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Chapitre XIV

Première défaite

La fête est finie !

Accès libre
Temps de lecture : 21 minutes

Résumé des chapitres précédents : Daniel Renoult s’alarmait des tensions politiques. Les gens avec lesquels il parlait étaient assaillis de problèmes. Une conversation avec Soupé, Duclos et Marty l’avait mis encore plus en alerte. Ses craintes, il les oubliait à présent dans les bras de Mado. Sa femme, Alice, sentant qu’il s’éloignait en vint à reconsidérer un départ en vacances.

Au ministère des Affaires étrangères, le secrétaire général, Alexis Leger, agacé que Beaudouin s’immisçât dans les négociations diplomatiques, s’en ouvrit au ministre Bonnet. La discussion fut tendue, et le soir celui-ci partit à Genève à une session de la SDN. Sur place, lors d’un banquet, Bonnet vit Maïski en discussion avec Lord Halifax. Il se faufila entre eux pour une photographie.

En Biélorussie, un général a été convoqué pour un entretien à Moscou. Il en était très inquiet. Le ministre Vorochilov le reçut aimablement pour lui annoncer qu’il partait immédiatement au fin fond de l’Extrême-Orient soviétique vers la Mongolie. Le général Joukov, soulagé, se rendit sur place et constata l’impréparation militaire face aux agressions japonaises.


Chapitre XIV : Première défaite

Mai 1939

Monique avait repris la plume. Elle s’épanchait, confiait à Patrick qu’elle se morfondait, n’ayant pas la possibilité de sortir, sauf avec ses parents. Des travaux d’agrandissement avaient lieu à l’arrière de l’usine et du pavillon pour construire un nouveau lieu de production pour des gâchettes et des percuteurs. Un chantier infernal ! Le boucan, produit par les terrassiers, les installations de poutres d’acier et autres tôles, l’empêchait de faire ses exercices au piano, de suivre correctement les cours de solfèges qu’une petite dame lui donnait. Un chahut indescriptible envahissait la rue dont l’étroitesse n’autorisait que le passage d’un seul camion. Si une voiture s’aventurait, elle devait entrer dans une courette ou un coude de la voie afin de laisser passer l’engin. Les gros bahuts chargés d’acier, de tubulures, de briques, de ciment, peinaient à se frayer un chemin au grand dam des passants. Ce nouvel atelier avait d’ailleurs tourné au drame familial car Jules Lagarde avait osé ratiboiser le cerisier anglais, symbole de la naissance d’Antoinette. Celle-ci fut inconsolable durant une semaine et sa mère incendia Jules qui levait les yeux et les bras au ciel. Il se contrefoutait de cet arbre chétif qui ne faisait rien d’autre qu’occuper une parcelle indispensable à ses projets.

Monique se plaignait donc. Mais elle taisait qu’Antoinette, sa sœur, s’était moquée d’elle et de Patrick qu’elle appelait Raminagrobis, comme le personnage de Rabelais et de la Fontaine, une espèce de vieux chat. Lorsque Monique lui avait demandé pourquoi un tel surnom, elle lui avait répondu que Patrick et les communistes du quartier étaient des justiciers à la manque.

Mais ce qui faisait l’objet de la lettre était ailleurs. Elle narrait succinctement avoir assisté à un repas que son père avait organisé avec le patron de GEF, monsieur Giraud et que les propos de celui-ci l’avaient profondément saisie. Entre une pièce rôtie et des pommes au four, les deux compères, son père et Giraud, s’étaient moqués à en pleurer de rire du syndicaliste licencié, emprisonné, puis réintégré.

— Je l’ai foutu au bagne ! Cette crapule, je l’ai collé aux fers, comme dans une galère, histoire de lui faire comprendre qu’il ne fallait pas trop m’insupporter ! Vous auriez vu sa tête…

— Expliquez-moi, mon cher, c’est quoi cette histoire de fers ?

— Eh bien, ce sont des menottes d’acier qui entourent les poignets des emboutisseuses. Lorsque la presse descend, des chaînes tirent en arrière les bras afin qu’ils ne soient pas écrabouillés par l’engin. Giraud, à ce moment de la narration, avait mimé le salarié au poste de travail, arrondissant les yeux, et, le couteau d’une main, la fourchette de l’autre, il repliait avec violence les coudes. Cela le fit éclater de rire, tout comme Jules Lagarde. Ils se tapèrent les cuisses tous les deux pendant plusieurs minutes.

— C’est une juste punition après ce qu’il vous a fait endurer, émit dans un gloussement Edmonde.

— Ces crapules de Rouges nous en font tant voir ! répondit Giraud en tamponnant ses lèvres avec une serviette, avant de boire une rasade d’un bordeaux sortant de la cave du pavillon. Jules Lagarde n’y connaissait rien en vin, il achetait ce qui était le plus cher, et il s’en vantait, le bougre !

Monique qui, comme Antoinette, n’avait pas le droit de parler à table sauf si on leur donnait l’autorisation d’émettre un son, fut scandalisée. Pétrie de cette charité chrétienne serinée si généreusement aux cours de catéchèse, elle ne comprenait pas ce genre de haine si contraire à sa foi et, a priori, à celle de ses parents. Elle n’admettait pas que l’on fut cruel avec des gens, même si ceux-ci organisaient une grève qui, somme toute, d’après les expériences qu’elle avait vécues, n’effondrait ni la rentabilité, ni la production. Elle se promit à l’instant d’en parler avec la dame patronnesse. Mais lorsque dans sa chambre, elle fut assise devant son secrétaire en bois d’acajou, elle ne put s’abstenir d’en parler à Patrick, en protégeant néanmoins l’image de son père, mais pas celle de Giraud. Elle se souvenait parfaitement qu’une grosse partie de la rue avait participé à la petite fête pour accueillir l’ouvrier à l’issue de son emprisonnement.

Elle avait donc, au milieu de ses plaintes, de sa tristesse, fait part de sa révolte intérieure concernant les propos si peu charitables tenus à l’égard d’un homme qui s’était dressé contre son employeur. Elle terminait son courrier en soulignant la solidarité de la bonne et de la boulangère et, bien sûr, avec des salutations emberlificotées pour éviter de dévoiler ses sentiments, car elle en avait de plus en plus pour Patrick. Elle prenait toutefois garde de ne pas paraître trop froide pour maintenir ce lien tenu.

Patrick, de son côté, avait le cœur qui battait plus fort à chaque nouvelle missive. Aussi, il ne tardait jamais à y répondre.

Lorsque Patrick alla déposer sa lettre chez la boulangère Fongaro, celle-ci l’examina de près. Oui, il était charmant, belle gueule, mais si jeune, à peine 18 ans… Comment Jeanne Dieu avait pu s’enticher d’un tel gamin ? Cela la taraudait tellement qu’elle en vint à échafauder des hypothèses, des rencontres secrètes, des ébats dans de mystérieuses alcôves, elle y pensait le soir et la nuit tandis que son mari dormait à ses côtés dans le lit blanc comme la farine qu’il manipulait avec entrain tous les matins, très tôt. D’ailleurs, cette nuit-là, elle pensa aux gosses de Jeanne, ils devaient avoir le même âge que ce gigolo ! Elle tenta de se souvenir du prénom des enfants Dieu, mais elle se rendit compte qu’elle ne les connaissait pas. D’ailleurs combien étaient-ils ?

Le lendemain matin, elle brossait la farine déposée sur les pains pour leur donner le plus bel aspect avec une brosse de chiendent assez souple néanmoins, la porte de la boutique qui faisait l’angle s’ouvrit pour laisser place à Jeanne Dieu, la bonne des Lagarde. Elle se rendait au travail et en profitait pour acheter ce qu’Edmonde Lagarde lui avait soigneusement inscrit sur un bout de papier.

— Ah, bonjour Jeanne, comment allez-vous ? lui demanda avec un sourire la boulangère en posant sa brosse et en s’essuyant rapidement les mains sur la blouse immaculée qu’elle portait.

— Bonjour. Bien et vous-même ? interrogea la servante.

— Oh, vous savez, ici il ne se passe jamais rien. Enfin si ! Figurez-vous que ce matin il a failli avoir un accident avec la livraison de la farine des moulins de Pantin et un camion chargé comme pas possible pour les travaux chez les Lagarde… Ils se croient tout permis avec leur cargaison ! J’en toucherai deux mots à votre patronne, car c’est passé à ça ! dit-elle en accompagnant son dire d’un geste du pouce et de l’index.

— Vous auriez raison mais, ces gens-là, au prétexte qu’ils donnent du boulot aux ouvriers, se permettent tout. À croire que la rue est à eux. Enfin j’en dis pas plus, pa’c’que j’y travaille, mais vous savez, c’est pas des gens bien au fond. Heureusement, leur fille, notamment la cadette, est différente.

— Puisque vous en parlez, pardon d’être indiscrète, mais en parlant de vous avec Bébert, mon mari, il m’a demandé combien vous en aviez des enfants ? J’ai pas su répondre.

— Moi ? Ben, quatre, deux gars et deux filles.

— C’est bien ce qu’il me semblait. Mais dites, Jeanne, ils doivent être grands maintenant ?

— Ça, vous l’avez dit. Mon aîné, Jojo, il a 23 ans, il dépasse son père de presque cinq centimètres. Et puis la dernière, Odette, elle a 16 ans.

— Comme le temps passe…

— Oui, ça file à une vitesse… Tenez, on est presque au mois de juin… la moitié de l’année. C’est comme si il n’y avait rien eu.

— Et, franchement, en plus, on vit une drôle d’époque. Heureusement que ça file, car on n’a pas envie de s’attarder ! lança-elle en éclatant de rire. Oh, j’y pense, reprit-elle en se tapant le front de sa main enfarinée, votre, euh, votre ami, a déposé une lettre ce matin. Comment s’appelle-t-il déjà ? Un beau jeune homme.

— Oui, c’est Patrick Moinot.

— Et tout va bien avec lui ? Parce que, c’est un jeune.

— Ah, ma pauvre madame Fongaro, vous savez ce que c’est que l’amour… Eh bien, il faut que jeunesse passe !

La boulangère était sidérée. Aucune gêne chez la Dieu. Elle assumait. Pas de honte à ce que ses gosses soient plus âgés que son amant. Décidément, quelle époque ! Elle se pencha sous le tiroir-caisse où, sur une tablette, reposaient des papiers et des factures sur lesquelles elle avait remisé la lettre de Patrick. Avec un regret, mélangé cette fois d’une pointe de jalousie, elle lui tendit avec un sourire dédaigneux.

— Que j’vous dise Jeanne, je suis gênée par ce courrier sentimental qui ne me regarde pas.

— Ah bon ?

— Mais, Jeanne, si votre mari venait à savoir ! Qu’est-ce que je lui dirais moi, et au mien de mari, je ne peux pas être complice d’une telle histoire. C’est de l’adultère, vous comprenez ?

La mâchoire pendante, la Jeanne cherchait justement à comprendre.

— De l’adultère ? Vous êtes à cent lieues du vrai. J’suis même pas certaine qu’ils se soient embrassés. Et puis à c’t’âge, c’est normal qu’ils s’aiment…

— Qui ça ? demanda la boulangère, ne comprenant plus rien elle non plus.

— Ben, le jeune Moinot et la Lagarde.

— Attendez, ce jeune homme fréquente la mère Lagarde, cette sorcière ! On aura tout vu.

— Mais non, vous z’y êtes pas du tout, c’est la jeune Monique qui s’est entichée du Moinot. Un brave gars, mais la sorcière, comme vous dites, elle a interdit qu’ils se fréquentent. Alors on a pensé à vous pour qu’il dépose ici ses lettres et moi, celles de Monique, je les dépose à la poste. Comme ça, même si je suis vue, je n’ai rien fait.

— Ah, vous m’en direz tant ! Alors, bien sûr qu’on va les aider les tourtereaux. Et tout à fait entre nous, j’suis contente de lui faire un coup à cette femme. Elle se croit sortie de la cuisse de Jupiter parce qu’ils ont une voiture et un poste de radio. J’t’en foutrais moi, des bagnoles qui bouchent la rue !

— Mais attendez Gilberte - Jeanne Dieu s’enhardissait, elle n’avait jamais osé appeler la boulangère par son prénom - vous pensiez quoi alors avec les lettres déposées par le gosse ?

— Ben, j’sais pas, moi, qu’il avait une aventure…

— Ah oui, mais j’vous assure, y font rien de mal les mômes.

— C’est beau l’amour à c’t’âge.

Eugen Fried, l’homme qui était chargé de la France par la troisième Internationale, les attendait dans le café des Deux Magots à Paris, place saint Germain. Il était assis à l’intérieur sur une banquette rouge vif, son chapeau posé sur le rebord supérieur du siège coincé par deux rangées de barres de cuivre astiquées tous les jours. Vêtu d’un élégant costume prince de Galles où le marron et le bleu s’enchevêtraient dans un magnifique damier, une cravate en soie gris perle, il affichait un large sourire. Avec son menton volontaire, ses yeux à l’aguet, ses cheveux ondulés et noirs, il avait fière allure. Jacques Duclos et Daniel Renoult s’installèrent en face de lui. Renoult examina la statue d’un des deux chinois sculptés, celui avec le turban rouge, et n’arriva plus en s’en décoller. Il était comme fasciné.

Dès que les tasses de café accompagnées de leur verre d’eau et le thé arrivèrent, les trois hommes abordèrent le vif du sujet : l’Internationale a-t-elle un avis sur la situation française et les craintes développées par Duclos et Renoult notamment ?

— Voilà en bref ce que je veux vous dire. La direction estime qu’il ne faut pas s’alarmer inutilement. Rien ne semble aujourd’hui confirmer vos craintes. S’attaquer au Parti dans un pays comme la France ne parait pas à portée de main de la bourgeoisie. Les trois ennemis sont identifiés, ce ne sont pas les organisations clandestines de la Cagoule et des Camelots du roi qui inquiètent. Par contre, oui, la politique de Daladier est très préoccupante.

— Ah, ça, Clément [1], tu peux le dire, lança tout à coup Duclos qui sortait de la Chambre des députés.

— Oui, je sais les efforts que vous faites pour mobiliser les travailleurs, pour les rassembler avec les socialistes. Mais ce n’est pas suffisant.

— Clément, on fait le maximum, Thorez s’engage partout, nous aussi.

— Je sais tout cela. Non, je voulais vous voir pour parler de précautions à prendre.

— Donc, Clément, si tu dis cela, c’est que la situation est sérieuse, remarqua Daniel.

Fried le regarda, posa une main sur la sienne et, comme sur le ton de la confidence, commença.

— J’aimerais que nous n’ayons aucune illusion sur la détermination de la bourgeoisie et du capital à vouloir nous anéantir. La question donc est plutôt de se demander à quel moment et avec quel moyen elle le tentera ? Vous savez, j’ai fait deux fois de la prison. Pourtant, je faisais attention, je me méfiais. Eh bien, pas assez ! La dernière fois, lorsque je tentais d’éloigner de la direction du parti communiste tchèque ses réformistes, j’ai été pris pour un motif secondaire et reconduit en prison. Je me suis juré de ne plus jamais y retourner et donc je suis d’une prudence de chat. Je vous invite à faire de même.

— On prend des mesures de sécurité sur beaucoup d’aspects, tu le sais Clément, lui affirma Duclos.

— Mon expérience me fait dire que tout militant doit s’attendre à subir des épreuves. Les plus dures. Si un jour, tu ne penses pas que tu devras livrer un terrible combat pour toi et le Parti, alors tu es dans l’erreur. Le camp d’en face ne fera aucun cadeau. Et je pense que sa stratégie te conduira à choisir le moment le plus imprévisible pour nous tomber dessus. De ce point de vue, soyez…

— Là, je pense que tu exagères, laissa tomber Duclos. Le tutoiement de Fried, l’avait-il pris pour lui, s’était-il senti vexé ? Il poursuivit :

— Oui, je suis d’accord avec toi, on doit pas être naïf, mais ne cédons pas à la peur, ou pire, à la panique.

— Jacques, je n’avais pas terminé. Je disais qu’il fallait que vous soyez prêts à toutes les éventualités. Un coup d’État, un coup de force, une rafle géante… que sais-je ? Je pense aussi que nous devons préparer des lieux de replis, des caches, des moyens financiers pour tenir le coup, voilà ma conviction profonde. Ne soyons pas naïf, l’histoire récente nous donne des indications, en Allemagne, en Italie, en Espagne, pour nous, c’est au mieux le camp et au pire la mort.

— Je suis d’accord avec Clément. C’est ce que nous devrions envisager rapidement. On pourrait, en petit comité, prendre des mesures sur Montreuil. Là où on est fort me paraît le plus simple, suggéra Daniel en regardant Duclos.

— Attends Daniel, on a déjà du mal à tout tenir, les questions de la paix, celles des salaires, des vieux, des chômeurs, des 40 heures… Alors, si en plus, on prend du temps aux meilleurs camarades, on va plus s’en sortir.

— Écoutez, vous vouliez mon opinion, je vous la livre. Avec mon expérience…

— Je sais, tu prends toutes les précautions, mais ce n’est pas pareil, tu es comme un clandestin, tu as appris, tu fais gaffe. En plus, beaucoup de polices aimeraient te sauter dessus… Mais actuellement, en France, ce n’est pas pareil malgré tous les coups tordus de Daladier et de Bonnet.

— Tu penses que les copains de la CGT n’auraient pas dû penser aux mesures de prudence avant que des centaines de responsables locaux ne soient mis en prison ? interrompit Renoult.

— Bon, je vais en parler avec Thorez. Et on se tient au courant.

— Dis donc Daniel, je suis passé au musée d’Histoire, bravo, c’est une réussite. Ah, j’ai adoré la salle sur la Révolution française et l’évocation de Babeuf. Vous avez eu raison de le mettre en avant, c’est l’homme qui a inventé le communisme ! Votre musée est un bel outil. Félicitations. Et puis la bibliothèque de Jaurès, un vrai régal…

— Merci, tu sais avec Jacques, on a mouillé la chemise pour cette affaire.

— Je sais, je sais. Oh, un jour, il faudra que je vous montre une affiche de 1848, que j’ai dégotée chez un bouquiniste sur les quais. Lorsque je l’ai vue, j’ai été pris d’une telle émotion que les larmes m’en sont venues…

Le thé avait été bu par Fried durant la discussion et les cafés liquidés. Dans la soucoupe, des pièces de monnaie avaient été déposées par chacun. Les trois hommes se levèrent sous le regard narquois du Chinois sculpté. Ils sortirent. Sur la terrasse, Aragon était en discussion avec un autre homme. Duclos lui fit un signe pour le saluer. Fried, le prit alors par la manche et lui dit :

— Tu vois Jacques, c’est le genre de gestes à éviter quand tu ne sais pas si tu es suivi…

Gueorgui Joukov venait d’arriver à Tamtsak-Boulk, une bourgade mongole où l’état-major avancé du 57ème corps spécial s’était installé. Le commandant de division, Nikolai Vladimirovich Feklenko qu’il connaissait de la Biélorussie, l’accueillit avec le commissaire politique Nikichev et le commandant de brigade Kouchtchev. Après les échanges de civilités, après que Joukov eut pris son verre de tchaï [2] brûlant qui sortait d’un samovar déposé sur un guéridon, et après qu’il eut refusé la vodka que Feklenko ne dédaigna pas, ils abordèrent les questions relatives à la situation aux alentours de Khalkin-Gol.

À la grande surprise de Joukov, personne n’avait été sur place pour examiner de près la configuration du terrain, et on semblait ne pas connaître la nature des premiers combats qui s’y étaient déroulés. Notamment, il apprit qu’une formation de bombardiers japonais avait pénétré profondément en territoire mongol pour effectuer un raid réussi.

Feklenko fit une description du manque de moyens :

— La zone où se déroulent les évènements est un peu loin d’ici. Elle n’est pas équipée du point de vue opérationnel, il n’y a pas la moindre ébauche de ligne télégraphique ou téléphonique entre ici et là-bas, pas de poste de commandement, pas de piste d’atterrissage. Voilà la situation camarade général.

— Hum, c’est un véritable problème… avez-vous commencé à remédier à cette situation ?

— Bien sûr, nous attendons du bois pour construire un PC. Mais il faut aller le chercher en Sibérie.

— Les routes carrossables sont loin ?

— Plus de 700 kilomètres, on accède par des pistes qui sont en fait des chemins de caravanes de chameaux. C’est le trou du cul du monde !

— Oui, c’est bien cela qui est préoccupant, et je pense que ce n’est pas un hasard si les Japonais nous attaquent pile à cet endroit !

Le lendemain, le 28 mai 1939, Joukov était sur place pour examiner la situation et envoyer un rapport circonstancié à Vorochilov. Le 29, il assista à un premier combat, dont les troupes soviétiques ressortirent affaiblies et malmenées.

Le soir, sous une tente, assis à une table de campagne branlante, il rédigea un premier rapport :

«  Hier a eu lieu un combat particulièrement désorganisé, dirigé seulement par les chefs de petites unités. Au cours du 29 mai, l’ennemi a occupé des hauteurs 2-3 km à l’est de Khalkhin-Gol. Nos unités ont tenté de les reprendre par des attaques frontales. À l’issue de ce combat extrêmement désorganisé, nos unités ont subi des pertes s’élevant à 71 morts, 80 blessés et 33 disparus. Les raisons de ces pertes et de ces résultats insatisfaisants sont :

1) Une très mauvaise organisation tactique,

2) La délégation de la conduite de la bataille au colonel Ivenkov qui a été envoyé seul et sans liaison,

3) L’ignorance de la situation sur le champ de bataille de la part du commandant de corps. »

Il sortit en écartant les pans du vélum et huma l’air frais. À l’ouest, les nuages comme effilochés en longueur se coloraient de rouge et de violet sur le ciel qui prenait des tons verdâtres. Des insectes émettaient des stridulations, comme une musique des temps anciens lorsque les chamans provoquaient des transes. Il s’approcha d’un feu de camp où des hommes fumaient une dernière cigarette avant d’aller se reposer. Joukov s’assit en tailleur à leur côté. Celui à sa droite, plus hardi que les autres, engagea la conversation.

— Dites, camarade général, on va les avoir les Japonais ?

— Camarade, cela dépend de nous tous et aussi de toi ! Le moral est bon ?

— Non, pas trop camarade général, et vous voyez le ciel, il a les couleurs de la mort. C’est pas bon. Sa main droite glissa dans l’échancrure de la chemise et Joukov fut alors persuadé qu’il touchait une médaille religieuse.

— Si tu crois aux couleurs du ciel, sache que ce sont les couleurs de la défaite de nos ennemis. S’il faut donner son sang, tu vois, je suis avec vous en première ligne, je suis prêt. J’espère que toi aussi. Parce que si ce n’est pas le cas, alors oui, les couleurs de la mort peuvent être celles du régiment… Puis se redressant et regardant tous les hommes qui faisaient semblant de scruter les braises, il ajouta : « Tout va bien, la nourriture, l’intendance, le courrier ? »

— Oui, oui camarade général, répondirent deux trois soldats. Celui de droite pivota et reprit la parole.

— Avec votre respect, camarade général, y a rien qui va. La nourriture est pas bonne, on ne reçoit pas de courrier, on est loin de tout. Ça joue sur le moral.

— Je m’en doutais camarades ! Bonne nuit.

Il retourna sous la toile de tente et rédigea une nouvelle note pour Vorochilov.

Le général Joukov n’était pas homme de demi-mesure, ni de compromis. Il était très préoccupé de la situation dont il estimait qu’elle avait changé de niveau d’engagement. Loin d’escarmouches entre automitrailleuses et cavaliers, il s’agissait maintenant d’affrontement d’armées complètes avec aviation, blindés, artillerie et infanterie. Une vraie guerre…

Il ne fallait donc pas tergiverser et obtenir de Moscou des renforts immédiats et un soutien logistique pour créer toute l’infrastructure nécessaire à une vraie guerre. Il prit conscience que son premier rapport et que le mémoire sur le moral de la troupe devraient être suivis de plusieurs autres s’il voulait que l’on écoutât en haut lieu ses requêtes.

La suite au prochain chapitre, le 19 octobre.

Notes :

[1Eugen Fried avait plusieurs pseudonymes : Clément, Bernard, Emile et Le Grand.

[2Thé

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