Malgré de grands efforts – bien antérieurs au scandale des poupées – pour diaboliser Shein, Temu et autres AliExpress, le succès de ces plateformes de vente en ligne n’en finit pas de grandir. Plus d’un tiers des Français ont passé commande sur Shein en 2024 et, n’en doutons pas, les chiffres seront au moins aussi élevés en 2025. L’entreprise revendique une clientèle de 23 millions d’acheteurs dans le pays, « avec une forte présence dans les régions rurales et périphériques ».
Et quoi qu’en disent certains, l’équation reste celle-ci : lorsque les salaires sont bas, les gens sont contraints de se tourner là où les prix sont au plus faible. Une évidence que beaucoup ont du mal à admettre. Et, comme disait l’autre, si les salaires sont bas c’est que les profits sont élevés. Salaire, prix, profit. Alors, on fait mine de ne pas comprendre le succès de ces plateformes où l’on trouve, par exemple, des jeans deux fois moins cher que chez ses concurrents. « Qui diable sont ces 23 millions de compatriotes qui commandent ces produits ?! » se demandent les éditorialistes.
Ils ne sont pourtant pas bien difficiles à trouver. C’est Sandrine, 57 ans, aide à domicile. Mais c’est aussi Marco, 24 ans, intérimaire en logistique. Deux « profils » que tout oppose, sauf le compte en banque qui affiche un « + 1 400 et un + 1 600 » vers le 25 du mois.
Dans le panier de Sandrine, aide à domicile
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Shein, c’est quoi ?
« Je commande sur Shein depuis 2 ans » précise d’emblée Sandrine, mère d’un enfant parti travailler à l’Est. La raison première ? Le prix, bien sûr. « Rien que les pyjamas… eh bien tu paies quoi ? 10 balles un pyjama, des fois 8 euros, ça dépend des réductions. Et tu vas dans un magasin t’en as pour 20 ou 30 balles ».
Et ne lui dites pas que c’est de la mauvaise qualité en comparaison. Du tac au tac, Sandrine réplique. « C’est pas de la bonne qualité, mais c’est pas pire que dans le magasin à 30 euros ! » affirme-t-elle. « De toute façon, poursuit-elle, ils sont fabriqués au même endroit. C’est juste moins cher ». Certes, il faudrait vérifier, dans le détail, si les deux pyjamas en question proviennent du même atelier. Mais ce qui est sûr, c’est que seuls 3% des vêtements achetés en France sont réellement fabriqués dans le pays. Et ça, elle le sait.
Elle ne supporte pas qu’on fasse peser sur ses épaules le recul de l’industrie textile du pays. Car le comble de l’affaire est peut-être là : on accuse celles et ceux qui souffrent – dans leur chair et leur compte bancaire – de la désindustrialisation d’être eux-mêmes responsables… de la désindustrialisation. « Le foutage de gueule ultime ».
« Le moins cher sera toujours le mieux »
Pour Marco, un peu plus prolixe sur son « train de vie » que Sandrine, la question ne se pose pas. Enlevez de ses 1 400 euros mensuels les 500 euros de loyer ; les 100 euros d’électricité et de gaz ; les 120 euros d’essence ; les 90 euros d’assurance ; les 30 euros pour la téléphonie et bien sûr, ce qu’il appelle la « tuile mensuelle » [amende, réparation de la voiture, etc – NDLR] et le compte est fait. Les quelque 86 euros de prime d’activité perçus le 5 du mois n’arrangent pas l’affaire, tant ils disparaissent le lendemain, « jour du plein » pour la voiture.
Non pas qu’il soit un aficionado de vêtements, mais lorsqu’il est amené à en changer, il se dirige tout naturellement vers Shein. Pas uniquement, bien sûr. Il scrute. Il guette. Lorsqu’il va faire ses courses, il ne se prive pas de mettre dans son panier un pull en promotion dans l’un des rayons d’une des grandes surfaces qui encadrent sa ville. Mais le moins cher sera toujours le mieux.
Comme Sandrine, Marco ne supporte pas d’être affilié à un « dépensier » qui ne penserait « qu’à acheter de nouvelles choses ». Il a le sentiment d’être dépeint de cette manière dans les médias. « Eh puis j’ai bien le droit de me faire un p’tit plaisir de temps en temps, moi aussi ! » enrage-t-il. D’ailleurs, il refuse de s’apitoyer sur son sort. « D’autres vivent avec moins, je ne vais pas faire le misérabiliste » dit-il, presque de manière préventive. Un meilleur salaire, ça ne serait pas du luxe, c’est évident. Mais surtout, qu’on ne vienne pas l’accuser d’acheter ses jeans et ses chaussures à un prix tiré vers le bas !
Shein ne fait qu’occuper la place laissée vide par la désindustrialisation. Ce n’est pas la misère qui fait le mal, mais bien ceux qui l’organisent. Et tant que les salaires resteront tirés vers le bas, le marché suivra le même chemin.