15 décembre 1938
Cette fin de journée était chagrine car un temps maussade affligeait la France. Il pluvinait. Il ne faisait pas un froid de loup mais tout le monde était gelé. Nous étions mi-décembre 1938. La soirée s’étirait mollement chez Daniel Renoult. Les Le Bellec avaient été invités, un peu comme à l’habitude, en dehors des fêtes et du dimanche. C’était un peu un rituel, une fois chez l’un, une fois chez l’autre un jour de la semaine. Ils restaient parfois des mois sans se voir, et soudainement, au gré d’une envie, d’un manque, ils reprenaient contact et convenaient d’une soirée. Enfin, c’était surtout les épouses qui se chargeaient de cela. L’un était trop occupé par son activité politique, l’autre par son cabinet médical.
En cette presque fin d’année, Alice Renoult, après avoir convenu de cette rencontre avec Marie Le Bellec, avait décidé de faire son fameux lapin en gibelotte. Une merveille ! Elle avait déposé la préparation dans une soupière, un doux fumet s’en exhalait. Autour de la table, les Le Bellec, Marie et Éric, se préparaient à la déguster. Lorsqu’Alice revint de la petite cuisine contigüe à la salle à manger, elle ôta son tablier avant de se glisser à sa place. Une coquetterie, jamais elle ne gardait cette protection lorsqu’il y avait « du monde ».
Dans un coin, une radio trônait, éteinte, sous un lampadaire sur pied en bois tourné, tandis qu’une plante chétive s’alanguissait sur le côté de la fenêtre. Celle-ci était encadrée de doubles rideaux, certainement cousus par Alice. Un buffet de style Henri II occupait le mur face à la fenêtre et devant lui une table carrée où les convives étaient installés. Alice s’était réservée la place près de la porte, devant le meuble. Une atmosphère bon enfant régnait. Une bouteille de vin rouge débouchée, un côte du Rhône, était posée sur la nappe, mais la cruche d’eau avait beaucoup plus de succès.
Le Bellec était médecin, il s’était installé en 1919 et avait connu une bonne fréquentation de patients. À présent, avec son épouse, délaissant leur cabinet de la rue Ménilmontant, ils avaient pris leur aise rue de Prony, dans le 17ème et y trouvaient de la quiétude. De nombreux immeubles étaient des hôtels particuliers, en un mot, le voisinage n’existait pas. Le Bellec avait connu Daniel Renoult dans les Balkans, lors de la Grande Guerre. Lui, aspirant, Daniel, sergent, ils avaient sympathisé, s’étaient perdus de vue puis retrouvés lors d’un meeting à Paris en 1920 lorsque Marcel Cachin revenant de Russie bolchevique narrait ses expériences dans une ambiance euphorique [1]. Ils avaient échangé leurs adresses et se rencontraient régulièrement depuis presque 20 ans. Marie, comme Alice, ne travaillait pas. Mais, Marie avait une santé florissante tandis qu’Alice était rongée par l’asthme. La différence d’âge marquait maintenant Daniel Renoult, lui avec ses 58 ans et Éric Le Bellec avec ses 49, cela se voyait. Surtout Daniel se fatiguait, il n’avait plus la même endurance qu’auparavant. L’activité politique, comme élu premier adjoint de la ville de Montreuil et comme conseiller général de la Seine, lui demandait beaucoup. Il donnait encore un coup de main à l’Humanité qui le sollicitait pour rédiger quelques articles.
Mais ce soir-là, alors que tout se passait comme d’habitude, c’est-à-dire avec chaleur et amitié, la conversation prit un tour inattendu. Alice suçait les côtes de la bestiole avec des petits bruits gourmands lorsqu’Éric lança à brûle-pourpoint :
— Au moins, pour une fois, Daladier aura finement joué avec la venue de Ribbentrop [2] à Paris et la reconnaissance de nos frontières par les Boches. J’attendais une concrétisation après les mesures adoptées pour le redressement de notre pays !
— Parce que tu crois que ça va s’arrêter là ? Tu es d’une grande naïveté, excuse-moi de te dire les choses comme ça. Ainsi l’Allemagne vaincue, ayant dû lâcher l’Alsace et la Lorraine, reconnait les frontières ? Mais elle l’a déjà fait lors du Traité de Versailles !
Renoult pestait. Un besoin d’exprimer ce qu’il aurait dit dans une réunion politique le fit sortir de sa réserve. Il poursuivit :
— C’est la preuve que la lâcheté gouvernementale à Munich provoque une telle inquiétude que Ribbentrop veut la calmer pour poursuivre l’expansion nazie sur l’Europe centrale. Mais un pays vaincu qui reconnait les frontières d’une puissance victorieuse, c’est le monde à l’envers. De qui se moque-t-on ? D’ailleurs, Le Bellec, - les deux hommes s’appelaient par leurs noms depuis la guerre, tandis que leurs femmes usaient de leurs prénoms - demande aux Tchèques des Sudètes ce qu’ils pensent des garanties hitlériennes ! De la poudre aux yeux ! Depuis le pacte de Munich, nous avons tout cédé, Hitler peut faire ce qu’il veut en Europe centrale. La garantie des frontières ? Une fumisterie ! martela Daniel. D’ailleurs, pendant ce temps-là, on fait tourner les usines d’armement à plein régime ! Finis les acquis sociaux de 1936 pour les ouvriers, il faut marner jusqu’à 48 heures par semaine, les heures supplémentaires liquidées… Enfin tu le sais aussi bien que moi. Bref, c’est nous qui payons pour les gesticulations de Daladier. Sais-tu à qui cela va profiter ? Aux barons de l’industrie, aux deux cents familles, à ceux qui ont voulu foutre à terre le Front populaire. Je crois à la paix, mais pas là ! Ce qu’il faut, vois-tu, c’est un accord militaire et politique avec les Soviétiques. Il n’y a pas d’autres moyens pour refermer l’étau sur les nazis, ces voyous sans foi ni loi.
— Mais, Renoult, je connais ces arguments, je les lis dans l’Humanité tous les matins. Moi, je suis inquiet. J’ai peur d’une nouvelle guerre. Je m’en fiche de qui fait quoi, je n’ai pas envie de revivre ce qu’on a vécu. Et donc, je pense que pour éviter cela, nous devons investir dans l’aviation, dans la marine, dans les canons. Sinon les Boches ne feront qu’une bouchée de nous.
— Enfin Le Bellec, qui a laissé ces gens reconstituer une armée qui fait peur à présent ? Ce sont les bourgeois, les Daladier d’hier et d’aujourd’hui. Tiens, c’est comme avec l’Espagne républicaine qu’ils ont abandonnée ! Je t’en ficherai de la non-intervention, c’était un soutien déguisé ! Parce que le Traité de Versailles, s’il était inapplicable dans les sanctions économiques faramineuses, au moins en ce qui concerne le réarmement il était simple à mettre en œuvre. C’était interdit. Point. À force de reculades, l’armée nazie est devenue énorme, ses armes excellentes. Alors maintenant, les mêmes qui n’ont rien foutu, lancent des cris d’orfraies, « il faut agir ! ». Par la militarisation ? Il est bien temps ! Mais il faut surtout revenir à une diplomatie sérieuse et efficace !
— Pourtant, le Parti a voté pour la politique de Daladier à Munich !
— Ah, non ! C’est faux.
Daniel dardait son regard sur Le Bellec.
— Nous sommes les seuls à ne pas avoir soutenu cette mascarade ! Tu racontes n’importe quoi ! Daniel baissa le ton, ne voulant pas indisposer. Non, la vraie question, ce sont les décrets-lois d’avril. Nous les avons votés car il n’y avait pas d’autre alternative pour développer notre potentiel de défense puisque les risques avec l’Allemagne s’accroissaient. Mais la suite des décrets-lois est une fumisterie anti-ouvrière et nous y sommes opposés.
— Enfin, Renoult, je trouve que notre parti n’est plus audible. Daladier le combat. Il faut être plus offensif, taper du poing sur la table. Je discute avec mes confrères, il y a beaucoup d’entre eux qui sont de confession juive. Eh bien, ils sont effarés de la situation en Allemagne, en ex-Autriche. Des assassinats, des incendies de lieux de culte, des magasins pillés, des déportations, tout ça avec la bénédiction des autorités. Dans quel monde nous vivons ? Ça fait peur. Tiens, c’est le retour des barbares ! Je t’en parle et toi tu me ressors un discours comme les éditos de l’Huma. Renoult, je me demande simplement comment on va sortir de cette situation. Et puis sur la question de l’armée, avoir plus d’avions, plus de chars, le tout de meilleure qualité, cela va prendre un temps fou. D’accord, la bourgeoisie a traîné des pieds. Il fallait le faire dès la question espagnole posée. Mon ami, les Boches ne reculeront que devant le poids des armes.
— Non, mon camarade, ils reculeront devant les nations qui s’opposeront avec l’URSS à ces délires territoriaux. On a laissé faire sur les Sudètes, auparavant sur l’Autriche, et ce n’est pas fini. On vit une dégringolade et on s’interroge tous sur le comment faire ? Tu sais Le Bellec, nous n’avons pas d’enfants, toi non plus -Alice et Marie eurent leur regard qui s’attristait, Alice se leva puis se rassit- eh bien, je préfère. Comme si la dernière guerre n’avait pas suffi ? Car, le pire avec Hitler, c’est qu’il ne se cache même pas. Tout est écrit dans Mein Kampf.
— Ah, illisible, je n’ai même pas réussi à en lire les cinquante premières pages ! Et en plus pour l’obtenir c’est tout un truc. J’ai été contraint d’acheter celui édité par l’Action française.
— Évidemment, Hitler en a interdit la traduction et l’édition en français.
— Ah bon ! Pourquoi ?
— Le Bellec, si tu avais lu ces cinquante premières pages, tu saurais pourquoi. Il déverse un flot de haine sur notre pays.
Le Bellec piqua du nez dans son assiette, comme un gamin pris en faute.
— Oui, eh ben avec toutes vos histoires à faire peur, vous avez fichu l’ambiance en l’air !
Alice venait de lancer ces mots en tamponnant ses lèvres avec sa serviette, l’air contrariée. Elle semblait furieuse.
— Vous ne pouviez pas attendre qu’on aille discuter dans la cuisine avec Marie ? Ça vous dérange que l’on soit là, alors que nous avons envie de parler d’autre chose ?
— Mais Alice, calme-toi, on parlait juste de la situation.
— Pfutt, elle est insupportable, la situation, lança Marie. Elle poursuivit : tiens Alice, je n’ai même plus envie d’aller au cinéma. Rien que l’idée de voir leurs actualités ! Des bobines entières de défilés militaires, de harangues meurtrières, de trucs épouvantables… C’est démoralisant. On va au cinéma pour le spectacle pas pour se mettre le moral à zéro ! Ils ne savent même plus quoi inventer pour nous filer les chocottes.
Alice revint de la cuisine où elle avait été rapidement chercher une belle salade d’endives qu’elle posa sur la table. Elle avait oublié son tablier…
— Vous nous embistrouillez avec la politique. On ne peut pas parler d’autre chose ? dit-elle fermement.
— Oh, annonça Marie, nous sommes allés voir le Schpountz ! Vous l’avez vu ?
— Non, mais j’en ai entendu parler en bien, répondit Alice.
— On a ri, mais ri. Fernandel est incroyable avec son air niais et ses répliques. Tenez, quand il décline sur tous les tons : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée », c’est d’un tordant ! Ah, il faut y aller.
— Oui, c’est vrai, c’est un excellent film, dit à son tour Le Bellec. Bon, je n’aime pas trop Orane Demazis, comme actrice, mais Fernand Charpin est excellent, dans le rôle de l’oncle de Fernandel. Ah, Renoult, quand Fernandel lui dit : « Tu vas encore dire que je suis un bon à rien ». Charpin lui lance avec des accents de Raimu : « Mais ce serait trop dire ! Tu n’es pas un bon à rien, tu es un mauvais à tout » ! J’ai failli en pisser dans mon froc !
Daniel regarda sa femme Alice avec bienveillance. Puis, il examina Éric Le Bellec, il lui trouva soudainement les traits vieillis alors qu’ils n’avaient qu’une dizaine d’années d’écart. Il était l’ainé. Mais Le Bellec s’empâtait. Il était membre du Parti communiste depuis sa création, mais Daniel sentait que ses convictions n’étaient plus aussi fortes. Cela le taraudait. De son côté, à l’inverse, il avait maigri, son visage s’était émacié, ses cheveux se teintaient de gris mais son regard avait pris en intensité. Daniel se souciait toujours de l’évolution politique de la pensée de ses camarades. Il avait une mémoire infaillible et cherchait à déceler les contradictions de chacun pour estimer la fiabilité de l’homme.
Une roue de brie avait atterri sur la table, un peu comme par magie. L’amitié et la convivialité reprenaient le dessus. Marie demanda soudain :
— Et cet été, partirez-vous en congés quelque part ? C’est devenu à la mode, tenez, même ma femme de ménage m’a dit vouloir partir chez elle, en Bretagne, dans un village proche de nos Côtes-du-Nord.
Daniel regarda plus intensément Alice :
— Tu sais les Duclos [3] sont partis en Corse cette année. Un sacré périple ! Jacques en est revenu enchanté. Je me demandais si nous ne pourrions pas envisager à notre tour de nous y rendre, le climat y est particulièrement sec, ce serait bon pour ta santé.
— Tu sais, si c’est un long voyage, je n’ai pas trop envie, je préfère rester à Montreuil, il y a les parcs, les jardins, nous y sommes tranquilles.
— Chère Alice, permettez-moi de vous demander de réfléchir à cette proposition, c’est certes un voyage, mais un beau voyage, lança Éric Le Bellec, enthousiaste. De plus, pour votre asthme cela serait une bonne cure, c’est le médecin qui vous conseille ! Chérie, cette idée est excellente, pourquoi ne pas nous joindre à eux pour cette belle escapade. Toi qui dis que nous ne bougeons jamais, aller au pays de Tino Rossi !
— Oh, Éric, quelle chouette idée ! Allons-y ensemble, Alice, ce serait épatant. Tu sais, lui confia-t-elle en aparté, quand je vois ce Tino Rossi, comme toutes les femmes, j’en tombe amoureuse.
Alice rosit, malgré ses cheveux blancs, ses rides, son âge, elle aussi, quelque part, devait rêver d’une idylle avec ce prince charmant. D’une petite voix émue, elle soupira :
— Son Ave Maria dans, hum, … dans quoi déjà ?
— Les lumières de Paris, on l’a vu ensemble, y a pas longtemps… précisa Marie.
— Oui, eh ben, qu’est-ce que c’était bien chanté…
— Bon, alors, c’est oui ?
— On va en discuter avec Daniel, hein ! conclut-elle.
Le fromage fut retiré et Alice apporta un compotier où nageaient des poires aux vins. Une bonne odeur d’épices et d’orange en émanait. Elle attrapa des ramequins. L’un d’eux lui échappa des mains et se brisa en tombant sur le parquet. Elle en fut chamboulée. Alors, Marie se précipita pour ramasser les morceaux.
— Ah zut, c’était ceux du mariage de maman, dit-elle penaude. Et il n’y en a pas d’autres.
— Rien de grave, Alice, c’est comme cela que ça s’use. Donne-moi une soucoupe, je mangerai dedans, proposa Daniel, un peu attristé de voir Alice au bord des larmes. Elle ne disait plus rien, mais il sentait son émotion. Il la connaissait par cœur ! Elle ouvrit le buffet, la porte grinça, elle ne trouva pas, manœuvra l’autre et extirpa une assiette décorée.
— Je ne suis plus bonne à rien, fit-elle, excusez-moi.
— Taratata, il n’y a aucun problème, chère Alice, nous vous avons fatigué, voilà tout.
Les poires, roses avec des points plus foncés, étaient fondantes à souhait et bien parfumées. Tout le monde les dégusta avec grand plaisir.
Daniel proposa à son ami de s’assoir pour digérer et discuter dans un des deux fauteuils, près de la fenêtre close.
Le téléphone sonna. Ce nouvel appareil était accroché au mur face à la porte d’entrée. Alice qui s’apprêtait à débarrasser la table avec Marie, lança à Daniel : « Daniel, téléphone ! » comme s’il n’avait pas entendu. Il était déjà debout et s’emparait de l’écouteur.
— Allo…Oui…Pétard, c’est une catastrophe !