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Chapitre XVI

Ça barde !

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 8 novembre 2024
Temps de lecture : 20 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Au Japon, l’ambassadeur concentrait l’énergie de ses services sur la recherche de danses historiques locales pour une exposition en France. Il fut invité à se présenter chez le ministre Hachirō Arita. Celui-ci lui annonça la possibilité de désigner un nouvel ambassadeur nippon à Paris. Mais surtout, il lui fit de graves remontrances sur la livraison de logistique à l’armée nationaliste chinoise.

À Montreuil, la chaleur était accablante. Un accident eut lieu chez les Lagarde, un ouvrier, Tonton, fut écrasé par une poutre métallique. Jules l’accusa d’avoir bu. La colère monta très vite. Prenant peur, il appela son ami de la cagoule, de la Puisaye.

Le lecteur a pris connaissance des turpitudes de Joseph Barthélémy et de l’avis de l’auteur sur ce personnage.

Comme presque toutes les semaines, un rassemblement a eu lieu à Montreuil au cours duquel un arbre de la Liberté a été planté.


Chapitre XVI : Ça barde !

13 juin 1939

L’enterrement eut lieu le matin à 10 heures. Gaston Mesnard était un libre penseur, socialiste. Le Parti communiste mit un point d’honneur à être massivement présent pour ses obsèques. Le rapport d’autopsie ne signalait ni anomalie, ni alcoolisation du malheureux. L’argument de Lagarde s’effondrait. Néanmoins, avec une obstination têtue qui reste l’apanage des esprits faibles, il s’y accrochait mordicus. Une collecte avait été organisée, mais la veuve était dans un tel état d’hébétude qu’elle ne comprit rien lorsque Robert Moinot apporta l’argent de la collecte. La pauvre femme, dont toute la rue connaissait la fragilité, ne réagissait à rien. Il avait fallu que Sotemaille et un jeune gars de l’atelier aillent la chercher et la trimbalent jusqu’au convoi. Une superbe couronne était accrochée au corbillard, celle qu’Edmonde Lagarde avait exigée qu’elle fût commandée. Il n’y avait pas d’autres fleurs. Dans la foule, cette couronne provoquait des gorges chaudes. Cet argent aurait été plus utile dans l’escarcelle de la veuve…Le cercueil en mauvais sapin, mal calé, tressautait sur les pavés de guingois de la rue des Groseilliers.

Après être passé devant l’usine Lagarde fermée et dont rien n’indiquait la cause de cette fermeture, le convoi mortuaire était arrivé chez Tonton au bout de la rue. Ce fut le signal du rassemblement dans l’attente du départ.

Chez les Lagarde, la question de la participation aux obsèques avait nourri une discussion terrible toute la soirée du dimanche. Edmonde et Monique auraient bien souhaité en être. Jules estimait que cette présence pourrait être comprise comme une provocation. Quant à Antoinette, elle opinait pour l’un et pour les autres. On ne savait pas le contenu de sa pensée, ni si elle en avait une. En fait, Jules sentait instinctivement qu’il valait mieux faire le dos rond, s’abstenir de tout et attendre que l’orage s’éloigne. C’est sur l’insistance de sa femme et de sa fille cadette qu’il avait concédé la commande d’une couronne avec un bandeau où le fleuriste avait collé les lettres formant les mots « À notre regretté collègue ».

Le cheval qui tirait le convoi était vieux et fatigué de l’être. Il avançait d’un pas pesant et lent. Plutôt que de surcharger le corbillard en ajoutant son poids, le conducteur marchait à ses côtés en tenant la bride et en le flattant par des petits bruits que sa langue faisait en se collant au palais. De temps à autre, il renforçait ses encouragements par un « Allez ma belle », ce devait être une jument.

Le défunt ne passa pas à l’église.

Au cimetière, devant la tombe, le cercueil fut posé sur des tréteaux, quelques prises de paroles eurent lieu. Daniel Renoult en appela au rassemblement comme « aujourd’hui, socialistes, communistes et hommes de convictions, rassemblés pour changer la vie ». Bien que rien ne fût dit, toute l’assemblée pensait aux conditions d’exploitation chez Lagarde et une colère tenace montait. Après que quatre individus eurent fait glisser la bière dans le trou, que les cordes glissèrent pour en sortir et que la terre de premières pelletées fit résonner gravement le couvercle de la bière, beaucoup de gens se retrouvèrent au café Au bon repos face à l’entrée. La première tournée ingurgitée, les langues se délièrent et il fut décidé de ne pas reprendre le boulot et d’exiger que les conditions de travail soient améliorées. La question du salaire vint également sur le tapis. Aussi, dès l’après-midi, les salariés de l’entreprise se rassemblèrent devant le grand portail de l’usine pour réclamer des négociations.

Jules Lagarde resta claquemuré à l’étage de son bureau, même la comptable n’avait pas repris sa fonction. C’est alors qu’Edmonde arriva, affolée, pour l’informer que quelqu’un le demandait. Du fait de l’attroupement, il avait sonné au pavillon.

— Qui c’est ? demanda-t-il inquiet.

— Un certain Puisaille…

— Ah ! Tu pouvais pas le dire plus tôt ! J’arrive tout de suite le chercher. Non mais quelle gourde !

Les deux hommes se réunirent rapidement dans le bureau. Jules expliqua succinctement la situation et demanda à de la Puisaye s’il pouvait l’aider.

— Mais bien sûr mon vieux. Demain matin, à la première heure, on déblaiera les Rouges qui retournent les salariés les plus fragiles. J’en fais mon affaire. Alors bien sûr, pas un mot, motus ! Et ne soyez pas surpris, laissez faire nos amis.

— Alors vous me sauvez ! N’ayez crainte, je serai muet comme une tombe. Comment allez-vous pratiquer ?

— Voilà, tout d’abord…

Le lendemain matin, le soleil émergeait à peine des toits et n’éclairait que d’une lueur blafarde la rue des Groseilliers, qu’un camion cahotant et bâché surgissait en provenance de la rue des Graviers. Il était précédé de deux Citroën noires.

Dans les maisons, de faibles lumières s’allumaient, la touffeur était toujours présente et tout le monde attendait qu’enfin une pluie rafraîchissante survienne. Évelyne, déjà levée, avait pris un broc pour le remplir au robinet. Un chat rôdait dans la cour et vint se faire caresser en miaulant. En face, l’usine était vide. Elle avait un aspect sinistre, sans lumière, sans relief, avec une lèpre sur la façade qui entourait deux immenses portes métalliques. Dans le pavillon, on ne discernait rien qui bougeât derrière les persiennes closes. Les ouvriers avaient convenu que dès l’embauche, à 7 heures 30, ils s’assembleraient pour convenir de l’occupation ou non des locaux. Il fallait que cette crapule de Lagarde la sente passer la mort de tonton !

Sotemaille était déjà parti pour conduire les premières rames de métro. La Saute-aux-prunes était aussi debout et tournait en rond chez elle, ne sachant que faire, partir en maraude ou attendre qu’un micheton surgisse. Elle décida finalement de déambuler en ville à la recherche d’une touche. Titi Lecerf s’énervait tout seul devant chez lui et, soudain, il déguerpit, on ne sait où.

Lorsque le convoi s’approcha de l’usine, les freins du camion crissèrent devant le 37 et il s’arrêta, collé à une Citroën. Évelyne reprenait sa cruche après avoir fait ronronner le chat qui restait devant elle, la queue dressée comme un mât dans l’attente de son drapeau. La bâche se souleva et une quinzaine d’hommes en bleu de travail en jaillirent et se dirigèrent vers l’entrée de l’usine tandis qu’un homme en gabardine de cuir, malgré cette chaleur matinale, ouvrait la portière avant de la première voiture, sautait à terre et courait vers le portail. Une clef à la main, il manœuvra la serrure. Aussitôt, les hommes rentrèrent à la queue leu leu. Devant les machines, Jules Lagarde attendait. Il accueillit ceux qui arrivaient, et leur désigna les machines, et pour les autres, il les conduisit dehors afin qu’ils s’attèlent au chantier de construction afin de le terminer.

À l’extérieur, dans les deux voitures, des hommes patientaient, fumant cigarette sur cigarette dont la fumée diaphane s’évadait des vitres abaissées. Pas un ne pipait mot. Ils attendaient. Évelyne, soupçonneuse, alla presser son homme de jeter un œil. Robert vint et trouva tout ça bien étrange et même suspect. Il courut prévenir Titi qui n’était plus chez lui. Il alla chez Sotemaille, la porte était fermée. Il alla jusque chez Dieu où Jeanne lui ouvrit. Il informa vite fait son mari de la situation, Hubert, que tous surnommaient Bébert, qui buvait un café au bol. Ils convinrent de rameuter du monde. Lorsqu’ils approchèrent de chez Lagarde, déjà trois salariés tentaient d’entrer, mais ceux qui bossaient à l’intérieur avaient tout refermé. Ils entendirent les machines tourner et se doutèrent d’un coup de Trafalgar de Lagarde.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Robert.

— C’est fermé ! répondit l’un.

— Pourtant, y a des mecs dedans, affirma Robert.

C’est alors que les types qui poireautaient dans les Citroën surgirent. Le claquement des portières alerta les hommes qui s’interrogeaient devant l’entrée close. Celui qui avait le manteau de cuir se posta devant eux, jambes écartées, l’air mauvais. Il intima l’ordre de dégager vite fait aux salariés qui se rassemblaient. Les gars ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils refusèrent en disant qu’ils travaillaient ici.

Comme par enchantement, des matraques sortirent des poches des nervis et ils tapèrent sur le premier venu, Robert. Le coup tomba en plein sur l’arcade sourcilière, le sang gicla immédiatement et l’aveugla. Il gueula tant et plus jusqu’à ce qu’il prenne un second coup qui l’assomma. Désarmés, les ouvriers, en nombre inférieur, ne pouvaient pas grand-chose, ils s’enfuirent. Bébert Dieu était à genoux pour tenter de ranimer Robert Moinot. Tandis que les nervis couraient dans la rue des Groseilliers pour rattraper ceux qui fuyaient, celui qui semblait le chef se retourna et s’en prit à Bébert. Costaud, celui-ci se redressa d’un coup et fit face. Il se mit en garde, évita une première fois la matraque qui heurta le vide et déséquilibra un tantinet son détenteur. Bébert en profita pour balancer un coup de poing dans la tempe de son agresseur qui tituba et, certainement étourdi, lâcha sa trique pour passer sa main sur la contusion. Profitant de ce répit, Bébert attrapa Robert sous les aisselles et le releva comme d’un rien. C’est alors que l’autre sortit un revolver et voulut tirer.

— Range ça, t’es con, tu vas aller en taule ! lui cria Bébert.

L’autre, plein de fureur, tira. Bébert, dans un mouvement instinctif, à la façon d’un torero, se mit juste à temps de profil, entraînant le corps de Robert. La balle frôla ses vêtements à hauteur de poitrine, effleura le crâne de son ami et alla percuter la vieille lessiveuse qui était sous le robinet du 37, faisant un trou par lequel un jet d’eau jaillit. Dans sa volte, Bébert lâcha Robert et allongea une claque monumentale au petit chef qui valdingua un peu plus loin. Ses sbires, attirés par le coup de feu, rappliquaient en courant.

Bébert attrapa le petit chef par le col de son manteau de cuir alors qu’il peinait à se relever et lui fit une clef de bras l’empêchant ainsi d’être menaçant. Tout en le maintenant courbé, il se pencha et ramassa l’arme. Il attendit. Le groupe de scélérats s’approchait. Voyant leur responsable maintenu de la sorte avec un Bébert qui paraissait encore plus grand et massif dans sa colère, les malfrats se tinrent à distance respectable.

— Vous remontez dans vos bagnoles, les crasses de meule ! Vous décanillez vite fait sinon lui s’en prend une dans le buffet.

Un des nervis demanda à celui qui était pantelant dans les mains de Bébert.

— Qu’est-ce qu’on fait Angelo ?

— Vous obéissez ! lança-t-il dans une colère froide.

Lorsqu’ils furent installés dans les deux Citroën, Bébert libéra Angelo qui, tentant de retrouver une dignité, marcha raide vers un véhicule. Depuis le tir, des gens passaient la tête depuis la porte de leur masure, les plus courageux restaient sur le pas. Quand tous les sbires furent dans les bagnoles, les curieux surgirent tandis qu’Évelyne et Patrick s’occupaient de Robert.

Elle lui appliqua un bout de vieux drap sur la plaie et, avec une bande du même tissu qu’elle déchira avec les dents, elle lui maintint sur le crâne. Bébert se pencha vers eux et dit à Patrick d’une voix très basse : « Planque ça, en dehors de chez toi ! » en lui donnant l’arme. Patrick comprit en un clin d’œil, s’empara du revolver et le glissa dans la poche de son pantalon. Le froid de l’acier lui fit hérisser les poils de la cuisse. Personne n’avait rien vu.

Parmi les trois salariés qui s’étaient sauvés, un avait été rattrapé et les voyous avaient commencé à le tabasser. On s’occupa aussi de lui, il s’en tirait avec des bleus et un coquard qui gonflait la paupière rapidement. On y appliqua un linge froid, mais par la chaleur, ce n’était pas glacé. L’information courut de maison en maison, traversa les rues et bientôt tout le quartier était en ébullition. À l’intérieur de l’usine, le travail continuait avec les jaunes. Leur camion était resté à sa place, le conducteur devait être dans l’atelier ou au chantier.

La colère maintenant s’était emparée de tout le monde. Les plus déterminés commençaient à taper à coup de poings contre les vantaux de métal.

Dans le charivari, où les uns se meurtrissaient les mains et les autres cherchaient un moyen de débloquer la porte, une pince-monseigneur avait surgi. Un fourgon de police arriva à fond de train sans qu’on le remarquât dans tout ce boucan. C’est quand les premiers policiers tentèrent de s’interposer entre la foule et la porte que les gens les remarquèrent. Les agents, moins d’une dizaine, ne faisaient pas le poids. La révolte grondait et elle aveuglait les riverains.

Dans le bureau du premier étage, Lagarde transpirait à grosse goutte. Il avait entendu le coup de feu et la débandade des nervis. Soudain, il eut peur. Il s’était servi un grand verre d’une bouteille de cognac qu’il avait dans le placard et dont il régalait parfois les visiteurs. Puis, affolé, il avait décroché le combiné du téléphone et appelé le commissariat. C’est ainsi que le fourgon était arrivé. Les jaunes avaient cessé le travail. Ils sentaient que tout ne se passait pas comme prévu.

À l’extérieur, les agents avaient dû reculer, ils étaient maintenant pris à partie par la foule qui les traitait de tous les noms. Le pied-de-biche fut glissé dans l’interstice et des gros bras s’arcboutaient afin de faire céder la serrure. La tôle grinçait et commençait à se tordre.

Le commissaire, informé de l’évolution des choses par le conducteur du fourgon qui l’avait appelé depuis la boulangerie Fongaro, prenant conscience du sérieux problème, mit en œuvre les gros moyens en appelant la Préfecture. Des ordres furent donnés, l’affaire prenait une ampleur rarement vue à Montreuil.

Les gars dehors, ceux qui travaillaient à la carrière, avaient été chercher des masses. Soudain, tandis que la pince tentait de se frayer un chemin, que le pêne commençait à fléchir, des coups violents et sourds résonnèrent à l’intérieur. Tout de suite, les jaunes comprirent que les assiégeants étaient en train de cogner sur les gonds afin de les démantibuler.

Au-dehors, les femmes en rage s’en prenaient aux policiers qui reculaient. Fallait voir, une véritable bataille rangée, sans qu’un général ne commandât ! Soudain un grand fracas emplit la rue. Un vantail venait de s’effondrer. Lorsqu’il vacilla, les hommes se faufilèrent de côté pour ne pas se faire écraser. Un gros nuage de poussière se souleva. La bataille rangée s’interrompit et les riverains contemplèrent l’intérieur de l’usine, accessible. L’entrée béait, un antre sombre apparaissait tandis que le soleil commençait à inonder la rue des Groseilliers. Certains avec des masses, un avec le pied-de-biche, d’autres avec on ne sait quoi, ils hésitaient tous à pénétrer tandis que les jaunes s’étaient retirés au plus profond de l’atelier.

Dans le silence qui s’installa, où tout le monde se demandait ce qu’il fallait faire, les oreilles des plus aguerries remarquèrent un bruit saccadé en provenance de la rue des Graviers. Le bruit enfla soudain, les mobiles arrivaient sur leurs chevaux. Tout le monde tendit le cou comme pour guetter l’arrivée en scène d’un nouvel acteur. Il n’y avait pas de peur, ni de reculade, seulement de la surprise. L’attention était détournée de l’usine.

En quelques secondes, les cavaliers redonnèrent confiance aux policiers, les chevaux, couverts de sueur, encerclèrent tout le monde. Sans ménagement, les gardes mobiles poussèrent les manifestants au milieu de la rue, un cheval faillit déraper sur la porte couchée. Les femmes furent refoulées par les policiers, certaines se glissèrent entre les mailles pour rentrer chez elles.

Le téléphone sonna dans le bureau du commissaire Bertrand. Il décrocha :

— De la Puisaye à l’appareil, entendit-il.

— Ah, c’est vous ? Vous m’appelez au sujet du grabuge chez Lagarde ?

— Oui, écoutez, Bertrand, les Rouges sont passés à l’attaque, il est temps de leur mettre une raclée ! Lagarde est de nos amis. Je vous laisse agir au mieux.

— D’accord, répondit le cagoulard.

Vorochilov entra dans le bureau de Staline. Celui-ci était assis à écrire des notes sur le côté d’une feuille dactylographiée. Sans lever le nez du papier, il montra du crayon la place face à lui :

— Prends place, Kliment.

Vorochilov s’assit et posa sur ses genoux un dossier qu’il avait tiré de sa serviette de cuir avant d’entrer. Les sacoches restaient dans l’antichambre pour des raisons de sécurité. Staline restait concentré, il biffa un paragraphe, passa à la page suivante. En attendant, Vorochilov examina les cadres accrochés sur les panneaux de chêne. Il les connaissait pourtant bien, mais ils l’impressionnaient à chaque fois. Il y avait là Marx, Engels, Lénine. Ce dernier était presque rayonnant, les yeux plissés qui faisaient des petites pattes d’oie sur les côtés, il avait un regard presque espiègle, voire complice. Il le trouva particulièrement réussi.

Staline posa sa mine, se leva et commença à marcher dans la pièce :

— Alors Kliment, comment ça se passe avec les Japonais ? J’ai appris qu’il y avait eu un nouveau bombardement en profondeur en Mongolie.

— Effectivement, camarade Staline. Notre dispositif se met en place. Nous acheminons des renforts, mais il faut construire une route de plusieurs centaines de kilomètres. C’est indispensable pour les chars et toute la logistique. J’ai là toutes les données, dit Vorochilov en montrant le dossier.

— Explique-moi. Tu as eu toutes les instructions. Le nouveau, tu en es satisfait ?

— Camarade Staline, Joukov vient d’arriver. Ses premiers rapports sont clairs, il a besoin de temps. En théorie sur le papier et dans les manœuvres en Biélorussie, il est excellent et innovant. Sa conception a donné d’excellents résultats.

— Hum, c’est quoi déjà ?

— Eh bien, il ne jette pas toutes les forces dans l’attaque. Une conception par vague. Il attend le point de rupture, celui où les forces en présence sont en quelque sorte à égalité, et alors, il lance les réserves fraîches qui bousculent tout. Il est méticuleux, précis. Il veut coordonner cavalerie et infanterie avec aviation et artillerie.

— Et les Japonais ?

— D’abord, ils nous méprisent. Ça ne les aidera pas. Enfin, leur tactique est inverse de celle de Joukov, ils lancent toutes leurs forces d’un coup dans l’attaque. Pas de réserves. Du coup, s’ils sont stoppés, ils n’ont rien de plus à jeter dans la bataille. Grosse différence de stratégie.

— Tu es sûr de lui ?

— Politiquement, il est fiable et fidèle. Humainement, c’est un ours, et partout où il est passé, il a excellé.

— Hum…Quand sera-t-il prêt ?

— Camarade Staline, je pense qu’au mois d’août, on aura toutes les infrastructures pour être inattaquable.

— C’est trop tard. Dans un mois, il doit être opérationnel ! Donne-lui les moyens de faire.

— Mais…

Staline le coupa. Il avait le regard qui s’était assombri, le front plissé :

— Kliment, les Anglais et les Français rechignent à nous rencontrer. Je les soupçonne de faire en sorte que l’Allemagne prenne la Pologne. Rien n’est franc dans leur jeu ! Et pour les nazis, la Pologne c’est l’accès rêvé sur la Baltique et Leningrad, déjà qu’ils ont Memel. La situation est sérieuse, très sérieuse. Les pays baltes se couchent. Tu le sais ! On ne peut pas avoir deux fronts. Hitler a toujours dit qu’il voulait nous faire la peau. Mais ça tu le sais aussi. Alors, tu ordonnes à ton Joukov de faire vite et de contenir les Japonais, mais surtout de ne pas entrer en profondeur dans le Mandchoukouo. Parce que, vois-tu, les Japonais sont en train d’envahir la Chine. Tu te rends compte, la Chine ! C’est énorme. Bon, ils rencontrent de la résistance, mais s’ils gagnent cet empire gigantesque, plus rien ne les arrêtera. Je ne veux pas d’une guerre avec eux. C’est déterminant. On ne peut avoir deux fronts, un au Sud-est et l’autre à l’Ouest.

— Oui, évidemment…

— Tu te rends compte de notre position, nous serions pris en tenaille.

— Oui oui, je comprends, répondit rapidement Volochirov.

— Nous devons sortir de cette situation infernale. Donc, tu dis à Joukov de faire vite et bien, c’est urgent. Une question de semaines.

— J’en informe l’état-major et Joukov.

— Et que devient Feklenko ?

— Il est fatigué camarade Staline, il rentre à Moscou. Vorochilov avançait sur des œufs, Feklenko, alcoolique, avait l’estime de Staline. Vorochilov considérait néanmoins que c’était un officier de cavalerie de grande valeur.

— Bien.

— Au revoir camarade Staline.

— Oui, Kliment et sais-tu ce que Napoléon disait à ses officiers qui considéraient qu’une action était impossible  ? « Impossible ? Ce n’est pas français ». Eh bien, maintenant, je veux que impossible ne soit pas soviétique !

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