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Chapitre XIII

La déclaration de guerre du 22 mai

La fête est finie !

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Mise à jour le 8 novembre 2024
Temps de lecture : 22 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Patrick avait toujours en travers de la gorge l’invitation faite par la mère Lagarde. Celle-ci, protégeant sa fille, l’avait vertement éconduit. Monique, elle aussi victime de cet interdit de liaison, se décida à écrire au jeune homme, une lettre tout en retenue. La boulangère est mise à contribution pour cet échange, un quiproquo nait. À Moscou, Staline, informé de l’incursion japonaise en Mongolie, convoque Vorochilov, le responsable à la défense soviétique, pour soutenir son allié. Pendant ce temps-là, Arsène-Henry, l’ambassadeur de France au Japon, est convoqué par Hachirō Arita qui s’alarme d’une possible entente occidentale avec l’URSS contre le Japon alors que des premiers combats ont eu lieu à la frontière mongole.


Chapitre XIII : La déclaration de guerre du 22 mai

Mai 1939

Daniel Renoult ressassait la question du plan ourdi par Daladier et par ses soutiens. La discussion après le meeting avait renforcé ses inquiétudes. Depuis, il avait revu la mère Didier ; elle devenait un peu son baromètre sur l’état d’esprit des gens du quartier face à la situation politique qui, lui semblait-il, ne devait pas être bien différent de celui du plan national. Quand Daniel évoquait les risques d’un conflit avec l’Allemagne, l’Italie, peut-être même l’Espagne, cela lui passait largement au-dessus du chignon. C’était loin de ses préoccupations, avec un côté irréel, inaccessible. D’ailleurs, depuis les grandes grèves et les conquêtes ouvrières, les coups de matraques sur la tête des travailleurs, notamment des plus démunis, n’arrêtaient pas de tomber. Les luttes ne semblaient déboucher sur rien de palpable, les militants risquaient jusqu’à la prison ! Le patronat était aux anges et les Français faisaient le dos rond.

Avec les décrets-lois, les députés et les sénateurs ne servaient plus à grand-chose. Il n’y avait plus de débat à la Chambre que sur quelques lois, le gros des éléments sensibles passait par la trappe des décrets-lois. Quelques hommes légiféraient sans contrôle de qui que ce soit. Une situation délétère qui conduisait à nier le suffrage universel. Les gens étaient amenés à penser que leur vote ne servait plus à rien, que seul un quarteron de ministres décidait de tout… La possibilité du report des élections législatives en 1942 portait la même logique : voter ? Pourquoi faire puisque les députés sont dépourvus de leurs droits ? Duclos se démenait comme un beau diable à la tribune de la Chambre sur cette question, mais le refus du report porté par les communistes n’avait que peu d’échos. Et comme une ritournelle, les questions qui revenaient dans la bouche de la mère Didier concernaient les moyens d’existence, la retraite des vieux, le montant du loyer, car tout augmentait sauf les salaires et les pensions.

Tout cela, il le sentait comme un pistard flairant la proie. Il en parlait avec Mado lorsqu’il lui rendait visite dans son petit logement de la rue Couchot à Billancourt. Un appartement proche du métro, de l’usine à gaz et pas très loin des gigantesques ateliers De Villebois où elle travaillait et qui occupaient l’île Seguin. Son logis, au second, avait une fenêtre sur la rue qui lui permettait parfois, quand le vent était bien tourné, de sentir l’odeur du fleuve, peu agréable lors des grosses chaleurs. C’était coquet, bien entretenu, et elle était ravie d’y inviter Daniel qui prenait peu à peu ses aises. Il lui avait même offert deux géraniums qui tendaient le cou afin que leur corole de fleurs rouges éclate dans le rayon de soleil du soir.

Entre eux, une espèce de joie d’adolescent les faisait se regarder pendant de longues minutes, puis ils éclataient de rire. Ils se tenaient par la main, par-dessus la table de la cuisine où des cafés refroidissaient. Ils se faisaient des baisers tendres, comme Daniel en avait rêvé mais ce n’était pas le caractère d’Alice comme il le constatait avec une pointe de regret. Avec Mado, il pouvait laisser libre cours à sa sensualité, à ses besoins de tendresse, il redevenait un jeune homme. Il se rasait de plus près car elle n’aimait pas que ses joues piquassent. Ça lui irritait les lèvres. Il veillait à changer de chemise plus souvent, et parfois, au prétexte que le feu du rasoir lui dardait la peau, il se mettait une eau de Cologne qu’il avait retrouvée dans un recoin de la petite armoire de la salle d’eau de Montreuil.

Alice sentait les choses, bouillait en son for intérieur, mais ne trouvait pas la force d’affronter le problème. Au fond, elle avait peur de perdre Daniel, elle espérait que cette histoire soit une passade, rien de plus. Mais elle connaissait son homme, et elle le voyait plus soigneux de sa personne, plus joyeux le matin lorsqu’il avait une réunion le soir… Avec l’âge qu’elle avait, que dire, que faire ? Pourtant, elle n’était pas d’un caractère à subir. Mais là, elle se sentait dépassée par une situation qu’elle n’aurait jamais pu imaginer.

Alors, tout en rongeant son frein, elle tenta de trouver une parade et repensa aux vacances avec les Duclos et les Le Bellec en Corse. Quitte à souffrir, autant que ce soit pour tenter de récupérer Daniel…

Alexis Leger ne décolérait pas. La situation lui échappait et il décida de s’en ouvrir à Georges Bonnet, qui fuyait les discussions comme une anguille. Leger venait d’apprendre que Paul Baudoin, encore lui, ce banquier dont on commençait à murmurer qu’il finançait par des montages alambiqués certaines opérations du gouvernement japonais, bien que la Banque d’Indochine ait publié un communiqué niant quoi que ce soit, Paul Baudouin donc, était en Italie, une nouvelle fois.

Lors de leur entretien du début d’après-midi, Leger aborda l’idée de sonder l’URSS afin de négocier ce que beaucoup demandaient, et que le bon sens imposait : un accord militaire d’assistance mutuelle avec l’Angleterre et la France. « L’Angleterre n’en veut pas, qu’importe, nous pouvons en discuter avec les Russes ! Nous ne sommes pas le vassal de Londres ! » avait lâché le secrétaire général du quai d’Orsay face à son ministre.

Georges Bonnet le regarda un peu surpris, il passa une main dans cette longue mèche de cheveux qui recouvrait son crâne dégarni, toussota, joignit les mains sur son buvard et répondit d’une voix de fausset :

— Mon cher, pourquoi se lier avec le diable ? Nous pouvons discuter avec monsieur Hitler, avec monsieur Mussolini, ce ne sont pas des fous, ils ont du bon sens, tandis que débattre et, de surcroît, d’un accord militaire avec les Russes, c’est mettre les doigts dans un engrenage dont je ne veux absolument pas.

— Monsieur le ministre, les nazis mettent à bas le traité de Versailles, et revenir aux frontières d’avant 1914, mais avec une différence notable, c’est que cette fois-ci les Italiens sont avec eux.

— Je vous arrête, rétorqua soudain le ministre, j’ai signé avec von Ribbentrop un traité d’amitié garantissant nos frontières, que voulez-vous de plus ?

— Monsieur, les traités signés avec l’Allemagne sont des chiffons de papier, Hitler n’en respecte aucun. Je n’ai pas une grande certitude quant à la valeur de l’accord de décembre.

— Vous mettez en cause mon sens de la diplomatie ?

— Je ne me permettrais pas, monsieur le ministre, mais…

— Il vaut mieux !

— Mais, repris Leger, consentez que je puisse attirer respectueusement votre attention sur une situation que nous ne semblons plus maîtriser, sauf à ne plus soutenir la Pologne. Tenez, les services ne savent plus comment faire avec l’Italie. Monsieur Baudoin est encore là-bas. Va-t-il rencontrer votre homologue, le comte Ciano ? Si oui, est-ce encore pour négocier des lignes de chemin de fer, des morceaux de Djibouti, que sais-je encore ? Nous ne savons plus sur quel pied danser avec cet homme qui semble avoir l’oreille de monsieur le président du Conseil et peut-être la vôtre…

Il en était arrivé à l’essentiel, sans commune mesure avec les considérations du début. Il lâcha dans un soupir : « Personne ne peut souhaiter qu’il y ait deux politiques étrangères de la France, une officielle, une officieuse… »

— Monsieur Leger, Paul Baudoin, mon ami, s’est mis au service de la France. Il négocie sans négocier, et dans le maelstrom d’aujourd’hui, mieux vaut avoir des prises de contact plutôt que d’attendre béatement on ne sait quoi…

— Mais, admettons qu’il aille à la pêche aux informations, nos services ne savent comment faire ni comment interpréter.

— Mais la dernière fois, il vous a informé ce me semble…

— C’est exact, je l’ai eu au fil, mais puisque vous évoquez à juste titre une tempête, nous savons que l’Italie va signer demain ce que l’Allemagne nomme déjà le « pacte d’acier ». Pourrions-nous débattre de la riposte que nous envisageons face à un traité qui lie les deux pays dans une guerre ? D’ailleurs, j’ai reçu un télégramme d’Arsène-Henry… Il s’interrompit quelques secondes. Le ministre leva vers lui son regard…

Leger avait failli parler de la crainte japonaise qu’un accord avec l’URSS ne soit aussi ligué contre eux, ce qui n’aurait fait que renforcer la position de Bonnet.

— Oui ? demanda Bonnet, soudain intéressé.

Leger se rattrapa :

— Oui, les Japonais seraient en train d’étudier leur adhésion, peut-être partielle, au pacte anti-Komintern de 36, mais ne s’associent pas pour l’instant à cette démarche trop engageante vers un conflit en Europe, ce qui ne les intéresse pas. C’est dire les risques de guerre que nous encourons, Monsieur le Ministre. Je trouve la situation extrêmement grave. C’est pourquoi, il faudrait prendre langue avec Molotov. On ne peut plus exclure un pacte de protection mutuelle incluant la Pologne et la Roumanie.

— Vous êtes têtu, mon ami ! On ne peut nier que vous ayez de la suite dans les idées. Mais pour l’instant, je suis en contact direct avec Chamberlain et nous articulerons notre politique avec lui.

— Je me permets de rappeler que le 19, le débat aux Communes a tourné court pour Sir Chamberlain. Churchill, Eden, et même Lloyd George, ont critiqué vertement sa politique et dénoncé des manœuvres équivoques contre une collaboration loyale avec les Soviétiques. Convenons que ces hauts dignitaires de l’Empire ne sont pas des bolcheviques.

— Il suffit monsieur Leger, nous en resterons là.

Le soir même, faisant grise mine, Georges Bonnet montait dans le train pour Genève où il avait pris, à la demande de Daladier, rendez-vous avec le représentant de la Suède à la Société des Nations. Celui-ci l’informa qu’Ivan Maïski, ambassadeur de l’URSS en Grande-Bretagne, et Lord Halifax invitaient les représentants de toutes les nations à un déjeuner le lendemain. Bonnet en fut fortement contrarié.

Ivan Maïski remplaçait Molotov comme président de séance à l’ouverture de la nouvelle session de la Société des nations. Les Soviétiques avaient finalement intégré à leur réflexion le côté vénal, selon eux, des Occidentaux. Aussi, Maïski invitait-il tout le monde à un déjeuner à l’Hôtel de Bergues. Prévoyant, il avait pour l’occasion fait transiter caviar et vodka depuis Londres. Tout le conseil et le secrétariat de la SDN se régala de champignons au vinaigre, de koulebiaka et autre mets raffinés. Le protocole voulut que Halifax, le plus âgé, fût assis à la droite de Maïski. La discussion alla bon train, notamment parce qu’Halifax s’enquit de la fin des Romanov… Cet homme religieux avait peut-être le projet de leur construire une chapelle expiatoire en Angleterre. La conversation, intelligemment conduite par Maïski, glissa sur Raspoutine, un sujet moins scabreux dans l’immédiat.

À la fin du déjeuner, après que tout le monde eut pris ses aises, Halifax posa enfin une question d’actualité à Maïski.

— Vous êtes donc tout à fait sûr qu’un pacte tripartite pourrait éviter la menace de la guerre ?

Le diplomate soviétique fut persuadé à l’instant qu’enfin Lord Halifax allait donner un nouveau tour à son discours du lendemain au cabinet.

Bonnet, qui n’intéressait que peu de monde, ondulait parmi les délégués ; il réussit à se glisser auprès des deux hommes afin qu’une photo fut prise. Mais pour lui, il n’était pas question de négocier avec quiconque un accord, surtout militaire.

23 mai 1939

Le Pacte d’acier avait été signé à Berlin. L’Italie se liait à l’Allemagne dans l’éventualité d’un conflit. Le Pacte ressemblait plus à une déclaration de guerre aux puissances occidentales et à l’URSS qu’à un accord normal entre deux pays soucieux de préserver la paix. C’était l’opinion de Leger qui posa une nouvelle fois le regard sur le texte :

« Le peuple italien et le peuple allemand ont résolu d’intervenir aussi à l’avenir côte à côte et avec leurs forces unies pour assurer leur espace vital et maintenir la paix…

Il sauta à l’article trois :

Si à l’encontre des vœux des parties contractantes il devait arriver que l’une d’elles fut entrainée dans des complications guerrières avec une autre puissance ou avec d’autres puissances, l’autre partie contractante interviendra immédiatement comme alliée à ses côtés et la soutiendra avec toutes ses forces militaires, sur terre, sur mer et dans les airs.

Puis, le crayon à la main, il passa à l’article cinq :

Les parties contractantes s’engagent dès maintenant pour le cas d’une guerre à ne conclure d’armistice ou de paix qu’en pleine entente entre elles. »

Il en avait eu connaissance dans les minutes qui suivirent la signature de ce pacte, après que les flashs d’aluminium ont illuminé les visages satisfaits de Ribbentrop et Ciano. Le Japon avait expédié un télégramme :

« Le gouvernement japonais est pénétré de la ferme conviction que la conclusion du pacte d’amitié et d’alliance entre l’Allemagne et l’Italie, deux nations qui entretiennent avec le Japon une amitié très intime, approfondira encore les relations étroites existant entre les deux pays, raffermira la situation européenne particulièrement incertaine. En ce sens, le gouvernement nippon exprime ses félicitations les plus cordiales à l’occasion de cet évènement d’une portée historique. »

Leger posa les feuilles de papier sur son bureau, soupira. Il relut les mots qu’il avait soulignés. Puis, avec lassitude, il rédigea une note à Bonnet et à Daladier. Pour lui, la guerre était déclarée. Seule incertitude, contre qui ? L’Ouest, l’URSS, en tout cas la messe était dite.

À l’Est, beaucoup plus à l’Est, précisément dans les locaux de l’état-major du 3ᵉ corps de cavalerie à Minsk, un général examinait, avec les cadres de ce corps, les résultats de l’exercice militaire effectué la veille sur le terrain. La raspoutitsa était maintenant terminée depuis presque un mois, les routes redevenues praticables, le temps de grandes manœuvres pouvait commencer. Il faisait même chaud, comme souvent en cette fin de mois de mai. Une chaleur digne de l’été. Dans la salle de conférence, on avait ouvert toutes grandes les fenêtres. Cela ne changea pas grand-chose, l’absence de vent achevait de transformer les locaux en étuve. Le général, homme au visage rond, de taille moyenne, avait une fossette au menton, un regard décidé et une allure massive bien qu’il ne soit pas grand. Malgré la touffeur, il gardait le col de sa chemise fermé et la cravate serrée. Sur son autorisation, tout le monde avait tombé la veste militaire, trop épaisse. Il cassait les pieds à tout l’aréopage en exigeant que des détails, même les plus minimes, fussent répertoriés et respectés.

— Un détail peut faire échouer une opération. Tout doit être parfait. Tout doit être prêt à temps, tous les efforts doivent être tendus pour assurer la réussite d’une opération. Alors, reprenons : pourquoi les chars d’assaut des bleus ont-ils débouché à 4 kilomètres de là où on les attendait ?

Laissant le temps au chef de brigade et à ses adjoints de dire leurs mésaventures ou leur erreur, son regard s’échappa par la fenêtre. Sur l’esplanade d’appel, il remarqua Soussaïkov arriver au pas de course. Voyant que le général le regardait, il fit des grands gestes avec ses bras, ressemblant soudainement à un sémaphore. Immédiatement, le général pensa qu’Hitler avait fait des siennes, peut-être en Pologne. Soussaïkov, soulagé d’avoir été vu, entra dans le bâtiment tandis que le général se glissait dans l’encoignure de la porte pour voir ce qu’il avait à lui dire.

— Camarade général, je viens de recevoir un appel de Moscou, vous devez immédiatement partir, et vous présenter demain au commissaire du peuple à la Défense.

La mâchoire du général pendit, la bouche entrouverte, il blêmit.

— Tu… tu sais pourquoi je suis convoqué ? réussit-il à dire, pâle comme un linge.

— Non… Mais demain matin à la première heure, vous devez être dans la salle d’attente de Vorochilov.

Soussaïkov sortit, satisfait de s’être débarrassé de cette tâche lourde, très lourde. Il tourna vite fait les talons et s’enfuit presque.

Nombreux avaient été les généraux et autres gradés à avoir reçu un message similaire et peu avaient refait surface. Pourtant, le général était un communiste solide, pétri dans l’armée depuis 14/18. Mais, allez savoir ce qui se passe dans la tête de ceux de Moscou ?

Le général avait peur. Que lui voulait-on ? Était-ce son tour ? Devrait-il justifier tous ses actes  ? Bien que sa conscience fût en tout point sereine, l’inquiétude se glissait partout dans son corps. À tel point que son petit doigt droit le démangea. C’était un signe. Enfant, sa mère lui avait fait ratisser les foins, il avait eu les mains pleines d’ampoules à tel point qu’il fallut lui entortiller les paumes avec des chiffons, il remisa à contre-cœur le râteau. Ne pouvant le laisser inactif, sa mère lui acheta une faucille neuve. Il s’employa alors à moissonner le seigle, comme les grands. Il avait huit-neuf ans. C’est ainsi qu’il s’entailla le petit doigt gauche avec son outil. Tout le monde eut très peur et la tante Praskovia colla une feuille de plantain sur sa blessure et banda le tout avec un lambeau d’étoffe. Depuis, lors d’une forte angoisse, la cicatrice le titillait.

Le lendemain, à Moscou, après une nuit de train, le général se rendit rue Frounzé au ministère de la Défense. Il était attendu car, immédiatement, il fut introduit dans le bureau de l’adjoint à Vorochilov. Celui-ci le mit au comble de l’angoisse :

— Allez voir le Commissaire, c’est lui qui vous informera. Je donne immédiatement des ordres pour qu’on vous prépare une valise pour un long voyage.

Le général bégaya : « un… lon… Un long voyage ? » Blême, une suée au front, inquiet au possible, il se souvint de sa convocation voici à peine deux ans par le nouveau commissaire politique de Biélorussie à Minsk, où il avait dû justifier ses rapports professionnels et amicaux avec des hauts gradés passés par les armes quelques semaines auparavant. Il s’en était parfaitement sorti, mais cet interrogatoire le hantait encore. Il entra dans le bureau du maréchal en massant discrètement son auriculaire gauche. Vorochilov se leva et fit quelques pas en sa direction, main tendue.

— Bonjour camarade Joukov ! Comment vas-tu ?

— Heu… Très bien, camarade maréchal… Que me vaut l’honneur d’être convoqué dans ton bureau ?

— Tu n’as pas très bonne mine… Tu n’es pas souffrant ? demanda Vorochilov un tantinet soucieux de la mine terreuse du général.

— Non, ce doit être la chaleur et le voyage qui m’ont éprouvé. Je suis en pleine forme, prêt à servir, lança un peu fanfaron Joukov.

— Bien, voilà pourquoi je t’ai demandé de venir. Les troupes japonaises ont subitement pénétré sur le territoire de la Mongolie que notre gouvernement a l’obligation de défendre. Il montra un grand panneau derrière lui : voici la carte des secteurs de pénétration à la date d’hier. Je pense que c’est le début de quelque chose de sérieux. En tout cas, les choses ne peuvent en rester là… J’ai vu Staline à ce sujet, nos affaires ne vont pas très bien, on te demande de prendre l’avion immédiatement, d’inspecter et, s’il le faut, d’assumer le commandement des troupes.

— Je suis prêt à partir, lança fier et soulagé Joukov.

En ce mois de mai 1939, la roue dentée de l’Histoire se mit subitement à tourner très vite.

Daniel Renoult était en réunion avec des camarades de la cellule de la rue des Groseilliers. Pas tous, mais il avait décidé de faire le point avec eux sur l’état d’esprit de la population. Jacques Duclos, très inquiet depuis les informations diffusées sur le Pacte d’acier, lui avait demandé en quelque sorte de faire un sondage. Et incidemment, il avait dit à Daniel :

— Gilberte a eu Alice au téléphone, alors ça y est, elle est décidée à venir en Corse. Nous sommes ravis, j’ai demandé à Gilberte de voir avec nos amis pour votre hébergement et celui des Le Bellec qui en seront aussi. Je suis content Daniel, cela fera du bien à Alice. Bon, alors, tu sondes les camarades ?

— Oui, je m’en occupe auprès des copains. Alice ? J’espère qu’elle n’aura pas de crise durant le voyage.

Daniel avait été surpris lorsqu’Alice, un matin de cette semaine, lui avait fait part de sa décision, prétendant que tous avaient besoin de repos, et que, mon Dieu, elle aussi. Elle ne devait pas être un obstacle à ce dont chacun se faisait une joie. Elle se sentait finalement capable d’affronter le train, le bateau et les valises…

Donc, autour de la petite table des Moinot, il y avait Lucien Clément, Émile Lecerf, Gilbert Sotemaille et, bien sûr, Robert Moinot. Une bouteille de rouge était posée sur la table ainsi que cinq verres. Les gosses avaient été priés de jouer dehors.

Robert, le secrétaire de cellule, se sentit obligé de prendre la parole en premier après l’invitation de Daniel Renoult.

— Ben tu sais, ça râle beaucoup. Les salaires surtout. Faut dire que les gens n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Pour la Pologne, on avait sorti un tract racontant que le 1er mai, l’Internationale communiste avait écrit à celle des socialistes, histoire d’avoir des démarches communes et unifiées. Comme y a pas eu de réponse, on continue à marteler. Sinon, par instinct, les gens aiment pas les Boches, alors ils ont forcément tort, c’est plus un réflexe qu’une analyse.

— Moi, commença Titi, j’ai pas fini de lire le rapport et le compte rendu du comité central [1] de la semaine dernière. Il est long et faut tout piger. Après j’ferai ce qu’a été décidé.

Un silence s’empara des militants. On but une gorgée.

— Et vous deux ? demanda Daniel à Lucien et à Gilbert. Ce dernier, après avoir liquidé son verre de vin, prit la parole.

— Vous savez, moi, dans ma cabine, j’vois pas grand monde. Alors dimanche, en jouant aux boules avec les voisins, j’ai tenté de parler de ça. Tout le monde veut qu’on se mette d’accord avec les camarades soviétiques contre les Boches ! Voilà.

Lucien confirma le dire des camarades, mais il alla plus avant en soulignant qu’il fallait discuter beaucoup plus car les choses étaient très compliquées. Il ajouta :

— J’comprends qu’il faille tendre la main aux socialistes, comme le demande Thorez. C’est pas facile de s’adresser aux traîtres de la non-intervention. C’est pas parce que Blum a fait un mea-culpa devant les copains au Vel d’Hiv qu’on a oublié ! Et maintenant, ils se battent pas contre le Daladier et le Bonnet qui sont des agents des Boches.

Daniel comprenait les interrogations de ces militants qu’il connaissait si bien. Il argumenta, mais sentit que plus il tentait d’élever le débat, moins le petit auditoire suivait.

Comme à son habitude, Titi interrompit Daniel alors qu’il concluait et dit en regardant Robert.

— Ah, dis donc, on a fait une adhèze avec ton fils, Patrick. On s’renforce malgré tout ça !

Notes :

[1Réunion de la direction du PCF des 19 et 20 mai à Vitry, elle se conclut par une adresse au Peuple de France

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Daniel était perturbé. Durant la semaine, les évènements s’étaient succédé rue des Groseilliers. L’entreprise tournait, la porte avait été réajustée et la police avait disparu. D’abord, Jules Lagarde était venu les rencontrer, le maire Fernand Soupé et lui-même en Mairie. Qu’elle n’avait pas été leur surprise quand Lagarde avait annoncé que tout était un malentendu. D’ailleurs, il avait retiré sa plainte contre les salariés qu’il avait réembauchés.

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