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Chapitre VIII

Et maintenant l’Albanie !

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 7 septembre 2024
Temps de lecture : 20 minutes

Résumé des chapitres précédents :

En France, la question de la paix est sur toutes les lèvres, Daniel Renoult est de toutes les manifestations. Le gouvernement Daladier, au lieu de s’attaquer aux risques que font peser l’Allemagne, l’Italie et maintenant l’Espagne, s’en prend aux ouvriers. Ils sont emprisonnés pour faits de grève et la répression est féroce.

Les provocations japonaises en Indochine inquiètent l’ambassadeur français à Tokyo, Arsène –Henry, qui n’aime pas se fâcher avec quiconque. Le premier ministre japonais vient de l’inviter à visiter la Mandchoukouo. L’ambassadeur n’en a pas envie. Il fait tout pour ne pas y aller en déléguant à ses attachés militaires. Il rencontre le ministre qui lui offre de la part de l’Empereur un cadeau prestigieux, il l’accepte. Les attachés militaires s’envolent pour un long voyage.

Dans un bistrot, Daniel Renoult retrouve Mado, avec laquelle il a eu une aventure voici longtemps, ils parlent, il est proche de succomber.


Chapitre VIII : Et maintenant l’Albanie !

Le 9 avril 1939

Patrick Moinot poussa la porte de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul. Il s’était renseigné auprès d’un lycéen catholique, Gilles Patureau, la messe aurait lieu soit à 6 heures du matin, soit à 11 heures.

— Parce que tu vas à la messe ? lui avait demandé le jeune homme interloqué.

— Ben, pourquoi pas, c’est intéressant, non ?

— Tu as raison, avec tout ce que l’on vit, il faut bien se rapprocher de Dieu, c’est réconfortant. Et puis, tu verras, la messe de la Résurrection est une des plus belles.

Patrick s’en tint à la plus grande réserve. Et ce dimanche, il fila de chez lui, un peu en catimini, pour tenter de retrouver Monique. L’église était pleine. Il faisait sombre. Les murs, les voûtes, tout était noir, encrassé par des fumées de cierges, des fumerolles d’encens et par des poussières accumulées depuis des siècles. Il y avait une odeur indéfinissable où l’humidité et la moisissure se mêlaient à un parfum d’encens suranné. Ses yeux s’acclimatèrent rapidement à cette nouvelle ambiance. Il ne savait où aller. Il glissa vers la droite, passa devant une allée centrale où tout le monde faisait une génuflexion et un signe de croix, il remarqua au fond une espèce de table en pierre, peut-être du marbre, l’autel, en partie recouvert d’une nappe brodée. Un grand crucifix et des ustensiles étaient disposés dessus. Il imita tant bien que mal le rite et se faufila derrière un premier pilier pour chercher où pouvait bien être la famille Lagarde. Les femmes portaient un fichu, un chapeau ou encore un foulard, cela ne rendait pas facile ses tentatives pour les identifier. Les hommes, eux, étaient tête nue, un couvre-chef à la main ou plus rarement une casquette dans la poche. Il décida de quitter son emplacement et s’installa derrière la seconde colonne. Il se tordait le cou, se haussait sur la pointe de ses pieds, les gens s’installaient, certains en prière, d’autres ouvrant leur missel et recherchant la bonne page. Des gosses se faisaient houspiller silencieusement, leur mère ouvrait des grands yeux tout ronds, un doigt devant la bouche qui semblait dire « chhhutt ».

Des enfants de chœur surgirent, revêtus de broderies et dentelles. C’est alors qu’il aperçut trois femmes, la plus grande pouvait être la mère Lagarde. Deux jeunes filles l’accompagnaient, elles étaient au second rang juste avant l’autel, loin de son poste d’observation. Alors qu’il se demandait comment se glisser dans une rangée proche, la grande porte s’ouvrit et le curé, en grande pompe, s’avança, habillé d’une chasuble, d’un blanc rayonnant, parsemée de fils d’or et d’argent, et d’une étole peu large, aussi blanche mais avec des motifs plus riches et tarabiscotés. Il portait un gros cierge neuf à bout de bras. La flamme se tordait en tous sens mais ne s’éteignait pas. Tous les fidèles se levèrent, c’est alors que Patrick aperçut une chaise libre presque à son niveau, c’est-à-dire loin de Monique, mais il n’était pas certain que ce fût elle. Il décida de s’approprier la place vacante en profitant que tout le monde soit levé. Le prêtre avançait vers l’autel. Les enfants de chœur aspergeaient l’environnement de fumées qui s’échappaient d’un encensoir retenu par des chaînes. Toutes choses qui paraissaient étranges à Patrick. Enfin, lorsque le cierge pascal fut posé sur l’autel, après une génuflexion et un signe de croix du curé, la messe débuta.

Patrick souffrait. Il tentait de suivre les mouvements, de bouger les lèvres en harmonie avec les fidèles, de se lever et de s’assoir au bon moment. L’odeur de l’encens l’incommodait. Puis, eut lieu le prêche. Le curé monta la dizaine de marches de bois qui le séparait du haut de la chaire, à gauche de l’autel et au milieu de la nef de façon à ce que sa voix soit perçue par tous. La chaire s’enroulait autour d’un pilier et en épousait la forme. Des sculptures la décoraient. Le prêtre, posant les deux mains sur le rebord, s’élança dans son homélie.

Il fit appel aux évangiles, en récita des morceaux, puis il loua le seigneur en cette journée de Pâques, jour de la résurrection, où le Christ porta un coup terrible aux forces du mal et à la mort. Il poursuivit :

— Mes chers frères, mes chères sœurs, tout le monde demande la paix. Mais de quoi parlons-nous  ? Devant la menace d’une tempête si terrible, nous devons exhorter tous les hommes à revenir au Roi de la paix, au Vainqueur de la mort, dont les lèvres nous ont fait entendre ces consolantes paroles : Pax vobis [1]. Que Lui, comme Il l’a promis, nous accorde la paix, Sa paix, cette paix, disons-nous, que le monde ne peut donner, celle qui, seule assurément, peut apaiser tous les troubles et dissiper toutes les craintes : « Je vous donne ma paix, je ne la donne pas comme la donne le monde. Que votre cœur ne se trouble point et ne s’effraye point », Jean, XIV, 27, précisa le curé qui poursuivit : Mais puisque la tranquillité extérieure ne peut être que le reflet ou la conséquence de la paix intérieure, il est nécessaire de s’occuper tout d’abord de la paix de l’âme : de se la procurer le plus tôt possible si on ne l’a pas  ; de veiller sur elle avec soin, de la défendre et de la garder intacte, si on l’a déjà. Ce n’est pas, en effet, sans une très grave raison que Notre-Seigneur Jésus-Christ, en ce jour, en se montrant pour la première fois aux apôtres après sa résurrection, voulut ajouter à son salut de paix un don inestimable de paix, à savoir le sacrement de pénitence, de telle sorte qu’au jour solennel de sa résurrection prit aussi naissance cette institution salutaire qui rend aux âmes la grâce divine ou la renouvelle, cette grâce qui constitue le triomphe de la vie sur la mort, c’est-à-dire sur le péché.

Priez !

Patrick était bouche bée. À la maison, son père livrait aussi la parole, mais une toute autre, une où les hommes pouvaient maîtriser leur destin, où la lutte était permanente, où la paix devait être un bien collectif pour lequel il n’y avait pas à barguigner. La guerre était une volonté humaine pour l’éloigner, il y avait des outils, la diplomatie, mais surtout le rapport de forces et l’Union soviétique.

Il pensait que c’en était terminé. Mais à sa grande surprise, il y avait encore l’eucharistie, la quête et divers moments de clôture. Enfin, les portes furent ouvertes toutes grandes et la foule sortit après des signes de croix et des génuflexions. Il guettait le passage des trois femmes du second rang. Lorsqu’elles se retournèrent enfin pour sortir, il constata que ce n’était ni la mère Lagarde, ni Monique, ni sa sœur. Il fut au désespoir d’avoir perdu son temps et il se faufila pour ressortir avant les fidèles de sa travée. Il dérangea tout le monde. Enfin, il atteignit l’extérieur. Il happa une grande bouffée d’air, il lui fallait évacuer les relents de cette satanée fumée d’encens.

— Patrick !

Elle était là, dans le rayon de soleil qui frappait la petite place devant l’église, avec une jolie robe printanière, un foulard assorti sur les cheveux, un sac à son bras. Elle agitait légèrement sa main droite en sa direction. Monique l’appelait.

Dans la rue des Groseilliers, chez les Lecerf, l’ambiance n’était pas à la joie. Depuis sa réintégration, Titi gueulait sur tout, déversait sa mauvaise humeur sur sa famille, sur le voisinage et, bien sûr, vilipendait Giraud, le tôlier. Certes Titi avait retrouvé du travail, mais pas son travail. En contrepartie de sa réintégration, la direction de GEF l’avait muté à la ferblanterie, lui un ajusteur soudeur  ! Il passait son temps à l’emboutissage de pièces, des carlingues de voitures miniatures, des ailes de modèles réduits d’avion, bref un boulot qui n’était pas le sien. « Tu gardes ta paie, c’est le principal », avait souligné le délégué qui était entré négocier avec la délégation lors de la manifestation devant l’usine.

Mais pour Titi, c’était une question d’honneur. Il avait un savoir-faire, une reconnaissance professionnelle, c’était sa dignité. Maintenant, il était dans un atelier dominé par des femmes. Pire. Pour l’emboutissage, il avait des bracelets aux poignets dont les chaînes se tendaient lorsque la presse tombait afin qu’il n’y ait pas ses doigts dessous. Il quittait la prison pour être aliéné à une machine effroyable. Il se souvenait de ces discours où les orateurs soulignaient avec force : « La classe ouvrière n’a qu’une seule chose à perdre, ce sont ses chaînes  ! » Oui, pour lui, c’était du concret  ! Non seulement il voulait quitter ces liens qui le reliaient physiquement à la machine, mais surtout, il voulait en finir avec ce patronat inhumain et s’émanciper de tant d’injustice.

Mais en ce dimanche, dans la rue, lors de la diffusion de l’Humanité, porté par Lucien Clément, auprès de ceux qui s’inscrivaient pour avoir le journal du jour, les discussions allaient bon train. On venait d’apprendre que la veille, l’Italie avait envahi l’Albanie. Après le coup de l’Allemagne nazie en Tchécoslovaquie, les peurs grandirent et la colère aussi. Par-dessus le marché, Charles Tillon, député communiste d’Aubervilliers, parti en Espagne superviser le retrait des troupes républicaines, avait été arrêté par les policiers franquistes et tout le monde ignorait son sort. N’importe quel élève de cours moyen, en regardant une carte, ne pouvait que constater que la France semblait prise entre trois périls, deux au Sud, un à l’Est.

Lorsque Lucien, un paquet de journaux sous le bras, toqua à la porte de Robert Moinot, celui-ci avait mis son costume du dimanche et était en train de passer le peigne dans sa tignasse pour lui donner une forme.

— Salut Robert, c’est l’Huma.

— Oui, entre, je t’attendais. Evelyne ! C’est Lulu.

— Comment tu vas ?

— Ça va, tiens, assieds-toi, on va boire un coup, café ou rouge ?

— Bonjour Lucien. Évelyne venait d’entrer à son tour. Elle était mise sur son trente et un !

— Je veux bien un café, s’il est fait, précisa Lucien. Vous alliez sortir ? Je dérange ?

— On va au musée d’Histoire. Tu sais, il a été inauguré et tout le monde dit que c’est bien. À ce qu’il parait, dans la salle sur la Commune, il y a plein de choses sur Louise Michel et même un drapeau des Fédérés. Ça m’intéresse bougrement  ! Alors, il fait beau et on fait une sortie. Evelyne, sers donc un jus au camarade.

— Tu n’es pas au courant de ce qui s’est passé hier  ? L’Italie vient d’envahir l’Albanie, c’est dans l’Huma, poursuivit Lucien devant les yeux arrondis de Robert. J’ai appris ça en allant chercher les canards. Tu te rends compte, les fascistes attaquent partout  ! Et Daladier avec le Bonnet, y font rien… À ce que j’ai compris, l’Angleterre apporterait sa protection à la Grèce et je sais plus à qui encore, mais la France, motus… Enfin, les Soviétiques viennent de condamner le plus fermement et demandent encore à ce que la France et l’Angleterre se mettent avec eux autour d’une table, pour parler accord militaire, pas pour enfiler des perles. Regarde, c’est en une ! Il avait déplié le journal en le posant sur la table.

— Mais quand donc tout cela s’arrêtera  ? demanda très inquiète Evelyne en reposant la cafetière sur le bord du poêle.

— Tu as vu Patrick ? Il se prépare ? S’inquiéta soudain son père en interrogeant son épouse.

— Ben non, la chambre des gosses est vide, sauf Colette qui doit inventer une nouvelle bêtise.

— Où est donc passé ce gosse ?

Patrick était bouche bée devant Monique. Elle rayonnait.

— Je suis si contente de vous voir ici, je pensais que vous m’aviez dit des craques.

— Ah bon ? Quelle drôle d’idée. J’suis pas menteur, Monique…

— Oh excusez-moi Patrick, je ne voulais pas vous blesser. Non, je ne pensais pas que vous alliez à la messe, je ne vous y ai jamais vu. Venez, je vais vous présenter à ma mère.

Patrick sentit le courage l’abandonner. La Mère, la Lagarde, comment allait-il la saluer  ? De ce qui se disait dans la rue des Groseilliers, c’était une mégère terrible, une bourgeoise du pire acabit. Mais Monique le prit par la manche de son veston, un peu courte, il avait été acheté voici deux ans pour le mariage du cousin Bertrand qui travaillait dans l’aéronautique chez Breguet à Vélizy-Villacoublay. Le cousin n’avait pas arrêté de râler durant tout le mariage du fait que son usine avait échappé à la nationalisation. Bon, donc Patrick tira en pinçant de ses doigts l’extrémité des manches pour les allonger au maximum afin de tenter d’en éliminer ce « léger » défaut.

Madame Lagarde était aux côtés de sa fille Antoinette. Elle avait un chapeau noir ridicule équipé d’une plume et d’une voilette noire, avec des mouches, aussi fine qu’une toile d’araignée, avec un tressage en cage d’oiseaux. Le soleil jouait avec et gommait les aspérités du visage pour ne laisser voir qu’une ombre, comme diaphane. Un manteau en astrakan, trop chaud et trop lourd, et autour du cou, un renard doré dont la tête pendouillait sur sa poitrine généreuse enveloppaient de cadavres cette statue du commandeur. Tout en elle impressionna Patrick qui n’avait nullement besoin de cela.

— Maman, je te présente Patrick, le jeune homme qui m’a aidée lorsque j’étais tombée sur la plaque de gel cet hiver, tu te souviens ?

— Ah, oui, très bien. Bonjour jeune homme, répondit-elle d’un air à peine aimable.

— Eh bien, je viens de le retrouver ici dans l’église, mentit Monique. Maman, nous pourrions le remercier en lui demandant de passer prendre le thé prochainement.

— Ainsi donc, jeune homme, vous fréquentez la paroisse.

Patrick ne savait pas ce qu’était une paroisse, il crut qu’elle parlait de sa fille. Une gêne lui empourpra le visage.

— Oh, à peine, madame.

— C’est pourquoi nous ne vous avions jamais remarqué. Et vos parents ?

Patrick bafouilla une réponse sur le fait que son père travaillait beaucoup.

— Comme papa, lança Monique. Alors maman, on lui demande de passer prochainement ?

— Eh bien, dans ces conditions, au plaisir, jeune homme, et elle pivota, entraînant l’aînée avec elle. Elle lança un « Tu viens Monique, n’oublies pas que tu dois passer chez Barbier prendre les pâtisseries que nous avons réservées la semaine passée » qui ne souffrait aucune contestation.

Monique se tourna vers Patrick et lui dit :

— Je pense que vous pourrez passer chez moi, je vous ferai signe. À bientôt, lança-t-elle en accompagnant la promesse d’un large sourire. Patrick avait les jambes qui flageolaient. Il lança à tout hasard un « Bon dimanche, Madame » mais ne sut jamais si la mère de Monique avait entendu son apostrophe.

Dans l’appartement feutré des Le Bellec, rue de Prony, le dîner avait débuté, l’entrée était déjà débarrassée. Ils avaient invité les Renoult en ce lundi de Pâques, ils ne s’étaient pas vus depuis la fin décembre. Marie avait insisté tant et plus auprès d’Alice afin qu’exceptionnellement ils se retrouvent un jour de fête.

— Ah, ne me fais pas faux bond, avait déclaré au téléphone Marie à Alice. Je vous dis de venir parce que j’ai obtenu d’un patient d’Éric un gigot d’agneau des prés salés. Alors vous ne pouvez pas louper cela !

Marie avait l’art de mettre les petits plats dans les grands  ! Oh, elle ne disait pas tout, car elle donnait de l’ouvrage à sa bonne, elle en avait une, mais le taisait aux Renoult qui n’avaient ni les moyens, ni l’envie d’employer du personnel de maison. Donc, cette femme, Léone, avait épluché les asperges, les premières, et mis à tremper la veille les flageolets afin qu’ils soient parfaits. Marie s’était donné la peine de se rendre jusqu’à la rue Montorgueil afin de choisir une pâtisserie chez Stohrer. Elle en était rentrée flapie !

La conversation tourna vite autour du projet des vacances en Corse avec la famille Duclos. C’était sans compter sur les réticences d’Alice à faire un voyage éprouvant, une nuit de train, une traversée sur un bateau, se traîner des bagages, cela lui paraissait au-dessus de ses forces.

— Mais au besoin Alice, vous pourriez faire une halte dans un hôtel de Marseille un jour ou deux avant de nous rejoindre. Tu aurais ainsi le temps de te reposer avant de prendre le bateau, suggéra Marie.

— C’est adorable mais je ne m’en sens pas capable. Faites cette expédition sans moi, tu pourrais les accompagner Daniel ? dit d’une petite voix Alice.

— Daniel ? Alice se tournait vers son mari qui n’avait pas répondu. En fait, il n’avait pas beaucoup parlé jusqu’à présent.

— Oui, excuse-moi, j’étais dans les nuages.

— Tu es surmené, lui affirma Éric, qui, aussitôt, redevenait le médecin.

— Il travaille tout le temps, quand ce n’est pas pour le Parti, c’est pour le Conseil général, et quand ce n’est pas cela, il est en mairie ou avec les manifestants ou encore au nouveau musée. Pire, les réunions, le soir, font qu’il rentre à plus d’heure.

— Il faut que tu fasses des pauses sinon tu risques un malaise cardiaque ou autre. Passe me voir au cabinet, je t’ausculterai.

Daniel s’intéressa de nouveau à ce qui se disait à table. Marie venait d’apporter le gigot bien doré avec des gousses d’ail qui fleuraient bon.

— Vous allez m’en dire des nouvelles ! Une recette de ma mère, 13 minutes par livre… Il va être rosé à souhait !

Éric se pencha alors vers Daniel, une question lui brûlait les lèvres.

— Qu’est-ce que tu penses de l’invasion de l’Albanie ?

Les yeux de Daniel pétillèrent soudain.

— Ce qui me préoccupe le plus ce n’est pas ce coup de force, c’est l’absence de réaction de la France et de l’Angleterre. Il y a un contraste saisissant, à Paris et à Londres, les diplomates délibèrent, à Berlin et à Rome les militaires agissent. Tu vois un peu, d’un côté on joue de la flûte, de l’autre on fait avancer la troupe.

— Oui, c’est effarant ! Et personne ne répond aux demandes de l’URSS d’ouvrir des négociations sur un accord militaire. Tu sais, ce matin à la radio j’ai entendu Bonnet déclarer « La détente se maintient ». C’est criminel !

— Je suis bien d’accord avec toi.

Marie, inquiète que la discussion devienne politique, interrogea suffisamment fort Alice pour que Daniel entende malgré son échange avec Éric.

— Dis voir Alice, tu ne me parles plus depuis des années de ton beau-frère, René. Vous ne le voyez plus ?

Daniel s’interrompit et se tourna vers Marie,

— C’est la vie, Marie ! Lorsque René [2], qui je vous le rappelle est avocat, a pris part à la défense de Stavisky, je ne pouvais qu’être en profond désaccord avec lui. Je lui ai dit que c’était inconcevable qu’il ose défendre une telle crapule, qui trempait dans des affaires extrêmement louches jusqu’au coup d’État manqué du 6 février 34. Et vous savez que cette histoire coûte cher à mon frère ! Il a été poursuivi pour trafic d’influence. Le motif ne tenait pas. On l’accusait d’avoir fait une demande officielle de retrait du mandat d’arrêt délivré contre le voyou par un procureur de la république auquel il aurait donné de l’argent. Je connais René par cœur, jamais il n’aurait fait cela, c’est un homme droit. Il n’a été acquitté par la Cour d’Assises de la Seine qu’en 1935. Alors depuis notre dispute, on s’écrit, on s’appelle au jour de l’an, mais je ne vais plus chez lui où je croisais trop gens opposés à nos idées.

— C’est dommage, murmura Alice, j’aimais bien Blanche, ma belle-sœur, précisa-t-elle, on partageait beaucoup de choses.

— Mais Alice, je ne t’ai jamais empêchée de prendre contact avec elle ! s’indigna Daniel. Il n’aimait pas aborder le sujet de son frère, car au-delà de cette dispute, une ombre planait. Il avait, en 1923, eut un blâme de l’exécutif de l’Internationale communiste pour avoir défendu l’idée du front unique, une tentative de rassembler aussi des forces de droite. Trotski, en charge de la question française à l’Internationale, avait sauté sur l’occasion pour le sanctionner. Mais Daniel savait que le vrai motif était ses liens avec son frère. Il se tut.

— Te voilà bien songeur, remarqua Éric en lui versant un verre de Bordeaux.

Daniel ne dit rien, il pensait à Mado.

Notes :

[1Que la paix soit avec vous.

[2René Renoult (1867-1946) ministre, député, sénateur, ami de Clemenceau, membre du Parti radical puis du Parti radical socialiste dont il sera exclu en 1935. Voir du même auteur Les assassins de la paix et La nuit se déchire à Tours, éditions du Temps des cerises.

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