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Nouvelle

La Nuit des longs ciseaux

Accès libre
Temps de lecture : 12 minutes

Jacques Mondoloni est écrivain. Roman noir, science-fiction, théâtre, il a publié des dizaines d’ouvrages. Il est considéré comme un maître d’un genre particulièrement difficile : la nouvelle.

C’est aussi un ami de Liberté Actus. On se souvient de sa magnifique nouvelle, Rue Aragon, qu’il nous avait offerte. Aujourd’hui, d’une plume truculente, il a choisi de rendre un hommage funèbre picaresque, d’un genre très particulier.

La Nuit des longs ciseaux

Filochard, il est connu, pour ses provocs, phrases assassines, saillies de derrière les fagots, venins de derrière la haine…, il affûte l’injure, sept fois dans sa tronche il retourne le crachat avant que ça éjacule devant les caméras… mais il est mariole prudent, Matamore papelard, soudard policé devant les pisse-copies de l’audimat… il se tient toujours à la frontière du délit, il vous embourbe l’ignare dans l’imparfait du subjonctif, il esquive la calomnie par une langue bien à lui, une expression archaïque, décotée, un truc qui fleure le bon lycée, humanités bourgeoises, rhétorique d’une autre époque, avant les Zup, les Zep, quand les enfants de pauvres étaient exemptés d’école et traversaient les banlieues à cinq heures du mat pour aller au turbin…

« Il faut nettoyer les écuries d’Augias », par exemple, il dit souvent… C’est quoi cette histoire de chevaux  ? se demande le populo. Augias, c’est un charretier auvergnat, un chef d’escadron paille et crotte, un mal embouché dégueulasse qui pète des jurons  ?

On devrait le prendre au mot, Filochard, car nettoyer, c’est son fade, son obsession. Faire le vide, lessiver l’ennemi à grande eau, s’astiquer à la pureté des races, voilà à quoi il tressaille…

Pas mal d’années que je le fréquente… l’Indo, l’Algérie, ratonnades et gégène, castagne au quartier latin… À force, je suis devenu son garde du corps, arquebusier, second couteau… Je niche dans une cambuse de son domaine. Ça pue la graisse de culasse et la pisse de clebs. Pas brillant, pas de magot, pas de gratte pour bons et loyaux services, que des cicatrices et des varices, mais c’est pour la gamelle que je reste… je suis condamné à la rempile… Des fois, pourtant, je me dis que je devrais me barrer car marre d’être son larbin, marre de son avarice domestique… Filochard, il a la rage du barbare qui a rejoint le camp des possédants, c’est un ogre qui boufferait ses petits. Il se goinfre comme quatre, il s’est fait obèse pour qu’on le pèse en place publique… son poids en pièces d’or… ça serait la cotise des militants au Pacha, au Guide…

Et ce qui me retient aussi de filer, c’est le baston, le coup de sang, le raid comme l’autre jour.

Je vous raconte sans plus attendre... Il entre, une vraie furie, dans mon gourbi. Il a sa tronche des mauvais jours, à trancher du coco et du bougnoule. Son gros bide palpite…

― Tu connais la nouvelle, La Couille  ?

C’est comme ça qu’il m’appelle, vu que je m’en suis éclaté une dans une embuscade…

― Non, je fais pour l’exciter.

Filochard, il rugit aussitôt :

― Le Glabre  ! Cette lopette  ! ça ne lui suffit pas de s’introduire dans la famille, le coucou, l’écornifleur, il a décidé de me faire de l’ombre, de m’éliminer. Il se hausse, il pète plus haut qu’il a le foire-pète  ! Il se répand, il bave, il se colle à la tribune, il nique le pupitre, il le pompe, le micro. C’est lui le porte-parole, le penseur, sa langue en gesticule, sa bouche en bande. Ah  ! le vilain fioque, tête à claques, ramasse-merde, gouape de cirque, haineux froid, constipé du goulot, rabat-joie, rétracté de la rate, je l’ai sorti du ruisseau, présenté à ma fille, l’ingrat… Mais le pire, il la ramène dans les télés, les journaux, faut voir comme il se fait de la pub. Lui, le meilleur, l’exemple, le chef, le guide… Moi, Paillasse, pitre fasciste, qu’il dit hors micro. Ah non  !

Son bide tremble, il me tamponne.

― Dis, la Couille, t’en es ?

― Pédé, que non  !

― Je ne parle pas de ça  ! T’es de l’expédition  ?

Il me montre la direction du sud, puis soudain il recule, farfouille dans un sac rempli de ferraille :

― On va lui couper les glaouis... lui faire une césarienne du cul au petit César  !

Il me désigne l’attirail : sécateurs, ciseaux, coupe-haies, cisailles…

Je vous épargne les préparatifs, branle-bas de combat, la meute qu’on ameute, fret spécial nervis crânes rasés, canaille racaille de tous les défilés… Dans le car, on aiguise les surins, on se siffle le chant des représailles, criminelles turlutaines, mélange roucoulades du para, aubade du SS.

Pour nous chauffer, Filochard, il nous brosse un bien beau fantastique tableau des suppliciés :

― Le Glabre et sa bande de poils au menton, comment on va les écrabouiller, mettre à la chauffe, comment on va leur serrer les pouces, les passer par les baguettes  ! Bons pour les dominos, ils seront… qu’une chair dégueulasse, marquée fer rouge, bouche poire d’angoisse, je les vois, je les sens… Ils avancent, je les touche presque, ils hurlent, leurs rires saignent, ils ont peur, ils savent que je sais, ils sont démasqués, enfin la lumière  !

Pendant le trajet, on transforme le raid en épopée sacrée, ça en devient l’éternel combat de l’ange contre le démon, du saint contre le dragon, puis voilà Bignolles dans la nuit, ambiance couvre-feu avec le vent en prime… corbeaux au carreau en train de mater… un rade encore ouvert avec des péquins devant une belote et des flics qui commentent la partie en lichant des pastagas… Autour, la zone : poussière et rideau de fer… Cinéma fermé. Bibliothèque entourée de fils barbelés. Maison des Jeunes éventrée, gisant sous une excavatrice.

― D’après mes renseignements, dit Filochard, ils sont à la mairie, en train de s’enfiler…

On imagine la scène de partouze avec des mignonnes.

― On n’est pas venus pour ce que vous croyez  ! rectifie Filochard.

Le car vient buter contre le perron de la mairie. Appels de phares qui éclaboussent la façade : le signal, et voilà le traître dans son manteau de suie qui ramone le portail… Clic-clac, il nous fait signe d’entrer.

― Ils sont là-haut, qu’il souffle, d’une voix de chiasse.

― Bien joué, ma gueule  ! le félicite Filochard.

On se faufile, on envahit le hall plongé dans la pénombre. Le chef nous compte, inspecte nos lames, caresse nos lampes torches.

― Dis, La Couille, toi, t’as une revanche à prendre, qu’il me fait en me pinçant la braguette.

J’acquiesce pour qu’il passe à quelqu’un d’autre. Il se détache progressivement après m’avoir tordu la burne.

― Vous avez compris le sens de notre mission  ? qu’il demande ensuite aux crânes assemblés.

Tous les coupe-coupe claquent en même temps.

― Oui, chef  !

― En avant  ! Mort aux castrats  ! exulte alors le chef-hongreur.

On monte l’escalier monumental, faux marbre, liserés bleus, flammes et oriflammes peintes sur les balustrades, lances et francisques en faisceau sur le palier, toute la quincaille du parti.

Pas un bruit, pas de lumière. Que le vent qui tangue entre les volets, la lueur verdâtre du tableau des alarmes.

― Ils sont retournés chez Bobonne  ? murmure quelqu’un.

Filochard, subitement, il a un doute. Si on l’avait mal renseigné, si on l’avait fait se déplacer pour rien du tout.

― C’est plus loin…

Notre guide montre avec sa clé une porte bronze entrebâillée, des reflets blafards qui balayent l’entrée.

Aussitôt, Filochard arrache la lourde, on s’engouffre, on arrose la pièce avec nos torches. On remarque tout de suite sur les fauteuils et sur le sol la viande à châtrer, Le Glabre et ses gardes, Mais, dans un deuxième temps, ce n’est pas nos victimes à dérouiller qui attirent notre attention. C’est l’écran, un grand écran de cinéma planté au milieu de la pièce, sur lequel défilent des images en noir et blanc, archives muettes qu’on connaît tous, diffusées partout… paquets d’ossements dans les fours, tombereaux de cadavres poussés par un bulldozer, morts-vivants des camps regardant la caméra avec des airs de fous… Amerloques, Cosaques exhibant des débris de Juifs pourrissant dans les baraques…

― Qu’est-ce qui se passe ici ? hurle Filochard.

Il se précipite sur Le Glabre à moitié à poil.

― Dis, tu peux me dire  ? insiste Filochard.

Oh  ! il n’est pas content, le Glabre, notre chef lui a coupé la chique.

― Qu’est-ce que tu viens nous faire chier quand on est en train…

— De jouir ?

— On en a marre d’être négationnistes, s’emporte Le Glabre là, pas gêné. Ouais, Hitler, il a brûlé 6 millions de juifs, ouais les chambres à gaz ont existé, indéniable, c’est pas du bluff, leur mémorial… leur martyre, c’est pas du bidon… tous leurs trucs, documents, jérémiades, c’est pas une mystification bourrage de crâne, contes borgnes pour goyes... non, prouvé, archi-prouvé, incontestable… Il y a même des films, et nous, tu vois, on en redemande, et ça nous fait triquer.

Filochard, il ne sait quoi répliquer, la franchise le sidère… Il reste figé comme un con avec sa cisaille.

Nous, on attend les ordres. Il y a comme un mouvement de recul, on était volontaires pour couper des couilles, mais leurs propriétaires, ils dépassent les bornes, ce sont des pervers.

Du reste, Filochard, il n’est pas loin de penser comme nous :

― Je croyais que j’étais une ordure raciste, une crapule antisémite, mais, là, vous m’en bouchez un coin… Mes aïeux  ! comme immondes, vous vous posez là  !

Il hésite devant la conduite à tenir, on le voit mollir, il en bafouille, il radote :

― Ah ! mes aïeux, comme immondes, comme salopes…

Il cherche ses mots, le mot juste qui décrirait l’horreur. Pendant qu’il flageole, l’autre, lui, il rigole, il glousse :

― 6 millions de juifs cramés, pas du toc, pas du pipeau, hein, les gars  ? qu’il lance à sa bande

― Vive Hitler  ! répondent ses gugusses en se touchant.

On sent que notre chef aimerait en rester là. Mais voilà une bougresse qui se dresse complètement à loilpé. Elle lichetrognait dans son coin, elle titube vers nous avec un verre de champagne à la main, elle rote, elle se frotte à la bouteille…

― T’es pas d’accord, chef  ? qu’elle l’interpelle.

― C’est un truc, si ça se savait, à perdre les élections, rétorque Filochard.

Il mate son cul, il la coincerait bien, mais il ne faudrait pas qu’elle parle :

― Dis, d’habitude, t’es pas le dernier pour dégueuler sur les juifs… Hein, dans l’intimité, elle enchaîne, tu ne manques pas de verve… Tu nous les as décrits leurs taudis ghettos... leurs roulottes qui puent le suint, l’urine… tous leurs vices, fornication tuyau de poêle, incestes bibliques, ruts nauséabonds du cochon déguisé en mouton, morgue du fauve qui résiste à tous les dressages, à toutes les cages… C’est bien chez toi qu’on a entendu ça, des soirées entières à délirer, à s’ahurir avec des chants hitlériens et saluts nazis, hein, Filochard ?

Elle n’aurait pas dû dire ça.

Filochard, aussitôt, il réagit, décide sur le champ : ― En avant  ! Coupe-coupe  !

C’est le signal du carnage. Oh  ! ça ne fait pas un pli, roubignolles, balloches, bistouilles, elles atterrissent dans nos ciseaux, sécateurs. Couic  ! Ça gicle, sang et foutre confondus.

Évidemment, Filochard, il se réserve le Glabre.

— Tu ne seras jamais mon gendre ! qu’il s’écrie.

On le coince, on l’écartèle, je lui tire sur la nouille pour dégager ses gourdes.

― Merde, mais il est circoncis  ! je constate.

Filochard se penche, il n’en croit pas ses yeux.

― Toi, un youtre ?

― Mais non  ! il proteste. C’est ma femme qui voulait…

― C’est à voir  ! déclare Filochard.

Il avance sa cisaille. Couic  ! Il se reprend à deux fois, le Glabre il crie comme un goret qu’on égorge, il explose d’un jet bizarre… une chimie toxique car Filochard, dans l’axe, il le reçoit de plein fouet dans la tronche et ça le brûle aussitôt.

― Mon œil ! qu’il gueule en faisant un bond en arrière.

Il se frictionne l’œil valide, il se gratte, s’égratigne.

― Je suis aveugle  ! Je suis aveugle  ! qu’il gueule encore en s’enfuyant.

Le Glabre, d’apprendre la nouvelle, il en jubile, il en pisse.

Avant de crever, il se dresse, il l’apostrophe son bourreau :

― Un chef complètement miro, jamais les militants n’en voudront !

Jacques Mondoloni, janvier 2025.
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