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Chapitre XX

Tensions extrêmes

La fête est finie !

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Mise à jour le 6 décembre 2024
Temps de lecture : 22 minutes

Résumé des chapitres précédents : Dans la rue des Groseilliers, un drame a eu lieu : la mère Mesnard a mis fin à ses jours et c’est Jeanne Dieu qui la découvre. La Saute-aux-prunes de passage en profite pour prendre l’argent de la trépassée. Après l’enterrement, les Taillefer emménagent.

Au quai d’Orsay, le conte von Welczeck, ambassadeur du Reich, est reçu par Bonnet. Celui-ci fait assaut de confidences et déballe ce que l’auteur de ce roman estime être un complot. Mais l’ambassadeur n’a que faire de ces amabilités, nazi jusqu’au bout, il veut, comme Hitler, l’asservissement et l’avilissement de la France.

Enfin, en Extrême-Orient, les Japonais passèrent à l’attaque. À minuit, ils franchirent la rivière Khalkhin-Gol et surprirent un régiment de cavaliers mongols en plein sommeil. Ce n’est que le lendemain qu’un soviétique donnera l’alerte, mais les japonais ont déjà pénétré profondément vers l’URSS.


Chapitre XX : Tensions extrêmes

3 juillet 1939

L’azur était clair, on aurait pu croire en une journée radieuse comme elles le sont souvent à cette époque de l’année au-dessus de la rivière Khalkhin-Gol. Curieusement, le faible glouglou de l’eau n’était pas audible. Les quelques oiseaux qui d’habitude virevoltaient ou plongeaient comme les cingles semblaient disparus. Les lièvres et les renards des sables restaient tapis dans leur terrier. Quant aux grillons, criquets et autres orthoptères, ils ne sautaient ni ne volaient et surtout ne chantaient pas.

Soudain, dans un vacarme croissant, des appareils surgirent dans le ciel de toutes les directions. Tout ce qui avait pu prendre l’air du côté japonais ou soviétique avait décollé. Les Japonais avaient envoyé leurs bombardiers, leurs chasseurs. De son côté, Joukov avait pris la décision de lancer dans la bataille toutes les forces aériennes à sa disposition pour compenser sa faiblesse sur le terrain. Dans un bruit de moteurs rugissants, de mitraillages permanents, d’explosions, les avions s’affrontaient dans une lutte acharnée. Deux cents avions de part et d’autre !

Au sol, les soldats n’avaient pas le loisir d’admirer les numéros de voltiges aériennes, ils étaient accablés d’obus, de bombes lâchées du ciel et d’assauts rageurs que les troupes japonaises menaient. La tête de pont soviétique donnait des signes d’épuisement, le spectacle des victimes affligeait le moral des survivants.

Dans la bataille aérienne, la fureur semblait s’être emparée des pilotes. À défaut de munitions, épuisées à force de tirs trop nourris, les premiers éperonnages eurent lieu. Un appareil se précipitait sur l’ennemi soit en exécutant une bascule de l’aile sur celle d’un zinc adverse pour le déséquilibrer gravement, soit en fonçant directement sur lui, au péril de la vie du pilote. S’il avait le temps de sauter au dernier moment, il serait peut-être sauf.

Joukov recevait des appels désespérés. Koulik, le komandarm de l’artillerie, son supérieur, l’informa de sa décision de reculer afin de ne pas perdre ses unités avec le point d’ancrage si important menacé par les Japonais. Joukov lui rétorqua que dans ce cas, il fallait faire aussi reculer l’infanterie et abandonner cette position, pourtant déterminante pour l’avenir.

Koulik se sentit mouché par ce petit nouveau, aussi, il hésita. Enfin, un message de Yakovlev, chef de la 11ᵉ brigade blindée, une brigade de deux cents chars, redonna espoir. Joukov l’avait joint à Hamar-Daba, une base avancée flanquée d’un tout nouvel aérodrome. Il lui avait ordonné : « Ta brigade doit passer immédiatement à l’attaque ! » Bien que la piste ne fût pas encore opérationnelle, avalant les ultimes kilomètres, ils arrivaient à fond de train en culbutant tout ce qui entravait le passage sur cette route encore non déblayée. Il leur restait une quarantaine de kilomètres, il fallait tenir encore une heure. Joukov en informa Koulik qui reprit confiance.

Au nord-ouest, l’horizon changea. Un gros nuage de poussière se levait, indiquant un changement de temps. Les observateurs japonais s’interrogèrent. Le service météo auscultait toutes les dix secondes les baromètres, les météorologues tapaient dessus pour vérifier que l’aiguille de l’un ne chutât point, tous s’interrogeaient sur la nature de cette soudaine tempête. Toute la puissance des forces du général Komatsubara était engagée. Or, les tornades de sable sont destructrices pour les avions et autres engins. Mais ce n’était pas la saison…

Les camions citernes de carburant avaient du mal à suivre le train d’enfer des forces de Yakovlev. Les chameaux porteurs de caisses de munitions et de bidons d’essence avaient été semés depuis belle lurette. Les moteurs poussés à fond vrombissaient comme jamais, les chenilles grinçaient, les tôles de blindages vibraient à en meurtrir les tankistes. La chaleur dans l’habitacle était infernale. Les commandants de char, malgré le règlement, étaient postés à chaque tourelle pour guider et surveiller l’approche. La tempête de sable qui inquiétait les Japonais, était en fait le nuage provoqué par les engins chenillés et s’avérait être encore plus redoutable !

Dès que les lignes ennemies furent en vue, les canons des tanks et les automitrailleuses entrèrent en action. La surprise et l’effroi furent un atout majeur. Les troupes japonaises stoppèrent net leur élan. Immédiatement, elles s’enterrèrent avec facilité, le sol sablonneux les y aidait. Des batteries antichars furent mises en place. Le carnage fut épouvantable. D’autant que des nikuhaku kogeki furent jetés dans la bataille. La doctrine de ces équipes était : un char, un homme. Des explosifs accrochés à leur ceinture, ils se jetaient sous les chenilles. D’autres, armés de perches avec à leur bout une charge creuse, se précipitaient sur les chars afin de les faire sauter… et eux avec. L’absence d’infanterie avec la brigade de Yakovlev leur permit de réaliser de gros dégâts. Plus de la moitié des chars furent éliminés dès midi. Heureusement, d’autres renforts arrivèrent. Les 7ᵉ et 36ᵉ brigades mécanisées avaient suivi l’avancée frénétique de Yakovlev et, dès l’après-midi, contre toute attente, Joukov lança une contre-attaque meurtrière.

La bataille dura jusqu’au 4 juillet et dans la nuit du 4 au 5, les Japonais repassèrent la rivière sur les passerelles de bateaux. La tête de pont, heureusement préservée, infligera des pertes énormes à l’ennemi à coups d’un déluge d’obus. Le 5 juillet, le général Komatsubara mit fin à la première manche, mais son prestige et son honneur furent sérieusement atteints. Persuadé de sa victoire, il avait convié la presse internationale afin de faire la démonstration de l’invincibilité des troupes nippones. Les replis tactiques dont il parlait avaient bon dos, une grande partie de la presse s’en fit des gorges chaudes.

8 juillet

Robert Moineau avait récupéré l’arme auprès de son fils, cette arme que les hommes de main avaient abandonnée dans leur fuite. Elle avait été cachée par Patrick sous la lessiveuse qui, maintenant, restait à demeure sous le robinet. Le trou fait par la balle suintait constamment, mais on s’en accommodait. Patrick avait pris la précaution d’envelopper le calibre dans un chiffon graisseux et avait entortillé le tout dans un bout de toile cirée, un reste de celle qui couvrait la table. Le cœur battant la chamade, épiant autour de lui, surveillant la rue, la cour, il avait tiré la lessiveuse et gratté dans la boue terreuse, jusqu’à ce que la cache soit assez grande pour contenir l’automatique. Il avait déposé le tout en espérant que rien ne rouille et avait rebouché vite fait le trou en replaçant le récipient au même endroit. Il était persuadé qu’en cas de descente, les agents ne fouilleraient jamais là. Mais la police n’avait fait ni enquête ni perquisition au sujet de ce coup de feu. Depuis des semaines, le revolver était donc là, dehors.

Patrick avait dit tout cela à son père, mais ce dernier était déjà informé par Hubert Dieu, Bébert. Il était temps de savoir ce que l’on ferait de cette arme. Daniel Renoult, mis au courant, proposa que l’arme soit mise en sécurité dans les locaux du parti, ce qui fut fait rapidement. Daniel estimait que cela pourrait être utile en cas d’attaque des Croix-de-feu ou de la Cagoule. Ceux-là faisaient la une de la presse, on découvrait des tracts, des caches d’armes, des fusils, des explosifs. Les cagoulards, plus excités que jamais, s’en prenaient un peu partout aux locaux du parti qui subissaient des tentatives d’incendie. Des militants se faisaient casser la figure, certains sévèrement, les consignes devinrent strictes. Il ne fallait plus coller seul la nuit, ni déposer de la propagande dans les boîtes aux lettres sans être accompagné. Aussi, bien que Daniel répugnât à cela, une arme pouvait s’avérer toujours utile en cas de coup dur, et depuis la discussion avec Fried, Daniel prenait quelques précautions.

— On ne sait jamais, avait-il laissé tomber.

9 juillet

La rencontre inopinée avait eu lieu ce dimanche à la terrasse d’un café où Edmonde et sa fille s’étaient installées pour boire un thé. Monique fut surprise de cette lubie maternelle, d’autant que le breuvage était épouvantable. Les feuilles de thé de mauvaise qualité étaient en poudre et passaient au travers de la grille de la boule en s’éparpillant dans l’eau. Dans la tasse, cette poussière suspecte s’accrochait à la paroi et était désagréable en bouche. Edmonde avait insisté pour aller chercher une nouvelle robe d’été à sa fille et, après les achats, au lieu de rentrer directement, elle avait prétexté des chaussures douloureuses pour s’installer à cette terrasse.

Colette Giraud, avec son fils Antoine, passèrent devant et Edmonde en profita pour les héler. Quelques instants après, tout le monde était installé autour de la table ronde dont le marbre était terni.

Antoine était un garçon élancé, une moustache encore claire soulignait de petites lèvres colorées, il avait un regard marron vert et un sourire subjuguant avec des fossettes sur les côtés et une au menton ce qui renforçait son allure volontaire. Il serra d’une poignée ferme la main fragile de Monique et lui accorda son plus beau sourire.

Colette avait un beau visage et des cheveux châtain clair bien ondulés qui dépassaient d’un chapeau en paille façon canotier posé penché sur le côté. Malheureusement, son joli visage était affecté d’une dentition proéminente où parfois un peu de rouge à lèvres maculait les incisives.

Tandis que les deux femmes parlaient chiffon, Antoine s’adressa à Monique et s’enquit de ses intérêts, de ses loisirs, de ses goûts et préférences sans rien livrer de lui-même.

Edmonde, soudainement, au mépris des convenances, prit le carton du modiste, l’ouvrit et sortit la robe.

— Mais, que fais-tu maman ? demanda Monique, choquée.

— Ma chérie, je montre ta nouvelle robe à Colette. Tu vois le mal partout ! Regardez Colette comme cette cotonnade est fraîche. Elle va à ravir à Monique.

— Ah oui, elle est charmante, elle doit très bien vous convenir, osa le jeune Antoine.

Monique était rouge de confusion. La gêne l’envahit et elle ne savait plus quelle contenance prendre. D’autant que des gens qui passaient sur le trottoir, regardaient l’étalage des papiers de soie entourant la robe d’un Vichy bleu très frais. Edmonde s’extasiait du léger décolleté ourlé d’un beau ruban en dentelle du Puy qui devait laisser entrapercevoir les épaules et la naissance de la poitrine. La même dentelle terminait les manches qui s’arrêtaient au début du bras.

— Maman, range cela s’il te plait.

— Bon, puisque tu insistes, je range. Ne trouvez-vous pas Colette que cette robe la met en valeur, une vraie jeune fille ?

Pour calmer un peu l’embarras de Monique, Antoine parla de lui.

— Vous connaissez l’entreprise de mon père ? GEF, une belle société pour amuser les grands et les petits, commença-t-il en riant de son maigre mot. Eh bien, figurez-vous que mon père a décidé de m’en confier une partie de la responsabilité.

Monique le regarda avec étonnement.

— Oui, je viens de réussir mon diplôme de gestion comptable et je vais collaborer avec papa. Pensez si je suis heureux ! J’ai des tas de projets !

Monique ne dit rien, elle repensa à ce dîner où le père Giraud avait parlé des forçats de son entreprise. Elle avait encore de l’astringence du thé de mauvaise qualité en bouche et trouva soudainement Antoine trop fat. Il poursuivait sa logorrhée sur les vertus de la ferblanterie, il avait des idées, selon lui, pour bouleverser la production avec des matériaux nouveaux qui avaient été mis au point en Amérique, mais elle ne l’écoutait qu’à peine, partant dans une rêverie de jeune fille.

Colette et Edmonde discutaient de tout et de rien, jetant du coin de l’œil des regards interrogatifs sur la rencontre de leurs deux enfants.

Enfin, il leur parut convenable de rompre cette coïncidence et de se quitter.

— Mon Dieu, c’est bientôt l’heure de la messe, annonça fort à propos Edmonde. Antoine en profita alors pour dire à Monique qu’il serait très heureux de la revoir.

— Hélas, vous savez, je ne peux guère sortir. Je suis désolée.

— Mais si, mais si, lança Edmonde, si Antoine vient te chercher à la maison, il peut te conduire à une promenade, enfin… Vous savez Antoine, nous habitons une rue où vivent des gens peu fréquentables et qui guettent la moindre opportunité.

— Je vous remercie de votre confiance madame. Pourrais-je proposer de venir… disons le 13, j’emmènerai Monique au bal qui aura lieu à la place de la Nation. Qu’en dites-vous Monique ?

— Mais, c’est que je ne sais pas danser…

— Je vous apprendrai, c’est si simple et si plaisant.

— Oh, mais c’est une excellente idée, Antoine. Elle qui s’ennuie tellement, cela lui fera une belle sortie. Il faut bien que jeunesse se passe ! Mais vous ne rentrerez pas tard, je vous prie.

— Bien sûr, madame Lagarde !

— Oh, vous savez Monique, mon fils est la rectitude même, vous ne risquerez rien, crut devoir ajouter Colette.

10 juillet 1939.

Patrick venait de recevoir une lettre de Monique. Il avait décacheté l’enveloppe et trouvé des mots jamais lus dans la prose de Monique. Il y pensa toute la nuit et ne trouva pas le sommeil.

Il passait ses examens et veillait tard pour réviser ses cours et ses notes. Le matin, il se levait sans bruit pour poursuivre ses relectures, ses exercices dans la grande pièce sur la table tandis que du côté du rideau qui le séparait du lit de ses parents, des ronflements enflaient et se terminaient parfois comme une détresse. Il prenait soin de couvrir l’abat-jour de la lampe avec une serviette afin de ne pas éveiller les dormeurs. À six heures du matin, il éteignait, le jour suffisait. D’ailleurs, c’était l’heure à laquelle tout le monde s’ébrouait, que sa mère, la première, se levait, passait derrière lui pour déposer un baiser dans ses cheveux avant d’allumer le réchaud pour faire bouillir l’eau du café. Patrick écoutait alors le « vlouff » que faisait le gaz après avoir sifflé un peu lorsque l’allumette s’approchait.

« J’ai envie de vous retrouver. Je suis contrainte d’aller au bal place de la Nation le 13 au soir avec un garçon que je n’aime pas. Voulez-vous que nous nous retrouvions là-bas ? Je m’échapperai de cette surveillance et vous attendrai au pied de la colonne sud à partir de 9 heures. Je ne pourrai pas rester longtemps, mais l’idée que nous puissions nous voir me ravit. Je porterai une robe à carreaux bleus. Accrochez un petit bout de tissu à la grille de chez moi, sans vous faire voir, si vous éprouvez le sentiment que j’espère. Je comprendrai alors que je vous verrai.  »

Cette lettre, il la portait sur lui. Il l’embrassait. Il était fou de joie. Aussi, dans la nuit, il avait déchiré un petit morceau d’un vieux drap troué et usé jusqu’à la trame, réservé pour faire des torchons et l’avait ficelé au pic de la grille de la porte des Lagarde.

Quand sa mère eut fait passer le café, clair comme tout, qu’elle lui en apporta un bol, il lui dit, comme incidemment :

— Maman, le 13, j’irai au bal…

— Ah bon, c’est nouveau ça ?

— Maman, j’ai 18 ans, je peux aller m’amuser, je serai sérieux, tu sais.

— C’est pour retrouver ta dulcinée, alors… lui dit-elle avec un clin d’œil.

Il rougit et admira sa mère de tout comprendre si vite.

11 juillet 1939

Une cache d’armes venait d’être découverte à Villemomble. L’entrepôt dans lequel elle était dissimulée était le hangar désaffecté que Jules Lagarde avait mis à la disposition de son ami, de la Puisaye. Mais des allées et venues suspectes avaient inquiété les riverains qui en avaient fait part au commissariat.

Lorsque le contenu des caisses, des fusils mitrailleurs de marque italienne, des grenades de l’armée française et des Luger P08 parabellum fabriqués en Allemagne, avec leurs munitions, fut étalé devant la commissaire Lebrun, celui-ci n’en crut pas ses yeux. Il se renseigna rapidement sur le propriétaire des lieux, un certain Lagarde Jules, domicilié rue des Groseilliers à Montreuil. Il appela son collègue Bertrand pour mener une descente conjointe chez l’individu. Ce dernier alerta illico de la Puisaye et déféra au procureur afin de l’informer. Le matin du 11 eut lieu une perquisition au domicile et à l’usine du suspect.

Les ouvriers arrivaient à l’usine Lagarde, les carriers allaient à l’embauche par la rue des Graviers, tout le monde sortait, vêtu légèrement, gapette couvrant la tignasse, havresac sur l’épaule avec litron de rouge et casse-dalle. Deux fourgons de police déboulèrent dans la rue, stoppèrent net devant les bâtiments, une escouade en descendit tandis qu’une voiture se garait un peu plus loin avec les deux commissaires à l’intérieur, celui de Villemomble et celui de Montreuil. Ils sonnèrent à la petite porte. Jeanne Dieu, qui venait d’embaucher, leur ouvrit. Bertrand lui colla sous le nez la commission rogatoire et entra, suivi de tout le monde. Edmonde, qui se coiffait à l’étage dans sa chambre, alertée par le bruit, se pencha à la rampe de l’escalier et demanda de quoi il retournait. Jeanne n’eut pas le temps de répondre, deux agents et Lebrun grimpèrent quatre à quatre les marches.

— Police, restez où vous êtes ! L’ordre était impératif. Elle faillit s’évanouir et se cramponna à la balustrade.

Jules, bretelles battant sur le bas du pantalon, couvert d’un marcel, les cheveux ébouriffés, surgit.

— Jules Lagarde, vous êtes en état d’arrestation ! Nous procédons à une perquisition de votre maison, de vos bureaux et l’usine, lança d’une voix de stentor le commissaire Bertrand qui semblait se délecter. Il enjoignit à deux auxiliaires de rassembler tous les occupants dans le salon. Antoinette et Monique furent donc tirées de leur chambre et conduites au rez-de-chaussée.

Jules avait commencé par protester, par crier, dans l’indifférence complète. Il menaça d’appeler des amis haut placés, rien ne troubla les policiers.

Un homme en uniforme amena du bureau une caissette où il y avait une somme rondelette en billets de banque, ainsi que des revues coquines. Un autre présenta au couple Lagarde une pétoire sans âge, dont tout le monde se demanda d’où elle venait, jusqu’au moment où Jules Lagarde évoqua une action de feu son arrière-grand-père en 1870 contre un hulan. Enfin, un policier, l’air finaud, dégota le bout de tissu accroché à la grille par Patrick.

Pour reprendre un peu les choses en main sur son collègue, Lebrun évoqua un message codé, un signal devant les yeux exorbités de Jules qui n’y comprenait rien. Monique, alarmée de tout ce qui se passait, eut le cœur qui se pinça. Patrick était d’accord ! Mais pouvait-elle dire ce dont il retournait ? Elle se tut.

Le 12 juillet eut lieu l’enterrement de la vieille Mesnard. Les fils avaient été prévenus on ne sait comment. Ils avaient bien fait les choses, le cercueil était de meilleure facture que pour le père, le corbillard également. Il y avait peu de monde. Edmonde Lagarde avait demandé à Jeanne Dieu d’y aller et de vérifier la qualité de la couronne mortuaire qu’elle avait commandée au fleuriste. La Saute-aux-prunes était là, ainsi que quelques voisines.

Les petits-enfants des Mesnard semblaient découvrir la rue, c’est vrai qu’ils ne venaient jamais. Ils restaient fichés devant la masure, comme deux piquets, accoutrés dans des vêtements presque neufs, trop grands, tandis qu’une casquette trop juste couvrait leurs cheveux rebelles. Les deux fils, avec leurs épouses, avaient fait l’inventaire des biens tandis que des cierges éclairaient d’une lumière vacillante la bière qui était fermée, le corps n’étant pas présentable. Personne ne s’interrogea sur l’absence d’argent dans la maison, il est vrai que les bougres ne roulaient pas sur l’or. Jeanne Dieu remarqua que le costume d’un des fils et la robe d’une belle-fille avaient été teints en noir. Enfin, lorsque les préposés entrèrent pour prendre le cercueil, tout le monde ajusta les costumes, les chapeaux, les voiles et sortit s’aligner pour laisser passer la défunte. Les quelques hommes présents tenaient à deux mains leur couvre-chef sur le devant du pantalon. Les brus reniflèrent quelque peu. Derrière le corbillard, on attendit que les chevaux, oui, il y en avait deux, s’ébrouent. La couronne des Lagarde, identique à la précédente, avait cette fois-ci un ruban sur lequel on lisait : « À l’épouse de notre regretté collègue ».

Pour respecter certainement les croyances de la pauvre vieille, une bénédiction eut lieu à l’église où quelques bigotes en profitèrent pour se joindre au cortège. Puis, ce fut le cimetière où une dernière aspersion d’eau bénite eut lieu. La famille s’aligna en rang d’oignons pour recueillir les condoléances et ce fut tout.

Le lendemain matin, un camion de déménagement emportait les quelques meubles et les hardes, le reste fut partagé avec le voisinage. Le propriétaire de la bicoque ne tarda pas à trouver preneur, une nouvelle famille entra dans les lieux le soir même, les Taillefer, que personne ne connaissait. Robert Moinot décida d’aller sonder les nouveaux venus avec Lucien Clément. Ce dernier lui annonça l’approche d’un heureux évènement. Tout le monde le savait, mais par timidité ou par superstition, il n’en parlait pas, pourtant le ventre de sa femme s’était déjà bien arrondi.

Daniel Renoult se sentait fatigué. Les allers-retours chez Mado lui prenaient du temps et lui retiraient des heures de sommeil dont il éprouvait cruellement le besoin. Mais pour rien au monde il n’aurait arrêté. Encore qu’il sentit naître en Mado un sentiment nouveau qui le contrariait beaucoup. Elle lui faisait des reproches, il n’était pas assez disponible, ils ne passaient jamais une nuit complète ensemble et quand il lui annonça qu’il partirait les quinze jours de vacances en Corse, elle explosa ! Après cette crise qu’il avait tenté de calmer du mieux qu’il put, elle changea et devint boudeuse.

Mado en voulait à Daniel. Elle estimait qu’il ne voulait pas voir la situation. Les cadences devenaient infernales chez de Villebois, elle se sentait usée par le travail. Elle vieillissait, ressentait que maintenant, elle n’aurait pas d’enfant, que sa vie allait dans une impasse. Mais en même temps, elle ne voulait surtout pas que Daniel la quittât. Elle y tenait trop. Le vide de vingt ans dans leur histoire lui demeurait insupportable. Elle se cramponnait, mais là, les vacances en Corse avec Alice, cela lui restait en travers de la gorge. D’ailleurs, sa colère rejoignait toutes les colères qui s’accumulaient et qu’elle constatait chez ses collègues de travail. Les camarades aussi s’aigrissaient. Comment, avec tous ces risques de guerre, le gouvernement faisait la sourde oreille aux nécessaires négociations avec les soviétiques ? Ils avaient envie de hurler, de crier leur indignation. Du coup, dans leur masse, ils participaient aux meetings qui fleurissaient partout en France et en région parisienne. Tous les jours il y en avait. D’ailleurs, encore hier, elle avait dû repousser la rencontre prévue avec Daniel pour se rendre à celui de Paris.

Dans tout cet enchevêtrement, elle avait peur. Peur que Daniel, pendant ces quinze jours d’absence, ne redécouvrît des vertus à Alice. Que celle-ci fasse tout pour se faire cajoler, car, jalouse jusqu’au bout des ongles, elle sentait tous les risques de cette absence. Dans son esprit, une grande confusion s’installait entre sa passion amoureuse et la situation politique dont on commençait à craindre les conséquences.

La suite au prochain chapitre, le 30 novembre.
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