Depuis février 2022, la Russie a été frappée par dix-huit paquets de sanctions européennes, avec le succès que l’on connaît. Ceux-ci visaient tour à tour les banques, les transports, l’industrie ou encore l’accès aux capitaux. Mais deux secteurs étaient jusqu’ici restés hors du champ des mesures restrictives : le gaz naturel et le nucléaire. Le gaz russe, qui représentait environ 40 % des importations européennes avant la guerre, ne pèse plus aujourd’hui que 13 % des approvisionnements, en raison d’une combinaison de fermetures de routes (notamment le sabotage de Nord Stream), de ruptures de contrats et de baisses des livraisons par Gazprom.
Cette diminution ne suffisait pas à la Commission européenne et aux régimes les plus bellicistes de l’UE, comme la Pologne ou les pays baltes, qui réclament depuis des mois une interdiction pure et simple. Mais la Hongrie et la Slovaquie, dépendantes quasi exclusivement du gaz russe acheminé par gazoduc et n’ayant pas l’intention de s’en passer, ont annoncé qu’elles s’opposeraient à toute sanction énergétique supplémentaire. Or, en matière de sanctions, l’unanimité est requise au Conseil.
Pour sortir de cette impasse, la Commission européenne a choisi une voie inattendue. En juin dernier, elle a présenté un projet de règlement visant à interdire toute importation de gaz russe à compter du 1er janvier 2028 (et dès 2026 pour les nouveaux contrats). Mais au lieu de fonder ce texte sur l’article 215 du TFUE, qui encadre la politique étrangère et de sécurité commune et requiert l’unanimité, la Commission invoque l’article 207 relatif à la politique commerciale, voté à la majorité qualifiée.
Ce choix juridique inédit est loin d’être neutre. En pratique, il permet de contourner tout veto hongrois ou slovaque et d’imposer des sanctions à la majorité qualifiée. Début 2025 déjà, Bruxelles avait utilisé la même méthode pour restreindre les importations d’engrais russes, via des droits de douane prohibitifs. La manœuvre a de quoi soulever de vives inquiétudes. En substituant la politique commerciale à la politique étrangère, la Commission ouvre un grave précédent : demain, tout État membre pourrait voir ses intérêts bafoués par une majorité qualifiée, sur des sujets pourtant stratégiques, et ce, contre ce qui est prévu par les traités. La fragilité juridique de la mesure ouvre par ailleurs la porte à de potentielles lourdes indemnisations à verser à la Russie par les entreprises énergétiques européennes.
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L’argument de la diversification énergétique est un leurre. L’Union européenne ne peut plus être qualifiée de dépendante du gaz russe avec seulement 13 % de ses importations. Le risque, et la volonté cachée, est plutôt de substituer une dépendance à une autre : les volumes russes seront remplacés par du gaz naturel liquéfié en provenance des États-Unis, qui représente déjà la moitié des cargaisons débarquées dans les ports européens. C’est aussi un moyen d’honorer de manière très partielle la folle et irréalisable promesse faite par Ursula von der Leyen à Donald Trump d’acheter pour 750 milliards de dollars de produits énergétiques sur les trois prochaines années. Pour la Russie, l’effet est indolore, puisqu’elle pourra revendre son GNL aux pays qui n’interdisent pas l’importation de son gaz.
Au-delà des questions énergétiques, derrière ce texte qui se négociera dans les prochaines semaines se joue une question fondamentale : la poursuite de la fuite en avant fédéraliste voulue par la Commission européenne et par les dirigeants qui ne s’opposeront pas à ce coup de force. Une fois de plus, la lutte contre « l’ennemi russe » est un alibi bien utile pour accélérer la destruction de toute souveraineté réelle pour les nations européennes. La volonté de se priver d’une source d’approvisionnement proche et réputée bon marché à l’heure où les prix de l’énergie en Europe détruisent l’industrie européenne à grande vitesse témoigne du caractère profondément idéologique et destructeur de la politique menée par les élites européennes.