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Nouvelle

La Colonie s’ennuie

Accès libre
Mise à jour le 23 mai 2025
Temps de lecture : 10 minutes

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Nouvelle

Jacques Mondoloni est écrivain. Roman noir, science-fiction, théâtre, il a publié des dizaines d’ouvrages. Il est considéré comme un maître d’un genre particulièrement difficile : la nouvelle.

C’est aussi un ami de Liberté Actus. On se souvient de sa magnifique nouvelle, Rue Aragon, qu’il nous avait offerte. Puis de sa Nuit des longs ciseaux, truculente, un hommage funèbre d’un nouveau geste. Aujourd’hui, avec La Colonie s’ennuie, il renoue avec son amour de l’anticipation.

Quant à Mai 68, il lui a consacré un livre autobiographique haut-en-couleur, Fleur de Rage ou le roman de Mai (paru chez Arcane 17).

La Colonie s’ennuie

Malgré son exil sur Mars, ou plutôt son bannissement, conséquence de sa disgrâce auprès du président Fool, Elon gère son entreprise mais, en pratique, j’en ai la main. Résultat : Elon, c’est mon client, c’est ma pelote, ma terre nourricière, financière, gros labours lourds de pognon, nouille dorée garantie, labourez  ! il en restera quelque chose  ! À moi La Fontaine  ! Toutes les campagnes de pub que j’ai portées dans les médias, de la réclame marteau matraquage, de la pure propagande, du bobard pour aventuriers décavés, encore à la recherche du frisson…

« Mars  ! Mars  ! » fusait Elon avec sa voix de canard dans les meetings du président… « Allez sur Mars  ! » reprenaient ses réseaux, ses tambours… sur des panneaux, sur des écrans, à saturer l’horizon, promo permanente, robinet à subventions, l’idée qui les fait tous monter aux branches, pétard de délire, la planète en fièvre, et la vanité d’avoir pu concevoir en plein XXIe siècle un projet missionnaire, redevenir explorateur, colon, comme avant, même en l’absence d’indigènes, quand bien même le bon air manque sur ce putain de désert rouge, et que, pour le moment, les exoplanètes à perpète sont hostiles, des fours, des glaciers, des poisons….

La tête dans les étoiles, son dada depuis toujours, c’était la conquête d’un autre monde, filer avec quelques légions de reproducteurs et génitrices, recommencer à zéro, refaire la Création, prendre la place de Dieu et cette fois sans galopades démographiques… les nanas du Mayflower, il te les aurait forcées à prendre la pilule, et leurs mecs il te les aurait castrés sur l’embarcadère… The Frontier n’aurait pas été sans cesse repoussée… L’Eldorado bien limité, jardin des délices avec ticket d’entrée, cocagne nominale, brevetée sans carambouille… L’Empire sans le populo  ! Les élites à la trappe !

Maintenant déporté sur Mars avec sa bande de fidèles (ses ingénieurs avec leur famille), ses rêves sont brisés, et son seul contact restant avec la Terre, c’est par l’intermédiaire de l’Agence spatiale que le président m’a confiée…

Ma rente, ma cure, c’est lui, mais il me faut le séduire, le distraire, lui faire oublier sa prison martienne, et ses fusées confisquées, au rebut dans la poussière rouge.

Aujourd’hui, il m’écrit :

Base martienne 14

Max,

L’holovision est encore en panne : la poussière ici s’infiltre partout, les tourbillons d’oxyde de fer vous détraquent les appareils, les tempêtes imprévisibles balayent tout sur leur passage, vous emportent les habitations, les fameux claps du Dôme, où nos « Martiens » ont trouvé refuge. Mon message t’arrivera, je le sais, dans une dizaine de minutes, merci à la vitesse de la lumière, et tu comprendras que la situation que j’ai observée est inquiétante. Le moral est bas. Il n’est pas question de tarir la colonisation, mais ma disgrâce risque de mettre en péril notre programme. Pour résumer la situation : le Président est en train de nous lâcher, les pionniers ne l’emballent plus, et la colonie s’ennuie.

Les familles terrestres se sont habituées à correspondre, à se réconforter, malgré les quelques minutes de décalage, d’où l’expression : tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler… mais la communication ne suffit pas à briser la solitude, et la déprime, surtout chez les célibataires (les quelques couples mariés résistent mieux, mais certains se déchirent, abandonnés par le désir, bandaison au point mort, libido de la partenaire tombée à zéro, la gravité si ténue ne favorise pas la réunion, si tu vois le tableau)… Les holo-porno les dégoûtent. Ils préfèrent regarder pousser les fleurs de la gloriette, ou les patates de la serre, à l’écart des autres colons.

On m’a rapporté des tentatives de suicide, surtout chez les cobayes sélectionnés pour étudier leur comportement sur une longue durée. Ils craquent, ils oublient leur protection, leur scaphandre, ils partent braver le froid (- 60, selon le moment de la journée), se prenant pour des explorateurs, invoquant bruyamment à la cantine Christophe Colomb, Magellan, Jacques Cartier, Livingstone, les conquistadors, Cortès, Pizarro… Ces demeurés, explorateurs de mes deux, on les retrouve à moitié morts dans un trou de la calotte, ou en train de téter la réserve d’oxygène d’un Rover qu’ils ont emprunté sans permission, ou encore englués dans la poussière boueuse des derricks, car l’eau qu’on recueille de la calotte transforme Mars en marsh, marécage en anglais : d’ailleurs les travailleurs de l’extraction disent entre eux : marsh ou crève !

Il y a en conséquence des velléités d’indiscipline, surtout chez les Amerloques, retranchés au fond du Dôme, dans leurs claps, qui, quand ils ont une bibine de trop dans le cornet, vont jouer au baseball dans la pente givrée du volcan le plus proche. Ils reviennent dans un état  ! Mais ils ont encore la force de se croire humiliés, alors ils gueulent qu’ils veulent évacuer la base, ils guettent, ils appellent l’hélicoptère qui va surgir du nuage et les sauver, comme autrefois au Vietnam… Conclusion : on est obligés de les enfermer, au mitard, des fois pendant une semaine ! Au moins à ce moment-là j’ai des voisins !

Les Européens, surtout les Français, se sont bien acclimatés, ils fréquentent, ils draguent tout le monde, surtout le groupe des Québécoises, chargées de trouver des traces vernaculaires sur la planète — l’une d’elles, une « pitoune », une femme avenante, quoi, marivaude auprès de nos compatriotes. Mais la routine les ronge à petit feu, et la rage est le seul exutoire : ça se constate au réfectoire quand la bouffe a du retard, ou est médiocre : une fois ils ont attaqué les cuisines à coup de saucisses enflammées…

Que faire, Max  ? Je demande à revenir en grâce, donc rentrer sur Terre, bien sûr je sais que le voyage prendra quelques mois. On aura plaisir à se retrouver et fêter mon retour. Mais il me faut une proposition de divertissement pour mon équipe avant mon départ : des images de réjouissance  ? Spectacles amusants  ? Carnaval de rigolade, jeux coquins, ou alors des « produits » euphorisants ?

Je sais, tu penses à la came : on leur a distribué de la Pervitine, la drogue utilisée par la Wehrmacht durant la guerre 39-45, qui a pour effet de transformer un individu normal en robot pouvant passer plus de 72 heures sans dormir, et pétant la forme. Mais on a dû arrêter : ils réclamaient la guerre, des baïonnettes, des canons, la boucherie, ces cons…

En bon Français, je penche pour les bistrots, le zinc, les mecs qui racontent des conneries devant un verre. Ton avis ?

La première fois que j’ai rencontré Elon, c’était dans un café français de la côte Est, peut-être « Chez Louise », la maman de ma nuit, qui recueillait tous les fêtards infatigables et incontinents du Cap, satrapes, parvenus, recalés de l’Espace, miséreux endimanchés, flibustiers à la petite semaine, dandys débraillés, poètes désargentés, gratteurs de guitare avares, parangons d’une société déliquescente qui faisait la grasse matinée par crainte du soleil levant. Louise officiait derrière un comptoir nickelé, les mains sur les cuisses, comptant les sous tout haut avec une dignité canaille, houspillant les clients, mariant devant un verre magistrats patibulaires et malfrats gommeux. Ses moqueries étaient recherchées et redoutées. D’une formule lapidaire elle décapitait un fier-à-bras, un cocu huppé, une pute évangélique - ses victimes préférées. La choucroute fumait à n’importe quelle heure. Les serveurs gueulaient : « Un Formidable pour la trois ! » ou pour la deux, ou pour la douze - des brocs de bière cognaient les lèvres goulues de sa cour d’admirateurs. Les habitués pissaient contre le zinc, la sciure chassait les dégoûtants, les récalcitrants, au petit matin…

Mais ce n’était pas la solution pour les « Martiens ». « La colonie s’ennuie » avait dit Elon. L’ennui est au cœur de l’homme, autrefois on le poussait à faire la guerre ou la révolution, à la clé peut-être des victoires, et la victoire, ça se raconte sous forme d’épopée, ça donne de la force à l’imagination défaillante.

Une épopée  ? J’ai cherché et j’ai trouvé, les réseaux sociaux commençant à commémorer mai 68 pour son soixante-dixième anniversaire.

Une semaine plus tard, j’ai reçu les commentaires d’Elon :

Max,

À part les « Martiens de souche », c’est-à-dire ceux qui ont brûlé leur billet de retour, qui ont décidé de vivre sur la planète Rouille, et qui s’en branlent de la Terre, son passé, son avenir, ses héros, ses chansons de geste, et son épopée que tu m’as vendue comme remède roboratif, eh bien, le message est passé dans la colonie. Quel bordel tu as semé, ah la vache, les slogans, les mots de ton mai 68 ont foutu le feu à la base. Personne ne veut plus obéir… interdit d’interdire, ils ont envahi le dortoir des filles… âpres embrassades ou pelles à la pelle… Ils ont dressé une barricade devant mon clap… Il n’y a pas de pavés ici, mais ils en ont fabriqué avec du sable durci… sous les pavés, la plage, sous les pavés, la rage, et puis « jouis sans entrave », « à bas les cadences infernales », gros succès, toutes nationalités… En revanche « Nous sommes tous des juifs allemands », personne n’a pigé, même notre informaticien arabe. « CRS-SS », il y a un « Gaulois » qui a cru que c’était une allusion au flicage de la Sécurité sociale…

Je te quitte : des types défilent devant mon bureau avec un calicot qui dit : « Marre de faire la vaisselle à l’eau froide »

Ton ami – bien sûr, mon retour est reporté, grève des fusées…

Jacques Mondoloni mai 2025
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