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Chapitre VII

En route pour le lac Khassan

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 1er septembre 2024
Temps de lecture : 21 minutes

Résumé des chapitres précédents :

La rue des Groseilliers est en fête ! Titi Lecerf a été libéré. Après avoir été incarcéré pour fait de grève durant 3 mois, il a retrouvé les siens. Il est reconnaissant de la chaleureuse solidarité qui s’est mise en œuvre dans la rue.

Patrick Moinot à la faveur d’une discussion avec Monique, la fille Lagarde dont il est épris, apprend que le père Lagarde est ami avec Giraud le patron licencieur. Pour se voir plus souvent, Monique l’invite à la messe…

Au quai d’Orsay, Alexis Leger, le secrétaire général, s’agace. Le refus de discuter avec les soviétiques devient lourd de conséquence. Paul Baudouin, un financier, l’appelle pour lui faire connaître les désidératas du conte Ciano, le ministre des Affaires étrangères italien avec lequel il a discuté. Il se doute que le ministre français Bonnet lui a demandé cette rencontre hors de tout cadre.

Et Mado ressurgit lors de la manifestation pour exiger la réintégration de Titi à la GEF. Le patron cède, mais Titi n’a pas l’air du tout satisfait et Daniel Renoult est hésitant.


Chapitre VII : En route pour le lac Khassan

Mars-avril 1939

« La queue du dragon », l’île de Hainan se trouve face à l’Indochine. En 1937, dans leur conquête de la Chine, les Japonais y avaient expédié quelques troupes qui se heurtaient depuis à la résistance communiste. Au début du mois de février 1939, la Marine japonaise avait dépêché un nouveau corps expéditionnaire, ce que le quai d’Orsay ne pouvait voir d’un bon œil. Son équivalent à Tokyo, le Gaimushô, avait reçu l’ordre des militaires d’agacer Paris en représailles de l’affaire Tani et d’un trafic d’armes vers la résistance chinoise continentale depuis l’Indochine. Alexis Leger avait remué ciel et terre afin qu’une protestation française voie le jour au sein du cabinet du ministre Bonnet, en rédigeant note sur note. Le secteur Asie du ministère avait fourbi tous les arguments nécessaires.

Le 10 février, Bonnet sortit de sa nonchalance et signa un courrier de protestation assez ferme à son homologue, Hachirō Arita, afin que les menées nippones en mer du Tonkin soient freinées.

Contre toute attente, la Marine impériale se dirigea immédiatement vers l’archipel Shin Nan (les îles Spartley) au sud de Formose. Avec une délicate courtoisie, Arita en informa Arsène-Henry. Aussitôt, l’ambassadeur rédigea un courrier à Georges Bonnet afin de l’informer de l’ingérence des navires du Soleil Levant dans cet archipel constitué d’une série de galettes, où la récolte du guano de millions d’oiseaux marins, seuls occupants permanents de ces îles désertiques, pouvait trouver de l’intérêt. La France y avait planté son drapeau voici plusieurs années. Depuis, il s’effilochait, et personne n’y avait reposé le pied. Mais l’Empire français considérait ces crêpes de sable et de roches comme sa possession. Bonnet, très contrarié que son courrier puisse avoir cette fâcheuse conséquence, s’en ouvrit à son collègue, Georges Mandel, ministre des Colonies. Celui-ci proposa immédiatement dans un courrier à Daladier de stopper net les exportations de manganèse, fer, caoutchouc et de tas d’autres produits vers le Japon. La France bombait le torse, comme un tuberculeux l’aurait fait devant une commission médicale afin de prouver sa bonne santé.

Tout ce contexte ne pouvait que contrarier Charles Arsène-Henry, remettant en cause la douce quiétude du labeur de son bureau de l’ambassade. C’est alors qu’il reçut des autorités japonaises une invitation à visiter le Mandchoukouo. Il ferait le voyage en avion, l’attaché militaire, le colonel Ferrant et son adjoint conseiller en aviation Paszkiewicz en seraient. Cela ne pouvait tomber plus mal. Il y avait déjà l’affaire Tani qui engluait les rapports franco-japonais dans une mélasse mortifère à laquelle s’ajoutait cette stratégie de provocations maritimes. Puis le gouvernement français qui envisageait en quelque sorte de suspendre les relations commerciales avec la Grande île, Mon dieu, que la vie prenait soudain un tour compliqué  ! Et maintenant cette invitation… Que pouvait-elle cacher  ? Il demanda un rendez-vous au ministre des Affaires étrangères, Hachirō Arita qui s’empressa de lui accorder.

La réserve japonaise ne prête pas aux effusions. Néanmoins, Charles Arsène-Henry eut envie de serrer dans ses bras le ministre des Affaires étrangères lorsque celui-ci le reçut dans son bureau où il était assis en tailleur vêtu dans un kimono traditionnel devant une table basse encombrée de nombreux rouleaux et papiers. Rompu aux exercices de la diplomatie, il parlait couramment le français, ce qui évitait, dans ce genre de rencontre, le truchement d’un interprète.

— Votre excellence, je vous remercie infiniment de me recevoir car je sais que votre emploi du temps est chargé et que vos heures sont précieuses.

— Mon cher ami, vous, ministre de la France, je ne peux qu’envisager d’interrompre ma misérable tâche si elle permet que nous nous rencontrions. Nous pouvons prendre le temps nécessaire car c’est celui de l’amitié et du travail.

Le ministre marqua une pose, examina son interlocuteur, et juste avant que celui-ci ne réponde, il reprit :

— Tenez, j’ai quelque chose à vous donner. Sa Majesté l’Empereur, dans sa bonté et sa magnificence, m’a proposé de vous faire ce cadeau en hommage respectueux pour l’immense travail de votre recherche.

— Excellence, vous me voyez confus et d’une parfaite humilité devant la généreuse bonté de son altesse.

— Il s’agit d’une soierie fukusa de l’époque Edo. Elle est rare et représente deux tortues minogames évoluant sous l’eau, regardez, cher ami, la délicatesse du sujet. Nous n’arrivons plus à rendre cette impression de plongée pour admirer ces deux animaux liés pour la vie. Son Altesse Sérénissime a pensé à vous pour contribuer modestement au labeur exemplaire que vous développez sur les soieries japonaises.

Charles contemplait la beauté du sujet. Ces reptiles, somptueusement peints avec leur queue d’algues, étaient synonymes de longévité et de stabilité. Il comprit immédiatement le message que lui envoyait l’empereur ou peut-être tout simplement Arita. Au-delà de ses recherches sur les soieries, le présent était en fait une allégorie de la représentation de l’amitié entre les deux pays, une amitié de 10 000 ans comme la durée de vie de ces créatures mythiques.

Hachirō Arita était tout sourire derrière ses lunettes de fer. L’homme était simple, le visage cordial.

— Excellence, c’est trop de bonté, je ne puis accepter un tel présent, même s’il est destiné à figurer en bonne place dans mes recherches.

— Vous offenseriez l’Empereur  ! Et vous feriez rejaillir sur ma famille et moi-même l’ombre du déshonneur ! Acceptez, je vous prie, répondit Arita, avec une voix où l’angoisse pointait.

Charles s’inclina le plus bas possible, il était toujours debout devant Arita qui était comme tassé au sol dans son habit devant la table basse.

— Votre Excellence, Dieu me garde de froisser Sa Majesté impériale et de porter atteinte à l’ami que vous êtes.

Charles prit la soierie délicatement posée sur du papier lui-même de grande finesse. Un cartonnage délicatement peint la maintenait. Il la trouvait splendide et n’en n’avait jamais vu de cet aspect. Une œuvre maîtresse.

— Laissons cela mon ami, vous avez souhaité une audience, que désirez-vous ?

Charles n’était plus concentré sur le motif de sa visite, cette fichue expédition dans le nord de la Chine, et ne savait plus comment présenter sa requête.

— Hum, Excellence, je…

Il avait dans la main le prestigieux présent de l’empereur et en était maintenant embarrassé. Où le poser, d’autant qu’il avait aussi sa mallette diplomatique dans l’autre main. Il décida de glisser la sacoche entre ses jambes au sol, tandis que de la main droite, il maintenait toujours le fukusa.

— Ah, cher ami, je manque à tous mes devoirs, dit Arita. Il claqua dans ses mains et aussitôt une porte garnie de papier translucide coulissa. Un homme entra, des socquettes aux pieds, se courba du plus qu’il put. Le ministre lui donna des ordres et aussitôt le serviteur demanda à Charles de lui confier momentanément le cadeau. Tandis qu’il sortait, un autre amena une chaise occidentale. Charles s‘y installa et pu reprendre le fil de ses pensées.

— Voilà, votre Excellence, j’ai reçu à l’ambassade une proposition de visite dans le Mandchoukouo, ce qui m’intéresse au plus haut point. Mais les obligations de ma charge ne peuvent m’autoriser une absence de plusieurs jours.

— Ah, mon ami, je sais que vous êtes contrarié avec l’affaire Tani. Je dois vous exprimer ma gratitude et celle du gouvernement pour les affectueuses condoléances que vous adressâtes à l’occasion des obsèques de son prédécesseur, notre regretté Yōtarō Sugimura [1].

Charles, modestement, fit un signe de la main indiquant qu’il était naturel de s’incliner devant la disparition d’un collègue et ami.

— Mais, reprit le ministre, cela permet de remettre en lumière les liens d’amitié qui unissent nos deux pays. Nous trouverons bien ensemble le moyen de régulariser notre représentation à Paris. Je dois dire que votre secrétaire général du quai d’Orsay, que j’ai moi-même rencontré, est un personnage très ferme. Il n’est pas toujours, comment dire, diplomate…

— Ah, j’ignorais, répondit surpris Charles, ne voulant surtout pas entrer dans une question liée à la personnalité d’Alexis Leger.

— Oui, c’était, je crois, lors d’une réception à l’ambassade de France pour votre fête nationale, j’avais été invité par son excellence Monsieur Paul Claudel, l’ambassadeur lorsque moi-même je représentais modestement le Japon à Bruxelles et Monsieur Leger était présent. Nous n’avions échangé que des banalités, mais il me laissa une impression très forte… Oui… Puis comme reprenant le fil de ses idées, donc le Mandchoukouo ?

— Ma charge, votre excellence, ma charge…

— Oui, je comprends bien, mais alors pourquoi avoir demandé à vous y rendre ?

— C’est qu’alors, je pouvais…

— Mais vos attachés militaires peuvent-ils y venir  ? Nos armées de soutien à ce nouvel État se faisaient un honneur de vous accueillir, car je crois que le motif était celui-ci, examiner la combativité de nos troupes qui maintiennent l’ordre là-bas contre les menaces que font peser les provocations soviétiques et mongoles.

— Oui, ils sont très demandeurs et fascinés des compétences de votre armée.

— Dans ce cas, mon ami, nous ne serions pas vexés que vous vous excusiez, nous en serions seulement attristés.

— Oh, que vous me soulagez ! Oui, je peux prétexter d’un inconfort lié au voyage en avion, des problèmes de santé… En seriez-vous d’accord ?

— Mais bien évidemment, Cher Arsène-Henry, l’important pour mon pays et moi-même, c’est que vous soyez à l’aise dans vos déplacements et dans votre liberté. Autant l’affaire Tani est basée sur des rumeurs, que votre indisposition momentanée nous fait comprendre et accepter votre regrettable absence. J’en informe immédiatement nos services de l’armée.

Dans le bistrot « Chez Nénesse », un rade de la place de la Fraternité, à Bagnolet, où Daniel avait accompagné Mado à l’issue de la manifestation devant chez GEF, ils se faisaient face, assis dans un angle proche d’un poêle éteint. Depuis le meeting pour l’Espagne, ils ne s’étaient pas revus. Daniel aurait bien aimé, mais il n’avait rien fait en ce sens, bien qu’il eût gardé l’adresse que Mado avait alors griffonnée sur un morceau de papier. Le temps passait, éloignant toute nouvelle perspective. Peut-être y trouvait-il un confort ? Cette nouvelle rencontre bouleversait tout. La quiétude et la facilité dans lesquelles s’était installé Daniel et l’audace conquérante de Mado se heurtaient pour la première fois.

Il tournait avec application une petite cuiller dans la tasse tandis que Mado regardait songeuse le verre de limonade devant elle. Le silence régnait entre eux, le troquet presque vide, seul le bruit de deux consommateurs accoudés au comptoir et jouant leur tournée au quatre vingt-et-un, se répercutaient sur les murs sales de crasse et de fumée. Les dés roulaient.

Mado but rapidement une lampée comme pour se donner du courage.

— Comment vas-tu ? lui demanda-t-elle.

— Ça va, et toi ?

— Cela fait des semaines que j’m’interroge. Pourquoi tu m’as pas écrit  ? T’as pas envie d’avoir de mes nouvelles ?

— Non, ce n’est pas ça, tu sais Mado, il y a tant à faire que je n’ai pas de temps pour moi.

Daniel avala une toute petite gorgée de café. Il était amer. Il ne savait quoi dire à Mado. Il sentait qu’elle s’impatientait, qu’elle voulait retisser quelque chose. Le craignait-il  ? Il reposa sa tasse et la regarda. Une belle femme, bien que ses yeux ne soient plus aussi rieurs. À cet instant, il eut peur de dévoiler des sentiments enfouis depuis trop longtemps. Il ne souhaitait pas les exhumer, il les craignait. Le front de Mado se plissa.

— Tu n’es pas bavard, dis donc, Daniel !

— Heu, excuse-moi, Mado, j’avais l’esprit ailleurs.

— Oui, peut-être, à moins que tu trouves rien à me dire, auquel cas, j’me tire.

— Non, non, je pensais à cette histoire de réintégration de Titi chez GEF, mentit Daniel, penaud et pas très fier.

— Oui, c’est bien c’que j’pense, nous sommes l’un en face de l’autre et t’as rien à m’dire ! Elle fit mine de se lever en ramassant son sac à main et en rabattant les pans de son manteau.

— Non, reste là, Mado je t’en prie. J’ai envie que nous parlions, mais je pense que ce n’est pas très simple après ce que nous avons vécu ensemble et depuis tout ce temps. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes idées, tu comprends ?

— Oui, enfin oui et non, parce que moi, elles sont claires mes idées !

— Mado, regarde-moi, j’ai vieilli, beaucoup, je vais avoir 60 ans, je ne suis plus l’homme d’il y a vingt ans. Et toi, la dernière fois, tu ne m’as pas répondu lorsque je t’ai demandé si tu avais des enfants, si tu étais mariée, heureuse… Moi, je suis toujours avec Alice… Elle n’est pas en grande forme, lui annonça-t-il sur un ton mélancolique.

— Écoute Daniel, on ne va pas tourner autour du pot pendant 500 ans  ! Nous nous sommes fréquentés peu de temps, mais nous avons eu des rapports très forts, une vraie liaison. Pour moi, c’était du sérieux, tu comprends  ? J’ai du sentiment, d’ailleurs, j’t’ai eu dans la peau tout d’suite. Tu sais c’que c’est Daniel, qu’d’penser à quelqu’un tout le temps, même dans les bras d’un mari qui me faisait l’amour tandis que je comptais les fleurs de la frise de la chambre et que je savais qu’à la dix-huitième ce serait terminé  ? Mon mari, j’l’ai pris pour pas être seule comme une godiche, veuve une fois ça m’suffisait. Eh ben non  ! Il a été écrabouillé par un palan de chantier qui a versé sur lui. Y a 5 ans. Quand j’t’ai revu, tout est remonté à la surface. Daniel, moi, je t’aime toujours et j’crois que c’est pour la vie !

Elle prit la main de Daniel dans la sienne et la porta à ses lèvres. Elle y déposa deux baisers légers comme de la plume, frais comme tout, mais qui donnèrent la fièvre à Daniel. Il n’osa pas retirer sa main, il se sentait happé par les yeux de Mado. Il la trouvait belle et désirable. Mais il pensait aussi à Alice, il ne voulait pas lui causer la moindre peine. Il se sentit pris dans un étau.

D’une voix mal assurée, il demanda :

— Tu ne m’as pas dit, vous avez eu des enfants ?

— Non, ça s’est pas fait et au fond je pense que j’en voulais peut-être pas. Mais Daniel regarde-moi dans les yeux, tu n’éprouves rien pour moi ?

À Haneda, l’aéroport de Tokyo, le colonel Ferrant et le capitaine Paszkiewicz, accompagnés de Charles Arsène-Henry, patientaient dans une vaste salle d’attente avant leur embarquement pour le Mandchoukouo. Un interprète, revêtu d’un uniforme, était à leurs côtés. Il s’était présenté tout à l’heure comme amoureux de la France où il avait fait des études.

— Vous êtes bien en possession de vos passeports diplomatiques, messieurs  ? demanda l’ambassadeur pour la troisième fois aux deux militaires. Ils acquiescèrent, un petit sourire moqueur se dessinait sur leurs lèvres. Leurs bagages avaient été emmenés dans la soute du Mitsubishi G3M2, initialement un bombardier longue distance, transformé en avion de ligne civil. Les deux hommes avaient gardé dans des sacoches de cuir fermées à clef, les documents les plus importants, les feuillets où les questions à poser avaient été tapées à la machine, même le code pour accéder facilement à l’ambassade de France à Moscou, somme toute une des plus proches. Depuis leur place, ils virent plusieurs officiers japonais se diriger vers eux d’une allure très martiale. Les sabres pendaient à leur ceinture et cognaient sur les bottes rutilantes.

Les formalités avaient été remplies, et un colonel nippon demanda à parler à son Excellence Arsène-Henry. Celui-ci, par le truchement de l’interprète, se présenta et le colonel au garde à vous, puis avec de profondes inclinations, lui présenta des excuses à n’en plus finir, car il n’y avait pas de place pour lui, et que l’inconfort du voyage de toute façon eût été un calvaire pour son excellence. L’ambassadeur sourit modestement et répondit que cela n’était pas grave, que les attachés militaires avaient toute sa confiance, qu’ils lui feraient un rapport circonstancié à leur retour. Il se tourna vers Ferrant et Paszkiewicz, leur fit ses adieux tandis que les deux hommes le saluaient en portant d’un mouvement impeccable leur main au képi.

Quelques instants plus tard, après qu’Arsène Henry se soit dirigé vers sa voiture équipée d’un fanion aux couleurs de la France, tout le monde prit place dans le Mitsubishi. Une charmante hôtesse vêtue à l’européenne les aida à s’installer dans les fauteuils dont Paszkiewicz, qui était grand, découvrit tout l’inconfort, il n’arrivait pas à caser ses jambes. Les deux moteurs latéraux grondèrent, la carlingue vibra et l’engin se positionna sur la piste d’envol dans un tintamarre épouvantable. Lorsque toute la puissance fut donnée, le bruit fut tel que toute conversation devint impossible. L’avion roula de plus en plus vite, puis doucement quitta le sol et grimpa lentement vers les nuages. Les deux Français avaient retiré leurs casquettes que l’hôtesse avait déposées dans un porte-bagage vide au-dessus de leur tête. Le colonel qui les accompagnait interpella la jeune femme et quelques instants plus tard, tout le monde avait en main des verres de saké ainsi qu’une fiole à disposition. Le trajet passait par la Corée [2] pour ensuite se diriger vers le Mandchoukouo frontalier de celle-ci.

Durant le voyage, il leur fut servi des gyozas, ces raviolis à la texture incomparable, puis des ramens remarquables dans leur soupe, des tempuras d’une grande légèreté, du riz et bien d’autres choses encore. Le saké coulait comme d’une fontaine. À se demander comment la jeune femme réussissait à servir toutes ces merveilles alors qu’il n’y avait pas de cuisine mais des placards tout riquiquis. Bientôt une torpeur envahit l’habitacle et tout le monde fit une sieste dans le hurlement des moteurs.

Ils atterrirent à l’aérodrome de Hsinking [3] en pleine nuit. Celui-ci était composé d’une grande bâtisse et de deux hangars où stationnaient des engins militaires. Il était doté de pistes en béton, ce qui surprit Paszkiewicz. De tels agencements étaient rares et ne pouvaient servir qu’à des utilisations très denses. Dès que l’échelle mobile fut ajustée à la carlingue et la porte ouverte, un vent coulis entra dans l’habitacle et fit frissonner les deux français. Des officiels arrivèrent à fond de train dans des voitures luxueuses et rutilantes. Des projecteurs balayaient le tarmac. Dès que tout fut en ordre, les officiers japonais les plus gardés descendirent, puis ce fut le tour des deux représentants de la République. En bas de la descente, les talons claquèrent, les visages furent tendus vers l’horizon, les hommes au garde à vous, une escouade arrivée de l’autre côté, présentait les armes. Ce fut parfait. Ferrant et Paszkiewicz furent conduits dans un salon de la grande bâtisse où une réception officielle eut lieu. Photographes, discours, remise de bouquets de fleurs, toasts, canapés, l’interprète avait fort à faire et les délégués ne savaient plus où donner de la tête.

Dès que tout fut achevé, il leur fut indiqué qu’ils allaient être logés dans un palace de la capitale et que le lendemain matin vers 10 heures, ils seraient conduits vers le fleuve Tumen, frontalier de la Corée, de l’Union soviétique et du Mandchoukouo afin d’assister à des exercices militaires.

Une automobile les conduisit dans la ville de Hsinking où, après avoir traversé des boulevards déserts, ils s’arrêtèrent avenue Datong, non loin du grand magasin Paoshan. La ville semblait irréelle, peuplée d’ombres. Quelques rares voitures et camions passaient dans les artères vides en crachotant et en pétaradant. Partout, des militaires en permission s’aventuraient à la recherche de bars et de maisons de plaisirs.

L’hôtel somptueux les étonna, leur chambre immense encore plus.

Le lendemain matin, rasés de près, impeccables dans leurs uniformes d’apparat, ils embarquèrent dans une limousine aux sièges arrière inconfortables au possible. Ils sentaient les ressorts leur meurtrir les fesses et le moindre cahot les faisait perdre leur assise. L’interprète les informa qu’en soirée ils arriveraient aux alentours du lac Khassan afin d’assister à des manœuvres inter-armes. Ferrant se pencha vers Paszkiewicz et lui chuchota :

— Ils n’ont toujours pas digéré leur défaite contre les Popovs ! C’est très intéressant.

— Ah, oui, c’était quand déjà ?

— À peine un an, juillet 38. Figurez-vous qu’un général popov a déserté [4] en juin, si je ne m’abuse. Les Japonais ont eu alors tous les éléments leur permettant de gagner quelques hauteurs stratégiques du lac où nous allons. Une rude bataille à ce que j’ai appris, mais au bout d’un mois, ils ont été défaits et ont demandé un accord. C’est diablement intéressant d’y aller, mon cher.

Notes :

[1Yōtarō Sugimura (1884-1939) diplomate japonais, ambassadeur du Japon à Paris, il a été muté à Washington et avait quitté ses fonctions le 15/12/1938. Il décéda aux USA le 24 mars 1939. Le quai d’Orsay envoie ses condoléances au gouvernement japonais, ce qui apaise momentanément l’affaire Tani.

[2Alors annexée par le Japon.

[3Actuellement Changchun.

[4Il s’agit du général Guenrikh Liouchkov, qui déserta et se livra à l’armée japonaise en juin 1938 avec des codes de déchiffrements et des plans de défense.

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