Liberté Actus
qrcode:https://liberte-actus.fr/776

Cet article est lisible à cette adresse sur le site Liberté Actus :

https://https://liberte-actus.fr/776

Flachez le qrcode suivant pour retrouver l'article en ligne

Chapitre XVII

Ils ne font que précipiter l’URSS dans les bras de l’Allemagne

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 8 novembre 2024
Temps de lecture : 22 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Depuis longtemps, la volonté de rassemblement des forces de paix se heurtait à l’intransigeance gouvernementale qui dirigeait par décrets-lois. Dans l’entreprise de Lagarde, un incident avait eu lieu, une poutre avait écrasé un vieil ouvrier, Gaston Mesnard, Tonton. L’enterrement eu lieu, chiche, mais une grosse couronne avait fait jaser. À la reprise du boulot, les ouvriers déclenchèrent une grève. Lagarde fit appel à de la Puisaye qui lui expédia des ouvriers jaunes et des nervis.

La bagarre éclata, les hommes de main la perdirent lorsque Angelo, leur patron, fut mis hors d’état après avoir tiré un coup de feu sur Hubert. La police intervint.

À Moscou, Staline s’entretint avec le chef des armées, le maréchal Vorochilov. Il s’inquiétait de la situation en Extrême-Orient et lui fit part de ses craintes avec la France et l’Angleterre qui ne jouent pas franc-jeu.


Chapitre XVII : Ils ne font que précipiter l’URSS dans les bras de l’Allemagne

Le 13 juin 1939

L’affaire de la rue des Groseilliers retentissait au-delà du quartier. En mairie, Daniel Renoult en fut informé très rapidement. Il se rendit sur place avec Fernand Soupé, le maire. Lorsqu’ils arrivèrent, deux policiers étaient de faction devant l’entreprise. Les mobiles et le fourgon avaient disparu, il restait encore la porte qui gisait au sol, seul stigmate de l’assaut. À l’intérieur, les machines tournaient comme si de rien n’était. Par habitude, Daniel traversa la rue pour entrer dans la cour du 37 où il appela, depuis l’entrée qui béait, Évelyne Moinot. Celle-ci, jaune comme un citron, les accueillit encore chamboulée de l’affaire. Robert, lui, somnolait sur le lit au fond de la pièce, la tête entourée d’un pansement qui était un peu maculé de sang. Daniel, suivi du maire, la réconforta. Robert, réveillé de cette arrivée, mit un point d’honneur à se redresser et s’asseoir sur le lit qui grinça.

— Oh, t’es venu ? Ça c’est sympa.

— Comment te sens-tu Robert ?

— Un peu flagada, mais je retourne au turbin demain. Là, j’ai parfois la tête qui tourne.

— Tu as vu le médecin ?

— Non, y a le pharmaco potard qui est passé, Évelyne avait été le chercher. Il a refait le pansement et dit qu’il n’y paraîtra rien dans une semaine, sauf une cicatrice.

— Bon, repose-toi, mon vieux.

— Oui, repose-toi, et si tu as besoin, je suis là, insista Fernand Soupé.

Ils se dirigèrent vers la petite table, Évelyne avait déjà disposé trois verres et un litre de vin.

— Tu nous racontes comment ça s’est passé ?

Évelyne qui, de contrariété, devait faire une jaunisse, leur raconta son point de vue. Lorsqu’elle évoqua le coup de feu, elle se leva de sa chaise et, prenant le bras de Daniel, le conduisit à l’extérieur.

— Regarde, ça c’est le trou qu’a fait la balle dans la lessiveuse lorsque l’autre fasciste a tiré sur Bébert.

Par l’orifice, de l’eau suintait. Au fond de la gamelle, Daniel vit un petit objet qu’il ramassa en relevant sa manche. Une balle, toute écrabouillée. Il la glissa dans son mouchoir qu’il mit dans sa poche.

— Et Bébert, où est-il ?

— Ben, les flics l’ont embarqué avec les autres. La Jeanne est dans tous ses états.

— Ils en ont arrêté beaucoup ?

— C’que j’sais moi ? J’crois tous ceux qui étaient près de la porte avec les outils.

— Et les autres ? Les crapules et les jaunes.

— Ben non, d’ailleurs ils y travaillent encore. Ah, ça, les salauds ont du cœur à l’ouvrage.

Soupé et Renoult allèrent de ce pas demander à rencontrer Jules Lagarde.

Chez les Lagarde, l’incompréhension le disputait à la stupéfaction. Monique, descendue de sa chambre depuis le départ des assaillants, était restée dans le salon. Antoinette, sa sœur, terrorisée, s’était enfermée à double tour dans la sienne et on ne l’entendait plus. Edmonde, sa mère, ne savait que faire. Elle se levait d’un fauteuil, faisait deux pas, s’installait sur une chaise, puis se redressait, car la bonne, Jeanne, n’ayant pas pris son service, Edmonde dût aller chercher une carafe d’eau en cuisine pour se désaltérer. Les persiennes étaient closes, mais la chaleur traversait les murs de meulière.

— Ils ont voulu nous assassiner… maugréa-t-elle en posant le verre. Elle poursuivit :

— J’ai eu la peur de ma vie. Mon Dieu, mon Dieu, nous ne pouvons pas rester cernés par des assassins, c’est évident. Je vais demander à ton père de trouver immédiatement une autre maison dans une rue normale. Qu’en penses-tu ?

Monique était proche de la fenêtre. Elle avait attrapé une mouche en la pinçant dans le voilage et maintenant, elle ne savait plus qu’en faire. Elle décida de la libérer.

— Je te parle Monique.

— Oui ?

— On ne peut pas rester dans une rue où l’on risque la mort. Je vais demander à ton père que nous déménagions.

— Un accident de chantier, c’est terrible, mais si papa ne faisait pas travailler des vieux comme Tonton à hisser des choses trop lourdes avec des cordes, ça n’arriverait pas.

— Je te parle pas de ça. On a tiré sur nous, il y a eu un coup de feu.

— Maman, j’étais dans ma chambre, j’ai tout vu depuis la fenêtre. C’est un homme en noir qui a tiré sur un ouvrier et l’a raté, heureusement. Cet homme, il est parti avec ceux qui tapaient sur les gens et qui travaillaient pour papa. C’est pas nous qui étions visés. Mais je me …

— Tu nous accuses ! C’est nous les victimes et ma fille défend les assassins. J’aurai tout entendu ! Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter ça ?

Monique quitta la fenêtre et vint camper devant sa mère.

— Maman, qui c’est ces types qui ont débarqué ce matin très tôt avant l’embauche ? Tu peux me dire ?

— J’ai bien eu raison de te faire quitter ce lycée il y a deux ans. Tu y avais de mauvaises fréquentations. Et les professeurs, tu parles de professeurs, ils enseignaient la révolution… Ils défilaient en 36, et au total, ils vous pervertissaient le ciboulot. Et maintenant tu ne respectes plus ta mère... Ah que je suis malheureuse, gémit-elle.

Elle fut prise d’un sanglot, vrai ou feint, et extirpa de sa manche un mouchoir de batiste, ourlé de dentelle pour se tamponner les yeux. Monique s’approcha d’elle, s’agenouilla, lui prit les mains, y déposa des baisers.

— Mais non, tu sais comme je t’aime, lui soupira-t-elle. Ne pleure pas. Je pose des questions parce que je ne comprends pas ce qui s’est passé.

— Mais est-ce que je peux savoir moi ?

— On peut demander à papa, il doit savoir, lui.

— Que veux-tu qu’il sache ? Il était dans son bureau, comme toujours. Il n’a rien vu. J’en peux plus, et elle pleura à chaudes larmes.

Monique la cajola, puis elle partit dans la cuisine mettre de l’eau à chauffer pour faire un café. Elle prit un filtre, le tassa dans l’emplacement sur la cafetière posée sur le fourneau, versa des cuillers de café comme elle avait vu Jeanne le faire et versa l’eau bouillante dessus à petits coups. C’est alors que la sonnette retentit.

— Qui ça peut bien être ? demanda Edmonde, le visage ravagé par les larmes, le nez rougi comme les yeux.

— J’y vais, lança avec assurance Monique.

Elle ouvrit la porte qui donnait sur un perron d’où descendait une volée de marches en ciment en direction de la porte grillagée interdite à la glycine.

— Oui ?

— Bonjour mademoiselle, c’est monsieur Soupé, le maire et moi, Daniel Renoult conseiller général. On voudrait voir vos parents.

— Attendez, je vais voir s’ils sont là. Elle referma la porte.

— Maman, c’est le maire et un autre qui veulent parler à papa et à toi.

— Dis-leur que nous sommes absents. Il ne manquait plus qu’eux ! Maudits, nous sommes maudits !

Monique retourna à l’entrée et, depuis le seuil abrité d’une marquise, répondit : « Je suis désolée messieurs, mais mes parents sont absents et je ne peux vous recevoir ».

— Mademoiselle, dites à vos parents dès leur retour que nous souhaitons les rencontrer et qu’ils veuillent bien téléphoner en mairie afin que nous prenions rendez-vous. Ne descendez pas maintenant, je glisse nos cartes de visite dans votre boîte aux lettres. Bonne journée mademoiselle.

Moscou est une grande et belle ville. Dans son centre historique, rue Bolchaïa Iakimanka, la maison Igoumnov, un bâtiment composite et tarabiscoté, abritait depuis peu l’ambassade de France. Pas trop éloigné du Kremlin, ce site correspondait parfaitement aux besoins diplomatiques.

Robert Coulondre [1] avait été nommé à Moscou en 1936 et lorsqu’il prit ses fonctions, il fut accablé de surprises : l’hôtel Medynstev, l’ambassade d’alors, était au fin fond d’une impasse et, selon lui, la façade avec ses tuiles vernissées et ses verres dépolis assez saugrenus ressemblait plus à celle d’un bain turc qu’à la maison de France. L’état des bâtiments laissait à désirer, et il apprit, en le constatant de visu, que les meilleures pièces abritaient deux réfugiés de marque au rez-de-chaussée, un évêque et un pope, ces personnes étant persécutées, son prédécesseur les avait accueillies. La conviction de Coulondre était faite, il fallait partir de cet endroit au plus vite ! Il prit donc immédiatement la décision de trouver un autre lieu. Son choix se porta sur la maison Igoumnov. Composée d’un hôtel particulier et de nombreuses dépendances, elle lui parut parfaite. Les communs n’étaient pas classés au patrimoine de l’État, Coulondre les fit donc aménager pour recevoir différents services, ceux du consulat, du chiffre, de la presse, de la chancellerie, des archives et des attachés militaires. Lui, se réserva l’hôtel particulier avec ses salles de réception et ses appartements dont une partie fut destinée au Chargé de mission et au président de la République. Coulondre fut ensuite affecté à Berlin en octobre 1938 et ne participa plus à la rénovation. Il ne fut remplacé qu’en février 1939 par Paul-Émile Naggiar [2]… Les presque 5 mois d’absence d’un ambassadeur furent pris par les Soviétiques comme un camouflet à l’égard de leur pays, alors que la crise couvait.

Donc, pendant tout ce temps, les services de l’ambassade furent doublement contrariés. D’une part par l’absence de l’ambassadeur en titre et d’autre part par les travaux qui désorganisaient la structure administrative.

La maison Igoumnov avait été occupée par l’Institut du sang, un lieu de recherche où l’on faisait des expériences sur des singes. Les communs étaient jonchés de déjections, de cages éventrées, d’éprouvettes brisées. Un capharnaüm. Un chantier de déblaiement et de travaux avait été mis en place, des plans d’architectes élaborés, les artisans et entreprises se succédaient afin de garder l’esprit de ces bâtisses tout en les restaurant. Enfin, ce travail fut achevé en avril 1939. Le jardin n’était pas tout à fait terminé, il avait fallu attendre la fin des gelées. L’idée curieuse d’une piscine en son cœur avait heureusement été abandonnée par Naggiar.

Ce jour de juin, les espaces administratifs, secrétariats, archives, chiffre notamment se voyaient dotés de linoléum livré par rouleaux entiers que des ouvriers soviétiques portaient sur leur dos en ahanant. C’est dans ce bazar de l’installation de cette nouveauté que le chargé d’affaires, Jean Payart [3], un diplomate qui se voûtait, affublé d’une barbiche et doté d’un regard intelligent, accueillit dans son bureau l’attaché militaire, le général Augustin-Antoine Palasse [4]. Palasse était un gaillard longiligne, portant accessoirement monocle, moustache courte et œil vif, comme en sont pourvus les artilleurs, son corps d’armée. Les deux hommes s’appréciaient, ils étaient volontaires et savaient discerner dans les décisions les motivations cachées, une caractéristique indispensable pour leur métier, bien que beaucoup de leurs collègues fussent dépourvus de ces facultés.

— Alors mon cher, ce linoléum nous rapproche ! J’en suis heureux. J’ai demandé un café, vous en prendrez un avec moi ? demanda Payart à l’attaché militaire.

— Volontiers, merci.

— Pas de quoi ! J’ai ici une petite fine dont vous me direz des nouvelles, poursuivit Payart à l’attention de Palasse.

— Hum, je ne bois pas d’alcool.

— Ah, vous ne savez pas ce que vous loupez…

— Alors une goutte sur un sucre pour vous être agréable.

— À la bonne heure !

Le café fut servi dans une belle porcelaine. Payart quitta son siège, ouvrit une cave à liqueur qui trônait sur une petite table ronde. Le coffret dévoila toute une série de petits verres entouré de quatre carafes en cristal guilloché. Il en prit une, versa un liquide dans deux verres, très peu dans le second.

— Voilà mon cher, vous ferez un canard, comme on dit chez moi.

Il présenta le sucrier et, avec une pince, Palasse prit deux morceaux qu’il déposa dans la soucoupe de sa tasse.

— Je vais vous faire une confidence, car je pense que nos vues sur la situation sont proches, commença Payart avec un regard entendu. Je craignais que le successeur de notre ami Coulondre ne fût pas de la même trempe.

— Tiens donc ? Pourquoi ?

— Franchement, les rapports avec le ministère sont difficiles. À croire qu’ils refusent toute entente avec les Soviétiques. Et nous, mon cher, nous sommes entre le marteau et l’enclume.

— C’est préférable selon vous que d’être entre le marteau et la faucille ? fit malicieusement Palasse.

— Excellent, bravo mon cher, à votre santé.

— Mais dites voir, ne pensez-vous pas que le départ de Litvinov [5] serait imputable à nos valses hésitations ? Je m’interroge à ce sujet.

— Hum, comment dire, je crois que nos hésitations lui ont été fatales. J’aimais bien discuter avec lui, tenez, il parle un français impeccable… Tandis que son successeur est aimable comme une porte de prison. Les discussions avec lui seront plus âpres et tendues, c’est certain.

— C’est ce que je pense et je ne crois pas aux hasards dans notre métier. Nous sommes un ventre mou, Staline nous confronte dorénavant à un homme dur. C’est évident.

— Hum, un ventre mou… et nos amis britanniques ? Des hurluberlus inconscients ? souffla Payart.

— Ah, vous évoquez cette déclaration catastrophique de lord Halifax aux communes la semaine dernière ?

— Et du Chancelier de l’échiquier John Simon, précisa Payart.

— Dire que la Grande-Bretagne est prête à examiner la question de l’espace vital allemand en contrepartie de Dantzig, c’est effarant ! D’une part, c’est livrer la Pologne, donc au final Dantzig, et d’autre part, c’est offrir l’Ukraine aux nazis. Comment ont-ils pu dire une telle incongruité ? C’est le militaire qui vous parle, précisa Palasse.

— Ce n’est pas une incongruité, l’Angleterre n’est toujours pas convaincue qu’il faille montrer les muscles face à l’agresseur. Ce disant, comme le prédisait Coulondre, ils ne font que précipiter l’URSS dans les bras de l’Allemagne. Ou alors les gouvernements d’Europe sont non seulement antisoviétiques par nature mais aussi truffés de nazis qui se cachent. Je l’ai écrit à Bonnet au mois de mai. Je soulignais que le dédain avec lequel on traitait l’URSS mettait ce pays dans une position d’isolement complet, et que pour le rompre, les soviétiques n’auront bientôt plus d’autre solution que de développer des accords économiques -je précisais alors « de grandes envergures »- avec l’Allemagne. Nous n’y sommes pas, mais nos alliés font tout pour.

— C’est également mon avis. Dites, elle est délicieusement parfumée votre fine, fit Palasse en suçant un sucre qu’il avait trempé dans le verre.

— Ne le dites à personne, elle vient par la valise diplomatique depuis ma ville natale, Sainte-Menehould, une vraie fine de Champagne. C’est un cousin qui l’a faite ! Fameuse, hein ? Je reviens à notre affaire, pourquoi Molotov, avec cette fermeté qui confine à l’intransigeance, nous demande-t-il un « pacte tripartite précis et des conversations militaires » ainsi qu’aux Anglais ? Tout à l’heure, vous disiez que c’était le militaire qui parlait, alors je pose la question au général.

— Hum, je pense que vu l’attitude de nos pays avec la Tchécoslovaquie, les Soviétiques sont inquiets. Par exemple en cas d’action allemande en Pologne, la Russie se retrouverait seule face aux nazis. Le pire pour eux serait que les Franco-anglais restassent l’arme au pied lors d’une attaque allemande en Pologne ou en Roumanie. Oui, comme général, c’est la réponse que je formule.

— Bien sûr mon cher, c’est évident. Alors pourquoi Gamelin et sa cohorte de généraux ne comprennent pas cela, pourquoi Bonnet refuse de voir cela ? C’est pourtant limpide…Dites voir, vous dînez où ce soir ? Je connais une table remarquable pas très loin de l’ambassade…

Chez les Lagarde, la tension était palpable. Monique avait été chercher les deux cartes de visite déposées par Daniel Renoult dans la boîte et les avaient données à Edmonde, sa mère. Celle-ci la regarda, les yeux encore rouges et lui demanda d’aller les porter à son père.

Monique n’avait pas l’habitude de se rendre à l’usine et surtout pas au premier étage, lieu des locaux administratifs et du bureau paternel. Lorsqu’elle aborda par l’arrière le chantier en cours, elle ne put s’empêcher de penser à Tonton et à ses poupées de chiffon. Des ouvriers, des jaunes, étaient en train de terminer de poser les sablières qui soutiendraient les poutrelles d’acier et la toiture de tôle ondulée. Plus aucune trace de l’accident. Elle longea la carcasse du futur bâtiment et arriva à la hauteur d’une petite porte à l’arrière de l’atelier. Elle entra, les machines tournaient. Un des hommes la regarda et émis un petit sifflement admiratif qui attira le regard de tous. Elle rougit et se pressa vers la volée de marches de fer qui grimpaient vers l’étage dont une partie surplombait les machines-outils.

À l’étage, le bureau de la comptable était vide, elle se dirigea vers celui de son père, frappa et attendit la réponse. Un oui sonore lui parvint. Jules Lagarde fut surpris de voir sa fille.

— Qu’est-ce qui t’amène ici Monique ?

— Le maire et un autre monsieur de la mairie ont déposé leurs cartes et maman m’a demandé de te les apporter. Elle tendit les bristols. Jules les prit et lut rapidement.

— Le maire, qu’est-ce qu’il veut celui-là ?

— Ils ont dit qu’ils voulaient parler avec toi.

— Il est exclu que je parle avec des gens qui soutiennent ceux qui ont voulu nous assassiner et détruire mon entreprise ! Ça jamais.

— Papa, ce ne sont pas eux qui ont été violents. C’est les autres.

Jules leva le nez, regarda sa fille. Il était surpris. D’abord Monique semblait décidée à dire des choses, ensuite, elle paraissait avoir quitté sa réserve. Il fut soudainement inquiet.

— Assieds-toi ma chérie. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Monique s’installa timidement sur le fauteuil face à son père. Elle avait prononcé des mots et sentait qu’un point de non-retour était arrivé. Ou elle reculait et elle porterait cette lâcheté longtemps, ou elle poursuivait, vers ce qui lui parut d’un seul coup un gouffre insondable.

— Eh bien parle, c’est quoi les autres ? Jules Lagarde avait haussé le ton, sa figure commençait à se colorer.

— Papa, j’ai vu ce qui s’est passé devant l’usine.

— Oui, et alors ? Son ton s’était subitement radouci.

— Rien. C’est pas les ouvriers qui ont commencé, c’est le type en noir.

— Quel type en noir ?

— Papa, je peux pas imaginer que toi, tu sois pas au courant. Si ces gens sont venus, c’est que quelqu’un leur a demandé de venir. À part toi, je vois personne d’autre.

Le Rubicon était franchi, il n’y avait plus de marche arrière possible. La paume des mains de Monique devint tout humide, elle voulait garder de la mesure, ne pas s’emballer, mais elle avait peur et s’efforçait de parler lentement et posément. Elle était au supplice. Mais elle voulait aller au bout de ce qu’elle avait entamé. La turpitude de son père la révoltait.

Jules avait les yeux arrondis, son teint avait pâli, il devint presque blafard en quelques secondes.

— Mais qu’est-ce que tu as vu, nom de Dieu ?

— Tout ! Le camion, les deux voitures, les ouvriers et les hommes avec des matraques qui les ont tapés et pourchassés. Le pire, c’est celui qui était en noir, il a tiré sur un voisin avec un pistolet. Tu te rends compte ? Papa, c’est toi qui leur as demandé ? Maintenant, comme maman, j’ai peur.

— Là, tu es folle ! Ma fille voit des films américains par la fenêtre, elle est siphonnée !

— Papa, je suis sérieuse, n’ajoute pas des mensonges à mon chagrin. J’ai peur.

— Mais de quoi as-tu peur, Monique ? Tu as mal vu c’est tout.

— J’ai peur, papa, que je ne puisse plus avoir confiance comme avant.

Des larmes sortirent de ses yeux, alors qu’elle ne voulait pas pleurer.

— Monique, calme-toi, c’est une méprise. Une connerie. Nous n’avons rien fait de mal.

— Si, sanglota-t-elle. Tu as fait du mal.

Jules se tassa sur son siège. Il était maintenant livide.

— Monique, je t’interdis de dire de telles horreurs. Ressaisis-toi. Tu as confondu, c’est les ouvriers qui ont tout cassé et qui nous ont menacés, toi, ta mère, ta sœur et moi par-dessus le marché. Ce sont des voyous.

— Papa, arrête s’il te plait, arrête. Ne me mens pas. Tu as fait venir ces types, des fauves. Je le sais maintenant. Tu es mon père, je te dois le respect, mais là, c’est trop grave. Le type en noir a failli assassiner un voisin, tu te rends compte ?

Elle criait presque, les larmes coulaient, elle ne pensait même plus à les essuyer.

— Papa, je veux que tu restes mon père chéri. Alors, dis la vérité, je souffre trop. J’en ai marre.

Jules Lagarde s’était levé, il avait fait le tour de sa table de travail et était maintenant à côté de Monique. Il percevait sa détresse, un chagrin terrible lui serra le cœur. Lui-même sentit quelque chose se briser en lui, avait-il été trop loin ? Il aimait ses enfants par-dessus tout. Ses mains étaient affectées d’un léger tremblement. Il devait arrêter une décision rapidement car il sentait que la vie qu’il s’était construite vacillait.

— C’est rien, mon tout petit, ma chérie, calme-toi. Je vais essayer de tout arranger. Tu es mon bébé, je t’aime ma fille chérie, je t’aime.

— Alors, fais quelque chose ! Papa, s’il te plaît.

Monique avait levé vers lui un regard larmoyant, implorant. Ce regard bouleversa le vieux Lagarde. Il déposa un baiser sur les cheveux de Monique.

— Rentre à la maison mon petit, tout va rentrer dans l’ordre, je te le promets.

La suite au prochain chapitre, le 9 novembre.

Notes :

[1Robert Coulondre 1885-1959, premier ambassadeur français en URSS et devient ambassadeur à Berlin en octobre 1938, remplacé en février 1939 par Paul-Émile Naggiar.

[2Paul-Émile Naggiar 1883-1961

[3Jean Payart 1892-1969

[4Augustin-Antoine Palasse 1881-1971

[5Maxime Litvinov, (1876-1951) ministre soviétique des Affaires étrangères soviétiques, est démis de ses fonctions le 3 mai 1939 et remplacé par Viatcheslav Molotov

Message d'abonnement

Ces articles peuvent vous intéresser :

Chapitre XVIII Les nerfs à rude épreuve

Daniel était perturbé. Durant la semaine, les évènements s’étaient succédé rue des Groseilliers. L’entreprise tournait, la porte avait été réajustée et la police avait disparu. D’abord, Jules Lagarde était venu les rencontrer, le maire Fernand Soupé et lui-même en Mairie. Qu’elle n’avait pas été leur surprise quand Lagarde avait annoncé que tout était un malentendu. D’ailleurs, il avait retiré sa plainte contre les salariés qu’il avait réembauchés.

Chapitre XVI Ça barde !

L’enterrement eut lieu le matin à 10 heures. Gaston Mesnard était un libre penseur, socialiste. Le Parti communiste mit un point d’honneur à être massivement présent pour ses obsèques.

Chapitre XV Les crapules

C’est cet après-midi-là qu’un ouvrier, Gaston Mesnard, qui montait une poutrelle à l’aide d’une corde passée dans une poulie sur les toits du futur atelier de chez les Lagarde, la lâcha pour une cause inconnue.