Se définissant comme « leader mondial des solutions de gestion de la paie et des Ressources humaines », l’entreprise ADP réalise chaque mois 3 millions de fiches de paie en France. Présente dans 143 pays, elle compte 2.100 collaborateurs en France et 63.000 dans le monde. Elle travaille en étroite collaboration avec la Direction de la Sécurité sociale pour adapter ses solutions à l’évolution de la fiche de paie présentée par le ministre de l’Économie et pour informer ses entreprises clientes sur les modifications qu’elle engendre.
Toilettage
Directeur du pôle veille juridique d’ADP, Emmanuel Prévost veut se montrer rassurant. « L’idée, explique-t-il, consiste à retoiletter le bulletin de salaire qui s’était recomplexifié après, notamment, la mise en place du prélèvement à la source et le rajout du montant net social. »
À partir de 2027, au lieu de comporter une cinquantaine de lignes d’informations sur les cotisations patronales, salariales et sociales, la nouvelle fiche de salaire n’en présentera qu’une trentaine. « Le salarié, poursuit le spécialiste, aura ainsi à sa disposition un document lisible qui ne détaillera que les informations qui le concernent directement comme le montant net social ou encore le taux de prélèvement des impôts. Les informations les moins consultées seront réunies pour offrir aux salariés une vision globale. »
À entendre ce discours, ce serait donc un cadeau que fait Bruno Le Maire aux salariés. En supprimant le détail des cotisations sociales, Emmanuel Prévost assure que « tout ce qui concerne le détail du salaire brut, les heures supplémentaires et les primes liées à l’activité du salarié demeurera sur le bulletin. Même chose pour les lignes concernant les congés payés. On ne touchera pas non plus au bas de bulletin, où l’on trouve les remboursements de frais, les déductions diverses, les tickets restaurant, les chèques vacances, les saisies arrêt. »
Il en est convaincu, le futur bulletin « tient compte de la réalité de la majorité des salariés qui ne regardent pas le détail des cotisations sociales. » Quant aux informations qui sauteront, le salarié pourra toujours demander à obtenir un bulletin détaillé « avec le calcul des cotisations et encore plus de détails que l’on trouve sur le document actuel. »
Première étape
2027 ne sera qu’une première étape. Entre 2027 et 2030, le salarié pourra avoir un détail de ses cotisations sociales sur le portail numérique des droits sociaux (PNDS). Ce portail existe déjà, mais peu de salariés le savent. « En 2027, une communication gouvernementale le mettra en avant, dit encore Emmanuel Prévost. Il permettra aussi aux salariés bénéficiaires du RSA ou de primes d’activité d’avoir une espèce d’automatisation de ces prestations. Parce que, aujourd’hui, on constate qu’une partie de ceux qui pourraient bénéficier du RSA ou de la prime d’activité ne savent pas qu’ils y sont éligibles, et donc n’en bénéficient pas. »
Alors que les employeurs et les services de comptabilité ont actuellement d’autres chats à fouetter, notamment la mise en place de la réforme de la gestion des congés payés en période de maladie, les syndicats s’inquiètent de voir gommer toute la complexité du système social français. « Ils trouvent aussi curieux, observe le spécialiste d’ADP, que la première information qui figurera sur la maquette de 2027 portera sur le coût total du salarié. »
C’est le moins que l’on puisse dire. Dans l’Aisne, l’Union départementale CGT n’attend pas deux ans pour réagir. Elle a déjà mis en place une formation pour permettre de mieux comprendre la fiche de paie. Elle en donne une lecture politique. « Chaque ligne de la fiche, dit son secrétaire Yan Ruder, représente soit un conquis social (congés payés, cotisations sociales...), soit un recul social (CSG, CRDS ou, dernier en date, le net social). Chaque ligne en rapport avec les cotisations sert à informer le salarié sur le fait que c’est son salaire qui finance la Sécurité sociale et ses diverses branches. Cela lui permet de réfléchir sur la manière dont est financée la Sécurité sociale, sur comment cela a été pensé au départ, avec l’ordonnance de 1945, et les multiples attaques que subit la Sécurité sociale depuis sa création. »
Nombreuses irrégularités
La formation prévoit aussi un module sur les mentions obligatoires et facultatives de la fiche de paie. Or, certaines mentions obligatoires ne sont pas toujours respectées par l’employeur. D’autres, facultatives, portent par exemple sur le panier repas.
C’est dire si le projet de Bruno Le Maire hérisse le poil du syndicat. « Les fiches de paie sont très variables en fonction des conventions collectives et des entreprises. Si le salarié n’a pas accès à toutes les informations, il ne verra pas que la richesse créée par son travail, ce n’est pas que le net. Quand on exonère des cotisations sociales pour faire augmenter artificiellement le salaire net sur la fiche de paie, c’est une part de leur salaire qu’on leur retire. Et c’est aussi une partie de leurs droits. »
« Les irrégularités sont nombreuses », constate Yan Ruder. La fiche de paie actuelle permet de voir si le salaire est en adéquation avec le poste occupé par le salarié, sa qualification, son ancienneté, etc. « Les qualifications qui ne sont pas en adéquation avec le salaire, c’est un très grand classique. » Autant d’irrégularités que la réforme risque d’encourager.
Manœuvre politique et privatisation rampante
Le syndicaliste voit dans le projet de Bruno Le Maire « une manœuvre politique qui s’inscrit dans une suite logique de gouvernements qui veulent invisibiliser le salaire brut et la protection sociale en voulant diriger le regard sur le net et taper encore et encore sur les cotisations sociales qu’ils appellent abusivement ’’ charges ’’. J’y vois une attaque directe contre le montant des salaires, contre la Sécurité sociale et contre la protection sociale en général. »
Voilà ce que cache donc la simplification de la fiche de paie. Ce projet va d’ailleurs de pair avec le modèle extrême de la logique ultra-libérale : le travailleur ubérisé, c’est-à-dire le micro-entrepreneur qui permet d’exonérer l’employeur de ses obligations sociales.
« Le risque, prédit Yan Ruder, c’est que la Sécurité sociale sorte du giron public pour aller vers la privatisation. Il s’agit de casser notre modèle de protection sociale pour privatiser le système. » Il est grand temps, dit-il, que « les travailleurs cessent d’être bernés par le discours dominant voulant qu’ils ne comprennent pas la fiche de paie et misant sur l’automatisation comme le prélèvement à la source. Rien n’est automatique. Les travailleurs doivent bien avoir conscience de l’enjeu et veiller à ce que leurs droits soient bien pris en compte. »