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Chapitre II

Le Mandchoukouo

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 27 juillet 2024
Temps de lecture : 24 minutes

Résumé du Chapitre I : En décembre 1938, lors d’un dîner chez Daniel Renoult avec son ami le docteur Le Bellec, la conversation prend un drôle de tour. Le Bellec semble critiquer le Parti communiste sur le réarmement et sur la situation en Tchécoslovaquie. La soirée parait compromise, à tel point qu’Alice Renoult brise par maladresse un ramequin de sa mère. Soudain, Renoult reçoit un appel téléphonique. Une catastrophe lui est annoncée.


Chapitre II : Le Mandchoukouo

Décembre 1938-janvier 1939

Tout le monde s’était tu dans la salle à manger des Renoult. Personne ne touchait à son verre, encore moins à son assiette. Le Bellec et sa femme s’étaient figés, moins pour écouter que pour laisser Daniel parler au téléphone avec son interlocuteur. Aux intonations de la voix de Daniel, on sentait qu’un problème sérieux avait surgi. Enfin l’écouteur fut raccroché et Daniel, le front soucieux, se dirigea vers le siège vacant près de la fenêtre, celui dont le velours était un peu râpé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Alice, tandis qu’Éric rejoignait son ami en vis-à-vis.

— Tu connais Titi, Titi Lecerf… Eh bien il vient d’être condamné à de la prison ferme pour avoir organisé la grève du 30 novembre ! Et il est licencié. Au matin, j’irai à GEF, l’usine où il travaille… enfin travaillait. Les camarades s’occupent de sa femme et de ses gosses. On fera le point demain dans mon bureau avec le parti.

— C’est terrible ! Ce sont des gens bien, pas des voyous, s’alarma Alice. Comment vont-ils faire pour vivre ? La Claudine, elle tire déjà le diable par la queue avec ses gosses.

— Ça, on verra, t’inquiète pas. Ce qui est grave, c’est cette multiplication de camarades emprisonnés. Plus d’un millier ! Et ça continue. Daladier a déclaré la guerre aux travailleurs…

— Oh, j’en entends à mon cabinet qui râlent contre les grèves et qui font porter le chapeau au Parti ! Daladier joue sur du velours avec cette histoire, ajouta Le Bellec.

— Tu sais, il y a comme une lassitude populaire. Quand tu dis que tu as peur, je le comprends d’autant mieux que beaucoup ressentent la même chose. Moi, je suis plus dans l’inquiétude. Trop de trucs nous tombent dessus, on doit faire face, expliquer, mais ce n’est pas simple. Les Sudètes et la Tchécoslovaquie, l’Espagne, la guerre à nos portes, une politique de liquidation des conquêtes de 36. Au lieu de s’appuyer sur la classe ouvrière, le gouvernement la corsète, il la bâillonne, et maintenant il l’emprisonne ! Mais tu vois, le rôle des communistes, c’est de ne pas laisser raconter n’importe quelle foutaise. Même dans ton cabinet.

Le Bellec, s’enfonça dans le fauteuil, il baissa les yeux. Les deux femmes venaient de partir dans la cuisine, on entendait les assiettes et les couverts s’entrechoquer dans l’évier. L’eau du robinet clapotait. Daniel pensait à ces derniers évènements. Il lui apparaissait comme une évidence qu’il y avait un plan concerté entre les barons de l’industrie et le gouvernement. Les principales usines et entreprises fermées plutôt que de laisser s’installer une grève de protestation, les étrangers stigmatisés, répertoriés pour faire on ne sait quoi, les militants fichés, la police aux aguets, les arrestations et maintenant les condamnations, tout cela devait avoir été pensé et construit avant. Mais si c’était bien le cas, les choses ne s’arrêteraient pas là ! C’est ce qui l’interrogeait le plus. La classe ouvrière était dans le collimateur. Il fallait être plus politique, plus vigilant, plus… Daniel se passa la main dans les cheveux pour leur redonner une forme dont ils n’avaient nullement besoin et soupira. Il sentait bien que ses réponses avaient été maladroites, mais il s’était enflammé.

— Vous voulez une prunelle de chez moi ? demanda Alice depuis le pas de la porte tout en essuyant ses mains dans un torchon.

Elle était née à Neufchâteau dans les Vosges. Une cousine était venue la visiter voici quelques mois et lui avait apporté une bouteille contenant une prunelle élaborée par ses soins. Attention, pas de la traficotée, avait-elle ajouté, toute au plaisir d’offrir et de se valoriser un peu.

Les deux hommes ne se firent pas prier. Aussitôt, deux verres à liqueur, tellement petits que Daniel, qui buvait modestement, les appelait des dés à coudre, furent extraits du buffet aux portes couinantes et un peu de la précieuse liqueur servie. Daniel n’y trempa que le bout des lèvres tandis qu’Éric se laissa aller. Il était maintenant mal à l’aise. Il sentait que Daniel le réprimandait avec ses remarques. Lorsqu’ils s’étaient connus, lui aspi et Daniel sergent, l’ascendant était inverse.

Maladresse de l’un ou de l’autre, en tout cas, la soirée n’avait pas été comme les autres. Le malaise pointait. Après avoir bu son petit verre, Le Bellec annonça que l’heure tournait et qu’il leur fallait rentrer chez eux. Daniel n’insista pas pour les retenir et se leva.

— Nos amis vont nous quitter, lança-t-il à Alice. Avec Marie, elles se faisaient des confidences dans l’étroite cuisine où seule une petite table et deux chaises se faisaient face devant l’évier, là où les Renoult prenaient leur repas. Maintenant la vaisselle était empilée, prête à être rangée.

— Déjà ! Non, restez encore ! dit-elle fermement.

— Chère Alice, voyez-vous, demain mes patients seront présents dans mon cabinet et je ne peux être en retard. En plus, une épidémie de pharyngite semble toucher la population avec ce temps de chien. Il nous faut y aller.

— On va vous accompagner au métro alors, hein Daniel, décida-t-elle.

— Oui bien sûr, répondit celui-ci pensivement.

Dehors, une brume enveloppait d’un halo jaune l’éclairage public de la rue Parmentier. À deux pas, la rue Alexis Pesnon conduisait vers la Croix de Chavaux. Alice s’était emmitouflée de son fichu et d’un large châle par-dessus le manteau. Daniel avait pris sa pipe, une bouffarde courte qu’il laissait souvent s’éteindre, n’aspirant pas suffisamment souvent. Ils furent rendus rapidement à la bouche de métro sans que personne ne parlât. Les deux couples ne savaient plus quoi se dire. L’ambiance était morose, comme le temps qui mouillait chapeaux, foulards et vêtements. Les deux hommes se serrèrent la main, tandis que leurs épouses s’embrassaient. Sur le retour, Alice, qui avait mis son bras dans celui de Daniel, lui demanda : « Pourquoi tu sembles en vouloir à Le Bellec ? »

— Il branle dans le manche, voilà pourquoi. Un coup de Trafalgar et toc il chavire, je ne le reconnais plus… Tu aurais vu dans les Balkans, son courage, sa rectitude, il m’impressionnait. C’est aussi là-bas que nous avons discuté politique, ah, il en voulait du bolchevisme dans la SFIO ! Maintenant, je trouve qu’il est devenu plus mou. Je me trompe ?

Soudain, Daniel fut pris d’une nostalgie. Un doute lui serra la poitrine. Parce qu’il aimait bien Le Bellec. Alice lui répondit.

— On n’a plus le même âge non plus, Daniel. Tu devrais le rappeler et t’excuser, tu ne crois pas ?

Daniel était à ses pensées. Il se souvint d’une nuit dans les tranchées, un peu une nuit comme celle-ci, où une escarmouche avait failli mal se finir ! Et c’est Le Bellec qui, en lançant une grenade en plein sur l’escouade ennemie qui s’était glissée jusqu’à leur ligne, avait sauvé le peloton. Daniel n’avait rien vu venir. Oui, pourquoi avait-il été dur avec son ami ?

— Je suis inquiet de tout ce qui se passe, Alice. Oui, tu as raison, je l’appellerai.

12 janvier 1939

Près des Grands champs, à Montreuil, la rue des Groseilliers était populaire. Des baraques de bric et de broc l’émaillaient et peu de voitures s’y aventuraient. Par contre, régulièrement, des charrettes à bras et des brouettes heurtaient de leurs roues cerclées les pavés de guingois. Vers la moitié de cette voie, une petite usine de polissage, d’assemblage et de traitement des métaux ferreux affichait son nom en grand au-dessus du portail jouxtant l’atelier. Lagarde et Cie, pouvait-on lire en lettres bleues sur un fond qui devait avoir été jaune et virait maintenant au gris. La peinture s’écaillait, les planches qui en étaient couvertes étaient disjointes. Sur le côté de l’entreprise, un vaste pavillon en meulière détonait de l’état des autres logis. La bâtisse s’abritait derrière une grille en fer forgé, certainement réalisée par les ouvriers. Entre les deux, un jardinet où des roses s’épanouissaient. Une glycine commençait à tordre les barreaux, mais de superbes grappes fleurissaient d’un mauve odorant, ce qui la sanctifiait. Du coup, le père Lagarde, Jules, rechignait à l’ôter, et puis, qu’à cela ne tienne, le moment voulu, on fera une nouvelle grille. L’argent ne semblait pas compter pour lui. Sauf, en 36 ! Là, il pleura toutes les larmes de son corps. « Mais enfin, je ne peux pas vous payer à ne rien faire… » se lamentait-il auprès de ses ouvriers qui faisaient grève comme tout le monde. Ils avaient même organisé certains soirs un petit bal dans l’atelier, ce qui rendit folle de rage, Edmonde, la mère Lagarde. Elle s’enfilait des paquets de coton hydrophile dans les oreilles afin de ne pas entendre la musique populaire que des accordéonistes jouaient pour les femmes d’ouvriers venues soutenir leurs maris. Bien sûr, les deux filles des bureaux s’étaient jointes à la fête. Une grande banderole réalisée dans un drap troué annonçait la grève et était estampillée du sigle de la CGT.

Depuis le scandale des congés payés, l’affaire avait encore prospéré, mais en août 37 et 38, les Lagarde avaient affiché leur mauvaise humeur devant ces ramassis de fainéants qui prenaient des vacances et les contraignaient à fermer l’entreprise. Ils soupçonnèrent même un ouvrier, Jojo, d’avoir réalisé à la perruque un tandem avec lequel il avait filé en Normandie avec une toile de tente.

Les lundis, un gros camion arrivait avec quantité de matériel à polir, peaufiner, peindre, assembler, dans un tintamarre éprouvant. Tout se déchargeait à la main et il n’était pas rare qu’un homme s’entaillât une paluche avec les profilages tranchants. Immédiatement après cette noria, le mouvement inverse avait lieu : on déposait sur le plateau de l’engin les tôles emmaillotées, des caisses en bois garnies de paille contenant les pièces les plus délicates qui avaient été traitées. Il n’était pas rare qu’il faille un second voyage pour terminer car les emballages prenaient beaucoup de place et il ne fallait pas que les pièces se touchent, au risque d’être rayées ou cabossées. Les gosses de la rue regardaient ce déménagement avec le regard de l’habitude. Ils ne s’y intéressaient guère. Par contre, un vol de hannetons en provenance des jardins au mois de juin les passionnait. Ils vivaient l’essentiel de leur temps dehors, sauf quand le froid figeait tout, même les bruits. Le reste de la rue était donc occupé par des masures et parfois par quelques maisons en dur, posées un peu n’importe comment, sans plan d’ensemble. À d’autres endroits, comme au 37, une cour permettait d’accueillir quatre baraques de planches et de tôles qui se faisaient face. Au milieu de cette cour, un robinet gouttait même lorsqu’il était fermé. Partout dans les parcelles entourant cet ensemble hétéroclite, des groseilliers poussaient dans une terre noire et riche. Ils buissonnaient et, arrivé la fin du printemps, la cueillette battait son plein. C’était à qui réaliserait des pots de gelée ou des petits paniers qui se vendaient cher en marge du marché ou même chez les Lagarde. D’ailleurs, Edmonde s’enorgueillissait de réaliser une confiture remarquable avec les cerises de Montmorency que donnait un arbre qui avait été planté derrière le pavillon à la naissance d’Antoinette, l’aînée des filles. Ses petits fruits aigres, que par bonheur les oiseaux dédaignaient, une fois cuits avec le jus des groseilles, donnaient une confiture subtile et les rares qui avaient eu le privilège d’y goûter en faisaient l’éloge.

Les Moinot habitaient au 37. Robert, le père travaillait aux carrières, la mère faisait des lessives et les quatre gosses allaient à l’école. L’aîné, Patrick, qui voulait être instituteur, tenterait d’obtenir le bac cette année. La fierté de la famille, encore que Robert aurait bien voulu qu’il travaillât avec lui à la carrière. Tout le monde s’y était mis, les professeurs et même l’adjoint au maire, monsieur Renoult, était venu en personne en parler. Car Robert étant membre du parti, il s’en était ouvert au secrétaire de cellule. Tout un bataclan pour ça. Les deux autres gosses iraient travailler en usine, et pour la dernière, on verrait plus tard, elle n’avait que 4 ans.

Leur maison était accolée à une autre et les deux semblaient regarder de l’autre côté de la cour avec le robinet, où deux baraques similaires leur faisaient face. Une masure, celle du 39, s’adossait derrière celle des Moinot. Les cloisons étaient si fines que l’on entendait tout ce qui se disait des deux côtés.

Il y avait un côté famille dans cette rue. On partageait tout, le bon et surtout le mauvais. Et on savait tout ce qui se passait chez les autres. L’existence de chacun se fondait dans cette communauté où tout était commun, depuis l’école, l’usine ou l’atelier jusqu’à la proximité de ces baraques. C’était la vie. Personne n’y trouvait à redire. Le vrai souci, c’était la fin du mois ou la catastrophe de l’accident au travail ou encore la maladie. Mais l’entraide était leur assurance sociale.

Dans cette bicoque derrière chez les Moinot vivait donc un couple sans enfant, les Sotemaille. Lui, Gilbert, conduisait les métros, elle, Madeleine, restait à la maison, enfin, pas souvent. Elle traînait souvent, parlait à tous de tout et de rien, c’était un personnage. Tout le monde l’appelait la Saute-aux-prunes ! Elle n’était pas belle, avait des lunettes aux verres épais, des dents de travers, mais la réputation en faisait une délurée. On disait que le travail de nuit arrangeait bien ses affaires, que parfois elle se faisait rétribuer.

Chez les Lagarde, il y avait deux filles. Antoinette, vingt ans, l’air aussi gracieux que son père et sa mère réunis dans un seul creuset, l’autre, Monique, qui allait vers ses dix-huit ans, était assez jolie avec des yeux d’un bleu intense et limpide dans un ovale de visage parfait, encadré de cheveux bruns qui roulaient sur ses épaules. Elle affichait de la coquetterie, mais sans plus, ne mettant ses formes en valeur que par incidence. Elle ne portait pas de bas, ce n’était pas convenable pour une jeune fille, mais ses jambes nues, que l’on apercevait en dessous de l’ourlet de la jupe qui lui arrivait sous le genou, étaient un ravissement. Tous les garçons de la rue la lorgnaient, mais pas un n’aurait osé s’en approcher, car on ne plaisantait pas avec les Lagarde dans cette rue où vivaient six pères de famille qui travaillaient à l’atelier. Et la porte de sortie pouvait être grande ouverte…

Ce mois de janvier était glacial. D’après la presse, même la Loire avait gelé, et l’on disait que les riverains patinaient sur cette banquise ! Le robinet du 37 ne coulait plus, une longue et grosse stalactite gelée en pendait et c’était tout un problème d’avoir de l’eau. Les femmes allaient avec des lessiveuses vers les fontaines publiques entourées de bottes de paille. Parfois, leurs mômes étaient de corvée avec des brocs. Le ciel resplendissait. Il fallait chauffer les bicoques, les gosses se mettaient en quête de bouts de bois, de morceaux de planches, de tout ce qui pouvait être combustible.

Ce jeudi, Patrick Moinot buvait vite fait son bol de prétendu café avec une tranchette de pain. Il devait filer au lycée. Par précaution, sa mère lui donna quelques feuilles de journal pour qu’il les glisse entre son tricot de peau et son gros pull tricoté main.

— Ça te garantira du vent et de la froidure, dépêche-toi, ne sois pas en retard !

Emmitouflé, un cache-nez bien serré autour du cou, il attrapa son cartable et sortit le plus vite possible pour ne pas rafraîchir la pièce. Il croisa ses deux frères qui revenaient avec des morceaux de madriers sans doute chipés dans le chantier de construction du haut du boulevard Barbusse. Une aubaine. Ils étaient fiers et traînaient le gros sac de toile de jute d’où dépassait un morceau. Il n’y avait pas école ce jour-là.

— À ce soir les frangins, leur lança l’ainé.

— T’as vu, ça va faire du chaud !

Il remonta la rue jusqu’au boulevard. Devant lui, une femme avançait, frigorifiée, malgré des vêtements de bonne qualité. Le trottoir était en pente et filait vers la place de la Cornette. De là, il bifurquerait vers la nouvelle mairie et poursuivrait jusqu’au bahut. Le gel faisait des plaques brillantes qu’il valait mieux éviter. Ses grosses godasses ferrées martelaient le sol que le froid rendait plus sonore. Devant lui, la femme avançait à petits pas. Une sacoche de cuir assez longue pendait à une de ses mains gantées. Une flaque démesurée et gelée lui coupait le passage. Elle s’aventura, se servant de la sacoche comme d’un contrepoids mais malgré toutes les précautions ou parce qu’elle s’était raidie, elle dérapa et tomba lourdement au sol. La tête cogna fort, cela fît un bruit sourd, le béret qu’elle portait sauta de côté. Patrick se précipita. Sur la glace, il tapait du talon pour affermir la position de ses souliers. La jeune femme était sonnée. Il posa son cartable, lui prit le bras en lui demandant si elle se sentait bien. Il lui proposa de l’aider à se relever. Il reconnut alors Monique, la seconde des Lagarde. Il eut un pincement au cœur, car comme les autres, il lui arrivait de la regarder avec des yeux d’envie. Et puis, c’était la première fois qu’il touchait une jeune fille, il sentait sa chaleur sous son aisselle où il avait mis la main d’autorité afin de la maintenir, il était si proche que les cheveux de la jeune fille le frôlaient. Elle le regarda de ses yeux bleus si fascinants.

— Oh, merci, attendez, je me mets debout.

Il la soutint du mieux qu’il put pour qu’elle se redresse. Une fois debout, elle toucha l’arrière du crâne et sentit une bosse poindre déjà. Elle fit une grimace :

— Hou, je me suis fait drôlement mal.

— Attendez, si vous le voulez bien, je regarde.

— Oui, dites-moi, je crois sentir une bosse, son haleine formait des volutes.

Il écarta légèrement les cheveux si fins de Monique, s’enhardit et toucha. Elle gémit, « Oui c’est là », dit-elle.

— Il y a une petite écorchure, mais vous en êtes quitte pour une belle bosse, lui annonça-t-il. Voulez-vous que je vous raccompagne chez vous ? Tout en disant cela, il s’était baissé pour ramasser le béret.

— Non, ce n’est pas la peine, je vais à mon cours de solfège, place de l’église. Ah, oui, que je n’attrape pas froid en plus, dit-elle en prenant le calot des mains de Patrick dont les doigts touchèrent le gant de Monique.

— C’est mon chemin, je vous donne le bras pour que vous ne glissiez plus ! dit-il, en s’enhardissant et sans s’apercevoir de l’étonnement de Monique.

— Mais, ça ne se fait pas ! Nous ne nous connaissons pas.

— Moi, je vous connais, j’habite presqu’en face de chez vous. Vous êtes mademoiselle Lagarde, n’est-ce pas ?

— Oui, mais vous ?

— Je suis au 37, oh, c’est pas une belle maison, mais c’est là que je suis né, on ne choisit pas ! Bon, vous continuez toute seule, dit-il à regret, ne sachant pas comment la retenir, il aurait tant voulu que cet instant s’éternise.

— Oui, bien sûr, merci.

Patrick lâcha doucement la jeune fille et s’écarta. Il fit deux pas. Elle en fit un seul, et penaude, l’appela. Elle ne se sentait pas suffisamment gaillarde sur cette patinoire. Trop heureux, Patrick lui tendit son bras et ils cheminèrent à petits pas. C’était délicieux de sentir la main de la jeune fille parfois se cramponner à lui dans un moment d’équilibre instable. Il sentait un léger parfum, peut-être celui d’une savonnette. Il tournait parfois la tête pour la regarder.

— Je vais au lycée, vous avez eu de la chance que j’ai été juste derrière vous.

— Oui, merci encore, vous êtes très aimable.

Elle n’osait dire qu’il lui était formellement interdit par sa mère de s’approcher des jeunes gens, de la rue des Groseilliers comme des autres rues. Elle ne savait comment le dire à l’inconnu qui l’accompagnait. Mais elle aimait ce contact.

— Moi, je m’appelle Patrick, mademoiselle, et vous ?

— Je suis mademoiselle Lagarde, mais vous le savez déjà.

— Non, oui, enfin, bafouilla-t-il, je demandais votre petit nom…

— Ah, je ne sais, cela ne se fait pas, il y a des convenances.

— Tomber par terre ce n’est pas inconvenant ?

— Je m’appelle Monique, dit-elle tout bas, heureuse de cette audace.

Ils étaient presqu’arrivés à la place où fatalement leur chemin se séparerait.

— Voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à votre cours ? demanda Patrick.

— Non, non, s’empressa-t-elle de répondre. Je vous remercie infiniment. Vous m’avez rendu un fier service.

— C’était un plaisir de vous rencontrer. Votre cours, il est tous les jeudis matin ?

— Oui, après j’ai le piano…

— J’pourrai vous accompagner la semaine prochaine ?

— Oh, non, mes parents seraient furieux. À une autre fois, peut-être.

Dans le courant de l’après-midi, Edmonde Lagarde feuilletait son magazine, L’Illustration. Sur une petite table ronde recouverte d’un napperon blanc bordé de dentelles, une tasse de thé fumait légèrement. Jeanne, la bonne, se redressait avec la théière après avoir servi. Elle portait un petit tablier immaculé.

— Pardon Madame, mais peut-être faudrait-il que mademoiselle Monique voit le médecin.

— Comment ça, elle est souffrante ? Un rhume ?

— Non, elle a tombé par terre c’matin et elle s’est fait une grosse bosse.

— Pourquoi elle ne m’a rien dit ?

— Ouh, je sais pas moi. Mais c’est gros comme un œuf de pigeon.

— Jeanne, dites-lui de venir me voir.

— Oui, madame.

La bonne sortit du salon, et se dirigea vers l’escalier afin de monter à l’étage, lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait toujours la théière à la main. Elle pivota pour la déposer dans la cuisine. Elle entendit un bruit mat à l’étage, grimpa vite fait les escaliers et se mit à crier :

— Mademoiselle, qu’avez-vous ?

Monique était allongée par terre, devant la porte ouverte de sa chambre. Jeanne s’agenouilla immédiatement et lui souleva la tête. La fille ouvrit les yeux :

— Oh, je… j’ai… je pense que… j’ai eu un vertige. Tout s’est mis à tourner et je suis tombée. Aide-moi Jeanne que je me remette sur pied.

— Mademoiselle Monique, je disais justement à madame votre mère qu’il fallait que vous consultiez le médecin. On ne reste pas comme ça avec une grosse bosse.

— Aide-moi à descendre, je vais me mettre sur le cosy du salon.

— Alors ma fille, tu nous fais encore une de ces peurs ! Que s’est-il donc passé ce matin ? lui demanda sa mère lorsqu’elle entra soutenue par la bonne.

— Et bien je suis tombée sur une plaque de verglas.

— Ah bon, et tu ne m’as rien dit. Je suis ta mère pourtant à ce que je crois. Comment tu as fait pour te remettre debout sur la glace ?

— Un jeune homme, qui habite à peu près en face de chez nous et qui allait au lycée m’a beaucoup aidé. Il a été très gentil.

— Oui, comme le loup avec le petit chaperon rouge ! Je t’en fiche moi des très gentils. Je t’ai pourtant dit mille fois de ne pas t’adresser à des inconnus dans la rue. Elle est forte celle-là ! Si je ne suis pas là pour surveiller, tu fais n’importe quoi. Parler aux inconnus !

— Mais maman, je venais de tomber et n’arrivais pas à me remettre sur mes jambes. Il n’y a pas de mal.

— Après ce vaurien, car en face ce sont des gens de rien, ce vaurien viendra te faire une cour effrénée. Non, merci ! Allez, installe-toi sur le cosy. Tiens, lis le journal. Il y a des pages intéressantes sur un pays en Chine. J’ignorais tout de cela, le Mandchoukouo (elle prononça le nom avec une certaine difficulté). On en apprend tous les jours, figure-toi que les Japonais ont mis en place l’ancien empereur de Chine, un certain Pi, descendant des Ming. Tu te rends compte, un Ming. On dit d’ailleurs que les vases de l’époque Ming valent une fortune, ajouta-t-elle songeuse.

Elle prit sa tasse de thé et but.

— Jeanne, remettez-moi du thé ! lança-t-elle à destination de la bonne.

— Et tu sais Monique, ces Japonais m’impressionnent, ils viennent de reconstruire une capitale là-bas dans le Mandchoukouo - un nom impossible !- à côté de l’ancienne. De belles avenues, larges comme tout, des immeubles neufs et des plans d’urbanisme dernier cri ! Et faire ça dans un pays où la civilisation est absente depuis très longtemps, tu te rends compte ! Ils sont fortiches. Tiens, ça ne m’étonnerait pas qu’ils lorgnent du côté de la Mongolie, où, là, c’est le bazar soviétiste. Des peuples sans hygiène, sans culture, des nomades qui sentent le bouc et la jument, des sauvages ! Comme les Huns et Gengis Khan ! Eh bien, ils feraient bien de remettre de l’ordre aussi là-bas, un peu comme monsieur Hitler avec les Sudètes ! Tiens, ils me font penser aux Allemands qui sont capables de faire des tas de trucs modernes tandis que nous on n’a même pas une voirie digne de ce nom. On ferait bien d’en prendre de la graine.

— Pardon madame, voici le thé, mais qu’est-ce que je fais avec le docteur ? demanda Jeanne qui revenait avec la porcelaine à la main.

— Comment ça, le docteur ? Qu’est-ce que vous me chantez là, ma fille ?

— Ben oui, pour mademoiselle qui est tombée dans les pommes.

— Ah oui, bien sûr. Eh bien, appelez-le ! Qu’attendez-vous ? Je ne peux pas tout faire dans cette maison !

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