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Nouvelle

Rue Aragon

Accès libre
Mise à jour le 16 septembre 2024
Temps de lecture : 14 minutes

Jacques Mondoloni est écrivain. Roman noir, science-fiction, théâtre, il a publié des dizaines d’ouvrages. Il est considéré comme un maître d’un genre particulièrement difficile : la nouvelle.

Dans ce texte, spécialement écrit pour Liberté Actus, il met Louis Aragon à l’honneur. Par le titre de sa nouvelle, mais aussi par une référence omniprésente à un poème magnifique, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, publié dans Le Roman inachevé en 1956. Mis en musique en 1961 par Léo Ferré, il a été repris par plus de quinze interprètes, de Catherine Sauvage à Axel Bauer, en passant par Yves Montant (avant qu’il ne crache sur les communistes), Sapho, Carmen Vega, Bernard Lavilliers, Thomas Dutronc. Sans oublier, bouleversant, Marc Ogeret…

Un détail, qui n’en est pas un, Jacques Mondoloni a toujours été aux côtés des communistes, même aux moments les plus difficiles…

Présentation par Roger Martin

Elle me résistait. Je l’ai assassinée.

(Alexandre Dumas père)

Rue Aragon

par Jacques Mondoloni

Nous habitions, mon frère et moi, dans le quartier d’Hohenzollern, entre la Sarre et les casernes, rue Aragon. C’était mon père qui lui avait donné ce nom car il était maire de la ville et communiste. Il nous parlait souvent d’un certain Marx qui avait dit qu’il ne s’agit pas de connaître le monde mais de le transformer. Nous étions plutôt d’accord avec lui : notre horizon, c’était la brique et les trémies, le vacarme des draisines, le brouillard kaki qui longeait les murs au pas cadencé, et la sirène de l’usine.

Presque tout le monde, rue Aragon, travaillait pour les Gaz Mécaniques : une suite de bâtiments râblés et translucides qui s’étaient installés sur l’aire des houillères, contre ses fosses et ses cheminées. Le passé était à ce point imbriqué dans le décor que certains retraités de la mine se levaient de bonne heure pour accompagner la relève ouvrière. Hier était bien avancé, demain était derrière, l’avenir déclarait forfait.

Mon père, André, qui avait terminé porion malgré sa grande gueule, lui aussi au premier coup de sirène, été comme hiver, sautait du lit et partait regarder à la fenêtre le coron s’éveiller. Dans le noir, il interpellait ses potes ou bien nous houspillait, parlant de la chance qu’on avait, mon frère et moi, de n’être plus au contact du caillou noir et salissant d’antan.

Ma mère, pour nous défendre, répondait toujours qu’elle ne regrettait pas les lessives qui l’avaient tenue à la maison lorsque mon père était mineur. “J’ai passé ma vie à être ta blanchisseuse” lui disait-elle pour lui donner mauvaise conscience, et souvent elle osait affirmer qu’il l’avait exploitée — une accusation qui alimentait une controverse idéologique que mon père jugeait déplacée dans un foyer de bons et loyaux communistes. N’avaient-ils pas formé un couple uni et militant pendant plus de vingt ans, ne s’étaient-ils pas battus pour la liberté de la femme  ?

— C’est grâce aux luttes que vous ne crachez pas le charbon en vous levant  ! nous lançait alors notre père, préférant s’adresser à nous.

Puis il allait dans la cuisine, saluait le portrait de Marx au-dessus du frigo, et se rendait à la mairie alors qu’il faisait souvent nuit.

Là, il allumait les lumières. En passant, ses électeurs, ses camarades devaient se dire qu’à son âge, être maire donnait le droit d’aménager ses horaires. Mais mon père désirait sans doute qu’on le voie à son poste aux premières heures, qu’on ne pense pas qu’il pouvait user d’un privilège — « grasse matinée », dans sa bouche, sonnait comme une revendication de la classe populaire, contre les possédants.

En tout cas, ce “grâce aux luttes”, que nous appelions la phrase-clairon, nous tirait du lit et nous envoyait au travail.

Lorsque mon père discernait le bruit d’une râlerie, il nous bouclait le caquet à sa manière :

— Vous bossez sous terre, mais en réalité vous êtes des ouvriers en col blanc  !

C’était faux. Nos bleus de travail, accrochés dans le couloir, indiquaient notre rang social, mais nous comprenions qu’il en voulait à la mutation industrielle qui nous avait préservés de la suie et apporté la propreté corporelle. Et c’est parce que notre linge et notre toilette n’avaient pas besoin de soins particuliers que nous restions au lit, attendant le deuxième coup de sirène.

— Ah ! mes braves piots, il s’ennuie, le père...disait notre mère lorsque nous étions réunis devant le café.

C’était la faute de la retraite à 45 ans pour les mineurs ayant vingt ans de fond. C’était la faute de la semaine de 32 heures.

— C’est la faute à Karl ! en rajoutait le Raymond, mon frère, en tirant la langue en direction du portrait, quasi imaginaire, un fantasme de « la patrie de travailleurs ».

Je n’avais pas la force de prendre le barbu à partie. À quoi bon se plaindre auprès de Marx de l’oisiveté sinistre de nos fins d’après-midi  ?

On croisait des bidasses qui se bourraient à la bière au “Bar du Crassier”. Le regard des filles s’embrumait à la première pluie. Les oiseaux mâchuraient le ciel encrassé, même au printemps. La houille avait jeté son poison pour mille ans.

Nous rêvions de mer bleue, de bananiers en fleurs, de métisses aux yeux rieurs, se frottant les seins à des coquillages.

En attendant, pour nous distraire, nous guettions les noces, les bamboulas du samedi soir. En bande, nous allions faire du tapage dans la ville, entraînant les mariés de bal en bal, de bar en bar. On sifflait du vin de Moselle, on traversait la rue Aragon en braillant le nom du Karl, pour agacer le père. Et, au petit matin, si l’on tenait encore debout, on conduisait les mariés vers l’étrange demeure tapie dans les herbes noires de l’ancienne cokerie.

On escaladait le dôme, dur et luisant comme l’acier, en s’aidant de l’immense crinière, visqueuse et brune comme des algues, qui l’ornait jusqu’en haut de la calotte concave et chauve qui fermait l’édifice. De loin, c’était un crassier de plus, mais dessus, on sentait que ce n’était pas un vestige de l’époque charbonnière. Parfois, il sonnait creux, parfois il sonnait plein, et dans la lueur de l’aube on croyait qu’il allait rendre son mystère. Qui l’avait posé là  ? Et dans quel but ? On se perdait en conjectures. On savait seulement qu’en plein hiver, il prodiguait un peu de chaleur, tel un couvre-plat, et c’était la coutume d’y amener des jeunes mariés avant leur nuit de noces : cela portait bonheur. L’été, il servait de cinéma en plein air, le dôme se transformant en grand écran (on y avait projeté « Le cuirassé Potemkine » un soir d’élection).

Plusieurs fois, notre père avait eu l’intention de classer zone interdite le terrain sur lequel l’étrange demeure était située, n’y voyant qu’une construction ratée. Mais cela revenait à interdire l’accès à l’usine des Gaz mécaniques qui se développait sur le site. D’ailleurs, la direction de l’usine se l’appropriait graduellement, et les ingénieurs laissaient courir le bruit selon lequel il s’agissait d’une pompe expérimentale, d’une sorte de cloche à vide branchée sur une galerie de forage.

Je n’en croyais pas un mot. Le gaz de houille remontait bien tout seul. Il fallait plutôt le freiner continuellement et les accidents survenaient lorsqu’un circuit de refroidissement était défaillant. Nous étions, mon frère et moi, bien placés pour le savoir : comme tout le monde, nous avions commencé à travailler aux puits d’extraction et nous avions vu, quelquefois, le charbon brûlant sous pression jaillir des entrailles du bassin et décroûter les murs des installations.

— C’est peut-être la nouvelle salle des fêtes  ! disait mon frère qui était hanté par ce qui était arrivé à l’ancienne.

Le Raymond était batteur dans un groupe de new-rock composé d’amateurs prometteurs qui ne demandaient qu’à tenir promesse. “La Moselle Soûle”, ils s’étaient appelés, et pendant leur concert, leur maigre public avait saccagé la salle des fêtes. Bien que sa restauration n’ait pas nécessité de travaux de gros œuvre, par un arrêté municipal, d’inspiration paternelle bien entendu, étaient bannis depuis les guitares électriques et les rockers.

— Tu comprends, Raymond, dit notre père, le socialisme, c’est pas la chienlit. Les camarades, ils veulent pas de brise-fer, qué connerie !

Le groupe s’était ensuite rabattu sur la salle du haut du “Crassier” mais les buveurs de bière, d’âge mûr et plutôt mûrs passé cinq heures, se mêlaient aux fans et les quolibets fusaient. Des chopes glissaient vers la grosse caisse de mon frère et celui-ci désespérait du verdict populaire. Il aurait voulu, au fond, éblouir les clients, prendre des manières de rustre savant. Le groupe se rompit. Est-ce Raymond qui prit l’initiative  ? On l’entendit jeter ses cymbales dans le couloir vers minuit. Il s’enferma dans sa chambre tout le dimanche après avoir avalé un somnifère, grognant dans son sommeil agité une drôle de chanson qui commençait par “Je-te-tue-salaud”.

L’automne arriva, doux et ensoleillé. C’était un temps à peindre des volets. Le coron dégagea une odeur de térébenthine, les maisons de la rue Aragon se mirent à ressembler à des caméléons, et Raymond se calma.

Ensuite il ne fit que pleuvoir jusqu’en décembre, sortir était démoralisant. On faisait un petit crochet pour observer l’étrange demeure quand il avait gelé dans la nuit, recherchant la dégradation, des traces d’oxydation.

Un jour, le thermomètre chuta. La neige apparut et virevolta, mais elle ne resta pas. L’automne refusa de flancher. Les abords de l’étrange demeure se transformèrent en marécage. Un samedi soir, après une fiesta, on s’enlisa, et une autre fois une mariée prit peur dans les herbes noires devenues visqueuses.

Le temps était morne et bouché. On arrosait notre ennui au “Crassier”. Notre père ne nous adressait plus la parole. Il suivait à la télé les résultats d’élections interminables au Parlement Européen, bougonnant de temps à autre vers le portrait de Karl. Notre mère, décomposée par son mutisme, l’ambiance de bouderie, parlait d’un vieux projet : prendre en gérance un bistrot pour le père. Mais un œil sur les pourcentages qui s’affichaient, l’ancien mineur lui opposait toujours le même argument : le petit noir des petits matins lui aurait rappelé les gueules noires du passé.

— Et puis, être patron de café, c’est rejoindre le camp des patrons  ! déclara-t-il pour la faire taire.

La neige s’installa enfin. Le givre plissa les capotes militaires. Dans les ateliers des Gaz Mécaniques, les ouvriers s’écartaient du système de refroidissement.

C’est un 22 décembre, par un matin glacé, qu’on rencontra Lola. Elle était allongée sur la coupole de l’étrange demeure et à un moment elle se mit à rouler. À cause de la neige, la crinière faisait penser à une chevelure poivre et sel et Lola semblait se déplacer comme un peigne. On la vit glisser dans les herbes noires verglacées et atterrir dans la paille pourrie qui jalonnait le chemin de l’ancienne cokerie. Ce fut plus qu’une apparition, c’était l’émanation de l’étrange demeure, un message de forme humaine qui descendait de son antenne.

— Ah  ! Ça fait du bien  ! nous lança-t-elle en se relevant.

Elle était nue mais le mot “nue” ne peut qualifier le corps bizarre qu’elle nous conviait à regarder : une enveloppe transparente, granulée et tendue, recouvrait chaque centimètre de sa peau.

On s’approcha. Ses seins droits et trop bien galbés, pointés vers nous, nous mirent mal à l’aise.

— Les roulades, ça accélère le travail des cellules, dit-elle en nous souriant.

Puis, elle caressa sa peau qui muait par endroits, entre des cicatrices jaune sombre ou rouge vif. On comprit que son corps avait subi de graves brûlures.

— Vous n’avez pas froid  ? demanda Raymond.

— Je vis sous une housse protectrice, répondit-elle en riant.

Elle nous raconta son accident, l’intervention chirurgicale qui l’avait sauvée mais enfermée dans un cocon : sous sa dépouille originelle en train de mourir, retenue par une pellicule de silicone, une autre peau poussait qui ne recevait pas encore les stimuli du monde.

— Je respire, je vois, j’entends normalement. Mais c’est mon odorat…

— Et le toucher  ? fit Raymond en posant la main sur son épaule.

— Je ne sens plus grand-chose… J’ai répondu à votre curiosité, garçon  ?

Mon frère tomba amoureux de Lola. Je crois que le projet de goûter avant tout le monde à sa nouvelle peau l’excita. Voulant précipiter son avènement, toutes ses heures de loisir furent consacrées à de voluptueuses glissades le long de la coupole.

Mais Lola avait plus d’heures de loisir que mon frère et des prétendants avaient eu vent de sa thérapeutique. Elle était infidèle, elle était même débauchée car, n’éprouvant plus le plaisir physique, elle se donnait à n’importe qui. Elle aimait, disait-elle, voir le plaisir sur le visage d’autrui.

Mon frère lui fit des scènes de jalousie, entra dans des colères terribles qui n’eurent aucun résultat. Elles ne firent qu’accentuer l’insolence moqueuse de Lola : en signe de dérision, elle lui montrait son ventre bariolé qui transparaissait, le drain urinifère qui pendait le long de sa cuisse.

— Tu veux ça pour toi tout seul, garçon  ?

— Pardon, pleurnichait Raymond en l’embrassant.

Pour se faire pardonner, il lui offrait des parfums.

— Ah  ! je préfère, faisait-elle.

Mon frère était atrocement jaloux, violent, mais ce n’est pas lui qui a poignardé Lola ; c’est un autre prétendant, un dragon. Quand on l’enterra, mon père nous confia que ce qui était advenu à Lola avait été prévu par Aragon dans l’un de ses poèmes.

Jacques Mondoloni — mars 2024 - Avignon

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