d’en faire autant ! Bon, Daniel, ne ronchonne pas, ce dossier est clos.
— Tout de même, on le connaît ce lascar, c’est pas un tendre. Un patron exploiteur jusqu’au bout des ongles. D’ailleurs, avec lui, on pouvait comprendre que le capitalisme se foutait de la vie humaine, que son seul souci, c’était l’argent qu’il soutirait des salariés ! Tiens, comme celui de GEF, Giraud.
— Ah, tu vas encore me seriner qu’il n’y a pas pire que les actionnaires et les patrons. De là à dire qu’ils ne se préoccupent pas de la vie humaine, il y a un pas, Daniel, que je ne franchirai pas avec toi !
— Tu as tort. Regarde ce qui se passe partout autour de nous. Pour assurer sa domination, la bourgeoisie est prête à tout, même à Hitler. Regarde en France, la Cagoule qui monte ses coups ! Tiens, d’ailleurs, un temps, j’ai pensé qu’elle était mêlée à Lagarde. Bon, lui recule, mais vraiment, je me suis posé la question.
— Tu te trompais, ça arrive. Non Lagarde, c’est un patron paumé qui un coup va dans un sens et le lendemain va dans l’autre. Un pauvre type, sans envergure.
Mado revenait de la cuisine avec le verre d’eau. Daniel en but une longue gorgée.
— On est bien, hein ? demanda Mado.
— Hum…
— Ben tu pourrais dire des choses plus tendres que des hum… Elle se coucha sur lui, il renversa le reste de l’eau sur les draps. Elle reprit :
— J’ai envie que ça dure tout’ la vie mon chéri…
— Toute la vie, mais il s’en passe des choses Mado dans une vie, on ne peut pas rester tout le temps comme ça. Mais c’est vrai, je suis bien à côté de toi.
— Moi, je suis amoureuse de toi !
— Tu es adorable… Laisse-moi te sentir, te respirer, dit-il en glissant sa tête dans son cou en y déposant des petits baisers.
— Oh, tu sais, j’ai fait un cauchemar terrible cette nuit. On était tous les deux dans un sous-marin, et on n’arrivait plus à respirer ! Tu t’rends compte, c’que j’ai été chercher.
Daniel se mit sur un coude.
— Ben, c’est l’histoire du Phénix, le sous-marin qui a coulé dans la baie de Saïgon qui t’y a fait penser.
— Ouais, ça doit être ça. Tu t’rends compte, les 65 gars, qui étouffent sans rien pouvoir faire ! Ça me fout les chocottes des trucs pareils.
— Oui, c’est affreux, c’est terrible. C’est le troisième sous-marin [1] auquel ça arrive, comme le paquebot le Paris en rade du Havre. Tiens, le gouvernement dit que c’est la Cagoule et qu’ils ont découvert des tonnes de tracts nazis chez un type.
— Arrête, j’vais encore avoir la trouille.
— Tu as raison ma chérie, oublions ça, il déposa un nouveau baiser sur sa poitrine.
— Daniel, à l’usine, tout le monde parle de la guerre. Tu y crois toi ?
— Tout est fait pour que nous y allions. Le gouvernement et les anglais refusent de s’allier avec les soviétiques. Ce sont les masses qui empêcheront ou non la guerre si les diplomates n’y parviennent pas. Tant que le Parti est fort, ils n’oseront pas. Ils devraient d’abord nous liquider, et ça, c’est pas demain la veille.
Dans une autre chambre, le soir, Jules Lagarde regardait Edmonde, son épouse. Elle avait mis des bigoudis et un filet dans les cheveux afin qu’ils gardent leurs plis. La soirée était douce. Jules, avant de fermer les persiennes, semblait se perdre dans les songes.
Depuis les évènements, un malaise régnait entre eux. Jules avait dû rassurer Edmonde, terrifiée par le coup de feu, et la question qu’elle avait soulevée avec force et tempête, celle du déménagement faisait l’objet d’un statu quo, « On verra… » avait-il répondu obtenant ainsi un délai de réflexion, sans que rien ne fût réglé.
— Allez, vient te coucher Jules, dit-elle tandis que son mari faisait rougeoyer un cigare qu’il achevait. Il contemplait le ciel dans lequel les premières étoiles apparaissaient. Devant lui, le squelette du futur hangar se couvrait d’une toiture et bouchait l’horizon. Mais les murs n’étant pas encore montés, il pouvait voir le fond du jardin et les arbres fruitiers des voisins. Les cerises commençaient à rougir, les oiseaux, n’allaient pas tarder à s’abattre dessus afin de tout boulotter.
— Oui, oui, j’arrive, répondit-il.
— À quoi tu penses ? demanda-t-elle.
— Pardi, à quoi je pense ? À Monique ! Évidemment… Tu lui as parlé ?
— Quelle question ! Elle se dit terrifiée par ce qu’elle a vu, moi aussi j’ai eu si peur. Pour le reste, elle ne veut rien entendre. Elle est bornée notre fille, une vraie tête de mule.
— Peut-être, mais elle a foutu la pagaille en menaçant de me trahir. Ça, je peux pas le digérer. Un serpent chez moi !
— N’exagère pas, Jules, elle t’a dit qu’elle avait vu l’altercation avec les gars que tu avais embauchés pour ramener la paix. Depuis que tout est rentré dans l’ordre, ça va mieux…
— Non mais tu te rends pas compte, pour pas prêter le flanc, j’ai dû tout annuler. Ah, de la Puisaye n’en revenait pas ! J’avais l’air fin ! Il m’a pris pour un faible, il me l’a dit d’ailleurs. Je ne suis pas prêt d’avoir son soutien maintenant.
— Écoute, elle n’est plus la même depuis qu’elle s’est entichée d’un jeune qui habite presque en face. J’ai tenté d’y mettre le holà, mais je pense qu’ils continuent à se voir en cachette.
— Tiens, j’y pense, c’est peut-être même à cause de lui qu’elle épiait à la fenêtre de sa chambre.
— Peut-être, mais elle a une caboche comme du granit. Je ne sais plus comment faire. Au moins avec Bernadette, on n’a pas ces tracas.
— Et si on la mariait ? demanda soudainement Jules.
— Tu n’y penses pas, c’est un moins que rien. Son père travaille à la carrière… tu vois le genre ! Non, pour moi, c’est exclu.
— Non Edmonde, qui te parle de ce vaurien ? Moi je te parle d’un autre jeune homme, bien sous tous rapports, lui !
— À qui tu penses ?
— À l’aîné des Giraud, enfin, tu sais, mon ami de la rue de Paris, il est venu avec sa femme dîner, le ferblantier fabricant de jouets, une belle entreprise. Tenue de main de maître. Tiens, je vais te dire, j’ai failli lui en parler. Qu’en dis-tu ?
— Pfut, on peut essayer, mais elle est têtue comme un mulet d’Arcadie !
— Moi, j’ai pas le temps. Tente de t’en occuper. Arrange une rencontre qui pourrait paraître fortuite.
Il écrasa le bout charbonneux de son cigare et, fier de son idée, referma les persiennes.
— Je laisse la fenêtre ouverte ?
— Certainement pas, je veux pas être harcelée par les moustiques. Tiens, allume la lampe Berger pour les faire fuir.
Le petit doigt gauche de Joukov le démangeait. Une observation aérienne lui avait mis la puce à l’oreille : les Japonais préparaient quelque chose. Sur une photographie, il avait vu des concentrations de blindés, de troupes vers le village de Nomonhan. Après les premiers affrontements, les troupes ennemies n’étaient pas restées inactives. Où allaient-elles intervenir ? C’était toute la question.
De son côté, la situation n’était pas brillante. Certes le haut commandement déployait une énorme énergie afin qu’un axe routier soit mis en place. Des milliers d’hommes du génie, de la troupe et des Mongols y travaillaient jours et nuits. Mais 700 kilomètres représentaient une sacré distance, même si la construction relevait plus d’un gros déblayage et d’une stabilisation que de l’édification d’une autoroute comme Hitler en avait doté l’Allemagne. Cet axe était indispensable pour constituer des réserves importantes d’obus et de munitions, de carburant, de pièces détachées. Déjà des pistes d’aviation avaient été installées, mais cela ne suffisait pas. Il lui fallait une force substantielle de blindés, de canons, de camions, d’hommes et tout cela dépendait de cette route en cours de réalisation. Certes, les éléments suivaient au fur et à mesure de l’avancement des travaux, mais à ce jour, encore plus de 200 kilomètres les séparaient du but. Est-ce qu’il les aurait à temps ? Et si non, quoi faire ?
Dans les éléments fournis par le 57ème corps, un mauvais état d’esprit régnait. Voici quelques jours, il avait été contraint à sévir durement car deux soldats s’étaient mutilés volontairement. Il ne pouvait laisser faire sinon, un risque de délitement général menacerait la cohésion des troupes. Il les avait fait fusiller dans la journée après que la formalité d’un tribunal militaire eut été remplie et que les deux hommes eussent été condamnés. Mais 12000 hommes peu motivés en face d’une soldatesque japonaise redoutable, cela lui faisait craindre le pire.
Ce qui le rassurait, c’était les blindés déjà présents, mais qu’il fallait faire rouler avec parcimonie, le carburant faisant défaut.
En face, le général Michitarō Komatsubara , même s’il avait une piètre opinion de la valeur des troupes soviétiques, pensait qu’à trop tergiverser, on permettait à son adversaire de mieux se préparer à une guerre d’usure, ce qu’il ne voulait surtout pas. Il lui fallait frapper fort, encercler l’ennemi et l’anéantir dans les heures qui suivraient le début d’une offensive qu’il avait peaufinée sur le papier et pour laquelle il concentrait des moyens très importants. Il avait déjà à sa disposition 38 000 hommes, 300 blindés, 200 avions et surtout 300 canons.
Il voulait frapper vite et fort, car plus au Sud et plus à l’Ouest, les Chinois arrivaient encore à malmener les troupes de l’empereur. Communistes chinois et nationalistes s’étaient entendus pour s’unir et frapper l’occupant. Ce n’était pas la reculade, mais une guerre d’usure, d’attrition qui dévorait troupes et matériels. La répression japonaise était terrifiante. Mais du fait de cet engrenage, Komatsubara savait qu’il n’aurait que peu d’aide et pas de renfort important. Il ne lui fallait compter que sur les régiments stationnés dans le Mandchoukouo. Une misère.
Il prit toutes les mesures nécessaires à garantir la surprise, donc le succès. L’offensive aurait lieu le 2 juillet à minuit, elle s’articulerait sur le principe simple d’une paire de tenailles dont les mâchoires puissantes se refermeraient sur le dispositif soviétique. Au nord-ouest, il fallait culbuter une petite présence de cavalerie mongole s’emparer d’une colline, tandis qu’au sud-est, une autre pince devait franchir les lignes de Joukov et menacer une tête de pont cruciale sur la rivière Khalkhin-Gol. Il choisit d’attaquer de nuit, car ses troupes silencieuses et entraînées à cet exercice, y excellaient.
Si le petit doigt gauche démangeait Joukov, Komatsubara affichait une confiance absolue dans son plan. Une raison personnelle le lui permettait, il avait été attaché militaire à Moscou voici plus de 20 ans et parlait couramment le russe. Du fait de la défection du général Liouchkov, qui avait fourni tous les codes secrets de communication des forces soviétiques, il était parfaitement informé de la situation de son ennemi. Il lisait directement les dépêches soviétiques sans le truchement d’un traducteur. L’opinion qu’il s’était forgée de son ennemi provenait en partie de son expérience à Moscou, et de la qualité médiocre des armées du tsar. Or ; de l’eau avait coulé sous les ponts…
Alice Renoult avait pris le métro et elle était descendue à Bonne Nouvelle comme le lui avait indiqué Anne Le Bellec. Les escaliers la firent souffrir, elle n’en voyait pas le bout ! Elle fit plusieurs pauses dans cette ascension, indispensables pour reprendre son souffle. Lorsqu’elle déboucha sur le boulevard, l’air ombragé par les grands platanes lui fit du bien. Elle prit le temps de repérer la brasserie où elle devait retrouver Anne. Elle aperçut l’enseigne « Les Grands Boulevards » une centaine de mètres un peu plus loin. Dès que l’agent de la circulation, posé au milieu du carrefour qui s’époumonait dans un sifflet stridulent, lui indiqua de son bâton blanc que c’était à elle de traverser, d’un pas craintif et mesuré, elle s’aventura sur la chaussée.
Elle fut intimidée par la dimension de l’établissement et entra comme si elle commettait une faute. Elle jeta anxieusement un regard aux alentours et aperçut Anne qui lui faisait signe. Elle fut complètement rassurée et se dirigea vers elle.
Lorsque le serveur s’approcha, elle ne sut quoi commander. Anne choisit une menthe à l’eau et Alice, qui n’avait absolument pas l’habitude des cafés, dit pour se débarrasser du problème : « La même chose ».
— Alors comment vas-tu ? lui demanda Anne.
— Couci-couça. J’attends avec impatience les vacances…
— Ah, j’allais t’en parler. J’ai réservé à Porto Vecchio comme nous en avions convenu. La famille Bacchiolelli, des camarades selon Gilberte Duclos, nous attend avec impatience. On aura un grand espace et deux chambres spacieuses, les commodités, enfin tout le tralala. Moi aussi j’ai hâte que nous y soyons. À ce qu’il paraît, depuis la maison, on voit le port et la mer. Tu te rends compte, les pieds quasiment dans l’eau.
— C’est très bien, les Duclos seront pas très loin, dans une autre location. C’est bien du 5 août au 20 ?
— Oui ! Ah, j’ai hâte de me précipiter dans la Grande bleue, tu peux pas savoir.
— Hum, moi c’est plutôt une chaise longue à l’ombre avec mon tricot…
— Je suis contente que tu dises ça, je me faisais du souci pour toi. Mais dis voir, j’ai une question indiscrète à te poser…
— Demande toujours.
— Ça va avec Daniel, j’ai senti comme une distance ?
— Oh, non, tout va bien, répondit vivement Alice. Mais immédiatement des larmes montèrent à ses yeux sans qu’elle pût les en empêcher. Pour changer de conversation, elle demanda un peu précipitamment : « Je prends les billets de train pour le samedi matin, et le bateau sur place, c’est ça ? »
— Alice, regarde-moi…
— Oui.
— Je vois que ça va pas, tu pleures ? Raconte-moi, ma grande… Elle tendit sa main pour prendre celle d’Alice. Les verres qui avaient été déposés devant elles gênaient, elle les repoussa.
Alice, que l’émotion submergeait, baissa la tête pour qu’Anne ne voie pas ses larmes. Elle sortit son mouchoir d’un petit sac à main usé par l’usage et le temps.
— Il te… trompe, osa Anne.
Alice remua affirmativement sa tête penchée.
— … Enfin, je le pense, réussit-elle à articuler.
— Tu en es certaine ? Parce que pour moi, Daniel et Alice c’était du solide, en plus ton homme, il a pas de défaut… Là, si c’est vrai, je ne sais quoi dire, je le voyais pas comme ça !
Alice se moucha, prit le verre, trempa ses lèvres, trouva le goût de menthe trop puissant.
— Je sais plus. Il est toujours gentil, mais je le sens absent, il rentre à des plus d’heure, et il a crié un nom un soir dans son sommeil.
— Alice, t’es sûre de rien, tu te fais peut-être des histoires. Vous en avez parlé ?
— Non, j’ose pas, j’peux pas, répondit Alice comme un enfant pris en faute.
— Eh bien, il faut prendre le taureau par les cornes. C’est pas à votre âge que vous allez avoir des histoires de coucheries. Si tu veux, je lui en parlerai en Corse.
— Non, surtout pas, laisse, je trouverai bien le courage.
— Oui, je t’assure si tu le trouves pas ce courage, je m’en occuperai moi de cette histoire.
— Non, Anne, je sais plus où j’en suis, je suis déboussolée.
— Mais c’est qui la femme dont il a crié le nom ? C’est peut-être autre chose, tu sais la nuit, on comprend pas forcément.
— Figure-toi que voici une paire d’années, dans notre escalier, vivait une veuve de guerre avec laquelle j’étais amie. J’ai été me reposer à Gretz quelques mois et quand je suis revenue, j’ai tout de suite senti que quelque chose s’était passé. Il m’a avoué et demandé pardon. Et voilà que vingt ans plus tard, il crie le nom de cette catin !
— Ah ! Anne but son verre.
— Depuis, il se met de l’eau de Cologne, se rase de près, fais le joli cœur. Je sens qu’il l’a retrouvée ! Tu sais, il y a des signes qui ne trompent pas. En tout cas, j’espère que la distance en août terminera cette aventure.
— Ma pauvre ! T’inquiète pas, je suis à tes côtés. Ce n’est pas à nos âges que nous allons nous faire avoir par des midinettes !
Ce soir-là, rue des Groseilliers, alors que tout le monde préparait le souper, Jeanne Dieu sortit de chez elle munie d’un morceau de pain sous le bras et, en main, une assiette creuse qu’elle avait recouverte d’une autre posée à l’envers. Elle tomba sur la Saute-aux-prunes qui rentrait chez elle.
— Bonsoir ! Ça va ? demanda-t-elle.
— Oui, bonsoir Jeanne, où c’est-y que tu vas avec c’t’assiette ?
— Chez Léonie, la femme de Tonton. Elle va pas bien du tout ! Depuis que son homme est passé, elle ne se fait plus à manger, ni rien.
— Ah zut alors ! Faut dire que j’la vois pas souvent…
— Oui, je me fais du mouron. Alors je lui apporte la soupe le soir, comme ça elle a quelque chose à se mettre sous la dent.
— T’en as de bonnes, elle en a plus, des ratiches ! Et voilà la Saute-aux-prunes partie d’un grand éclat de rire.
— Moque-toi ! Quand on aura son âge, on sait pas comment qu’on sera. Allez, à plus !
Jeanne reprit sa marche. Elle passa devant la rue du Vert-Bois à l’angle de laquelle la fontaine publique servait lors des grands gels. Puis, après le coude, elle entra chez Léonie.
Des ouvriers sortaient de l’usine, d’autres rentraient de la carrière. C’est alors qu’un grand cri retentit.