Résumé des chapitres précédents :
Depuis que Mado avait fait preuve d’une certaine jalousie, Daniel Renoult n’avait pas été la voir. Alice sentait cela et en profitait. De son côté, Daniel, informé des attaques de Bonnet contre le journal l’Humanité s’en inquiétait même si Duclos se montrait rassurant.
Tandis que les valises se bouclaient pour la Corse où les Renoult, Duclos et Le Bellec se rendraient en vacances, le général Doumenc avait reçu une nouvelle convocation pour se rendre à Paris et rencontrer Bonnet. Son mandat consistait à ne rien négocier mais à obtenir des informations des soviétiques.
Staline se montrait impatient que les affaires soient bouclées en Mongolie et pressait Vorochilov de mobiliser Joukov.
À Montreuil, chez les Lagarde, le deuil cheminait et l’on avait inhumé Jules, le suicidé.
Chapitre XXIV : Staline s’inquiète
Du 5 au 10 août 1939
Toute la délégation britannique attendait les officiers français dans le gigantesque hall de la gare Victoria de Londres. L’amiral Drax [1], grand, altier, affichant une allure digne d’un héros de film de cape et d’épée, conduisait toutes les têtes galonnées et coiffées, désignées pour aller à Moscou. Une nuée de photographes se pressait pour immortaliser l’instant.
L’accueil fait aux français fut des plus chaleureux. Puis, rapidement, tout le monde fut escorté jusqu’à un autre train qui partait pour Tilbury où cet aréopage embarquerait sur un bateau. Oui, on n’avait pas trouvé de moyen plus lent pour se rendre à Saint-Pétersbourg (que les Britanniques rechignaient à nommer Léningrad).
Le City of Exeter était un vieux paquebot de la marine marchande, choisi pour son confort suranné, mais aussi pour sa sécurité ; il jaugeait 9 000 tonnes. Les mauvaises langues dirent que la vraie motivation de ce choix était sa lenteur. Son équipage indien, enturbanné, marquait par sa présence, sa servilité, son extrême courtoisie et son exotisme, toute la grandeur de l’Empire britannique…
Il fut décidé qu’à bord, les deux pays travailleraient pour confronter leurs points de vue. Entre les séances, des repas de gastronomie asiatique, copieux et raffinés, rendraient le séjour plaisant. Même des parties de deck-tennis, un sport où l’on jette un anneau au-dessus d’un filet à la partie adverse, furent organisées. On frôla néanmoins l’incident diplomatique lors de la première soirée car les Anglais vinrent en smoking, comme il se doit, tandis que les Français n’avaient que des costumes militaires, certes d’apparat, mais d’une couleur confondante. Qu’à cela ne tienne, les Britanniques, prévoyants, avaient dans leurs malles des dizaines d’autres smokings, qu’élégamment ils prêtèrent aux mangeurs de grenouilles. Ouf !
L’amiral Drax n’était pas un meneur d’hommes, une expression vocale lente, comme il sied à des proches de la famille royale, une intelligence tatillonne qui le rendait lent à répondre, et un problème laryngien qui le faisait toussoter tous les trois mots. Son manque de consistance le rendait inaudible et transparent. Il n’existait pas. Le général Doumenc, vif et intelligent, prit donc l’ascendant et proposa à la première réunion de rédiger un texte d’où les détails seraient bannis et rejetés en annexe pour se concentrer sur l’essentiel. Cette logique permit d’avancer et, au bout de quatre jours de discussions pointilleuses, un texte cohérent et ferme fut élaboré. Il remplaçait ainsi le pensum que Doumenc avait reçu des mains de Daladier en personne, rédigé par les Britanniques et qui l’avait effaré. Les cent-dix-sept points, où le racisme colonial côtoyait un mépris de classe imbécile, véhiculaient l’objectif d’arracher aux Russes des renseignements militaires. En retour, les Soviétiques n’auraient que des renseignements de pacotille, comme des informations et chiffres exagérément grossis, où des régiments et divisions inexistantes seraient prêts à monter au front. Du clinquant dont toutes les tribus indigènes sont réputées friandes…
Le jour de l’arrivée, le 9 août, en lieu et place d’un crépuscule ordinaire, les passagers furent émerveillés par la nuit boréale, avec son ciel translucide et sa clarté uniforme, bien qu’il soit déjà presque 10 heures du soir. Dans cet environnement diaphane, Le City of Exeter emprunta le chenal conduisant au port de Leningrad. Appuyés au bastingage, les passagers sous le charme de cette fausse nuit, revêtus de smokings - ils sortaient d’un dîner plantureux -, digéraient en extase, intriguant les gens vêtus de mauvais tissus qui, depuis les berges, les regardaient glisser sur l’eau.
Avec tous les égards dus à leurs rangs, des automobiles les conduisirent à la gare d’où un train les emmena à Moscou. À peine descendues du wagon, les délégations furent emmenées à la maison Frounzé où le maréchal Vorochilov les accueillit avec une grande chaleur. Celui-ci laissa quelques heures de repos aux officiers et il fut convenu d’une réception en leur honneur le soir même. La seconde chose sur laquelle ils se mirent immédiatement d’accord, fut le début des négociations, fixé au lendemain matin, le 11.
La dépouille de Jules Lagarde fut enfouie dans la tombe monumentale où, depuis plus d’un siècle, la famille inhumait ses défunts. Un large espace occupé de plusieurs sépultures alignées dont certaines étaient affligées d’un buste sans génie, où des chaînes de gros anneaux décoratifs encerclaient les caveaux, où des vases funéraires de bronze étaient censés accueillir les fleurs de la Toussaint.
Sitôt la cérémonie terminée, Edmonde prit la destinée de l’entreprise en main. Elle s’installa dans le bureau de Jules. Elle fit installer une nouvelle table de travail à la place du meuble où les alcools et les verres guillochés étaient abrités. C’était la place qu’elle avait réservée au jeune Antoine Giraud. Prévoyante, elle avait convoqué la secrétaire et la comptable pour qu’elles l’informassent de la situation financière, des lettres urgentes, des décisions en souffrance. Elle poussa l’audace à leur demander leur avis sur les choses à corriger dans la gestion de l’entreprise.
— Madame, le problème le plus sérieux est la question des gâchettes et des détentes pour lesquelles monsieur Lagarde a fait construire le bâtiment et pour lesquelles nous n’avons pas de bordereaux ni bons de commande.
— Ah, tiens donc, comment cela est-il possible, Ju… mon mari était prévoyant, il ne se serait pas lancé dans une telle aventure sans assurer ses arrières ?
— Madame, tout ce que je sais c’est qu’un ami de monsieur faisait la liaison…
— Oui, si je peux me permettre, intervint Geneviève Salomon, la secrétaire, monsieur était en liaison avec un certain monsieur de la Puisaye. J’ai cru l’apercevoir aux obsèques, mais non. Pourtant, il était bien dans la liste de faire-part à envoyer. J’ai vérifié…
— C’est important car nous avons utilisé beaucoup de trésorerie pour faire les travaux, des achats de machines sont en attente de leur livraison. Bref, j’ai de quoi payer le personnel ce mois-ci, mais le mois prochain, il faut que nous ayons des entrées ou que nous demandions le concours de notre banque.
— Mon Dieu que tout cela est compliqué. Je veux m’occuper de l’entreprise, mais il faut que vous m’expliquiez tout dans le détail. Monsieur Antoine Giraud arrive demain, vous lui donnerez tous les éléments nécessaires à sa compréhension et aux prises de décisions.
— Madame, le plus urgent, ce sont les questions de signatures avec la banque et l’administration. J’ai préparé toute une série de documents qu’il faudrait que vous puissiez signer et parapher au plus vite, souligna la comptable, Bernadette Tranchant.
— Apportez-moi tout cela, je regarde, et si c’est clair, je ferais le nécessaire.
Edmonde, en fait, n’en menait pas large. Elle se forçait à remplir ce nouveau rôle comme un condamné monte à l’échafaud. Elle s’interrogeait sur la justesse de sa décision, elle n’y connaissait rien, n’avait jamais travaillé, mais l’entreprise familiale méritait de survivre à cette tragédie. Aurait-elle la force et l’énergie ? Soudain, elle se sentit très lasse. Elle réprima un bâillement, mais ses yeux s’humectèrent. Pour masquer cette légère défaillance, elle remercia les deux femmes. Très vite, Bernadette Tranchant revint avec des liasses de documents, des papiers bancaires, en disant que les signatures étaient à apposer là où elle avait fait une croix au crayon sur les feuillets qu’elle déposait sur le sous-main. Ce dernier était une acquisition récente, il servait à masquer les taches de sang qui imprégnaient le bois à cet endroit.
Les deux filles, Antoinette et Monique, celle-ci libérée de sa chambre, étaient en quelque sorte livrées à elle-même. Elles en furent surprises et même décontenancées. Qu’allaient-elles faire de leurs journées ? Monique réprima l’envie qui la taraudait de rejoindre Patrick. Elle le savait en révision de son concours qui aurait lieu incessamment, mais surtout, elle ne voulait en rien heurter sa mère et sa sœur. Donc, sagement, elle brodait et lisait, puis en fin de journée, elle écrivait à Patrick. Tandis qu’Antoinette découvrait le coiffeur, la poudre et le rouge à lèvres.
Chez les Moinot, Patrick restait plongé dans les manuels scolaires, dans les exercices qu’il lui fallait digérer pour être admis au concours. Beaucoup de gens étaient partis en congés. Par exception, en face, l’usine restait ouverte… les circonstances. Mais sa famille n’avait pas les moyens de partir. Aussi, alors que les frères de Patrick faisaient les quatre-cents coups dans la rue, Robert assumait une permanence au local du parti. Quant à la famille Dieu, elle était partie chez des cousins en Bretagne, leur pays natal. Titi Lecerf, avec sa femme, avait enfourché le tandem pour se rendre en Normandie. La Saute-aux-prunes s’ennuyait, tandis que son mari noyait ses journées de congés au bistrot de la rue des Graviers. Chez les Clément, on auscultait le ventre qui s’arrondissait.
Vers le 15 août, une carte postale arriva au 37 de la rue des Groseilliers. C’est Évelyne Moinot qui, après avoir étendu des draps pour les faire sécher, ouvrit la boîte branlante. C’était une jolie vue de Porto Vecchio en Corse. On y voyait des bâtisses sous un soleil ardant et la mer qui semblait scintiller. En avant plan, un homme sur une mule prenait la pose. Au dos, d’une écriture un peu désordonnée, quelques lignes : Souvenir d’un séjour en Corse où le temps est magnifique et où il fait bon se reposer pour être en forme pour les batailles futures. D. Renoult. Évelyne fut toute heureuse de cette délicate attention. Elle posa la carte sur le buffet de la pièce principale à côté du rideau qui abritait le lit conjugal.
12 août 1939
La première séance de discussions à Moscou tourna vite à la catastrophe pour les plénipotentiaires anglo-français. Le général Doumenc, avec le document établi lors du voyage, était persuadé que les démonstrations d’intérêt suffiraient à assoir une bonne position face aux Soviétiques. La veille au soir, lors de la réception somptueuse qui fut offerte aux délégués, l’ambiance quasi euphorique avait donné tous les espoirs de réussite à Drax et Doumenc. La vodka avait coulé à flot, les mets avaient été succulents, les cigares avaient rougeoyé si bien que les deux responsables perdirent pied avec la réalité.
Dès l’ouverture de la séance, Vorochilov, prudent et d’une netteté tranchante, fit la différence avec le salmigondis verbeux des Anglais et des Français. Il donna d’entrée ses pouvoirs validés par Staline pour négocier et signer les accords internationaux qui découleraient de ces réunions. Drax, extrêmement gêné par ce préambule, prit la parole en toussotant comme toujours, mais peut-être encore plus que d’ordinaire, avec des hésitations bégayantes pour in fine avouer qu’il n’avait aucun document écrit, ni lettre de cadrage.
Finaud, Doumenc annonça qu’il détenait un mandat oral de Daladier et qu’il était habilité à négocier et signer un projet de convention militaire, mais que celui-ci n’entrerait en vigueur qu’après ratification du gouvernement.
La mine de Vorochilov exprima toute sa déception car il venait d’avoir la confirmation qu’il avait devant lui des hommes sans pouvoir, ni ligne directionnelle précise. Vorochilov proposa tout de même que chacun expose ses plans afin d’examiner les moyens de s’opposer à l’agression. Puisque les Anglo-français étaient demandeurs, ils commenceraient par détailler les leurs, Vorochilov produiraient les siens à l’issue de ces exposés.
Doumenc eut une suée, il était au pied du mur sans possibilité d’atermoiements ni de retraite diplomatique. Les délégations se quittèrent pour affiner leurs interventions du lendemain, d’un côté les Français et les Anglais, mal à l’aise, conscients de l’aspect pitoyable de leur entreprise, de l’autre, l’émergence de la fatuité des deux ambassades dont les propositions oscillaient entre le vide et le mensonge. Les Soviétiques décidèrent de poursuivre au maximum les discussions.
Le lendemain, Doumenc énonça des évidences, utilisa des mots ronflant pour impressionner des auditeurs qui n’étaient pas dupes. Le plan français énoncé s’articulait autour de l’inviolabilité de la ligne Maginot. Vorochilov insista vainement pour que l’on n’en restât pas à des plans de défense du front occidental et insista sur la manière dont les Français entendaient soulager le front oriental en cas de nécessité par une offensive. Doumenc se sentit alors obligé d’utiliser un langage censé plaire aux Bolcheviques : bloc fasciste, puissances fascistes, et s’envola dans des chiffrages irréels en terminant sur 200 000 républicains espagnols volontaires qui serviraient dans l’armée française, car bien entraînés…
Or, les Soviétiques connaissaient la situation des réfugiés espagnols, parqués dans des camps, monnaie d’échange avec l’Espagne franquiste. On parlait de 50 000 prisonniers qui seraient offerts à Franco en apaisement et qui se morfondaient à Gurs ou à Argelès depuis le 28 juillet… La légende de Doumenc avait donc du plomb dans l’aile.
À l’issue de chaque séance, Vorochilov faisait le point avec Staline au Kremlin. Ces négociations n’étaient pas les seules. Comme l’avait subodoré Palasse, depuis des mois, des discussions avaient lieu entre Moscou et Berlin au sujet d’un accord économique. La crainte d’Hitler en cas d’intervention militaire en Pologne était le blocus naval de l’Allemagne que la Royal Navy réaliserait sans coup férir, comme l’indiquait la mise en garde de mars 1939 formulée par Chamberlain. Or, le Reich dépendait des livraisons étrangères de matières premières comme l’essence et le caoutchouc. L’Union soviétique, elle, avait besoin de machines-outils, d’alliages spéciaux pour accélérer son renforcement militaire. Elle s’était adressée à la Grande-Bretagne qui avait répondu en faisant la danseuse, un pas en avant, deux pas en arrière.
Berlin y vit une opportunité et des négociations mesurées avaient été entamées avec l’ambassade soviétique. Staline hésitait à conclure depuis plusieurs semaines, ne voulant pas que l’Occident considère un tel accord comme un rapprochement avec l’Allemagne.
Dans son bureau, la fenêtre ouverte donnait un peu de fraîcheur. Les nuits étaient encore courtes à cette époque de l’année. Staline, installé derrière sa table de travail, plissait des yeux en écoutant le rapport de Vorochilov. Celui-ci, à l’aide de notes personnelles, rapportait l’inconsistance des délégations anglaises et françaises dans les négociations militaires en cours.
— Je t’assure, ils n’ont pas de pouvoir concret de négociation et je pense qu’ils nous racontent n’importe quoi. Tiens, les Anglais disent aligner seize divisions dès l’accord signé et seize autres dans le mois. Alors que nous savons par nos renseignements militaires qu’ils n’en ont que deux de disponibles ! Les Français exagèrent aussi leurs troupes de manière éhontée… Néanmoins, ils ont lâché un élément très important : les Allemands, en cas d’attaque de la Pologne, garderaient quarante divisions le long de la frontière belge et française.
— Hum, quarante divisions tu dis… C’est beaucoup moins que nous ne l’avions estimé…grommela Staline.
— Oui, cela revient à dire qu’ils en auront beaucoup plus sur le front polonais que nous ne le pensions. Donc beaucoup plus face à nous. Au moins une soixantaine de divisions, donc environ 1 500 000 à 2 millions d’hommes. Ça fait un gros morceau ! Ils pourraient balayer en deux semaines les Polonais et après, on sera en face à face…
— Et tu dis que les Français se gargarisent de cette ligne Maginot… Disent-ils qu’ils feront quand même des offensives pour soulager le front oriental ?
— C’est tout le problème, ils font des promesses inconsistantes. Je n’y crois pas une seconde ! Pour l’instant, ils ne s’engagent sur rien.
— Même pas une percée vers la Ruhr ?
— Même pas. Il n’y a ni courage politique, ni courage militaire dans leur expression. Rendez-vous compte, ils m’ont annoncé mobiliser les réfugiés républicains espagnols ! Nous savons qu’ils les emprisonnent pour les donner à Franco !
— Et sinon, du côté de Joukov, c’en est où ?
— Ah, ça y est, il attaque le 20, d’après les derniers ajustements.
Staline soupira. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre, il sortit de sa poche sa pipe et l’alluma avec une allumette qu’il secoua pour l’éteindre avant de la glisser dans la boîte et la remettre dans sa poche. Ses yeux regardèrent le ciel de Moscou qui s’était obscurci depuis le début de la conversation. Il retira la bouffarde de ses lèvres, et se tourna vers Vorochilov.
— Nous ne sommes plus à quelques jours près. Nous allons tenter quelque chose pour essayer de faire comprendre aux Anglais et aux Français que nous nous impatientons. Continue de discuter avec eux, même si maintenant, nous savons que cela ne sert plus à grand-chose. On va essayer de leur faire prendre conscience de l’urgence d’un accord.
Pourquoi est-ce à cet instant que Vorochilov repensa à ce débat qui avait eu lieu, il y avait déjà un mois, dans cette même pièce ? Staline écoutait Chapochnikov, le chef d’état-major, il y avait là son adjoint, Zakharov, et un officier supérieur que la mémoire de Vorochilov refusait absolument d’identifier, comme s’il l’avait gommé de son esprit. Ce militaire, dans le cadre de l’ampleur à donner à la riposte face à l’agression japonaise, prônait d’ignorer les frontières de la Mongolie et du Mandchoukouo et d’élargir l’encerclement proposé par Joukov pour anéantir un maximum de forces nipponnes. Lorsque celui dont le nom était au bout de ses lèvres eut terminé son intervention, un court silence s’était établi. Staline, alors déjà debout, avait recommencé sa promenade en tournant autour des officiers présents.
— Vous voulez déchaîner une guerre majeure en Mongolie ? L’ennemi, en réponse, jettera plus de force sur nous ! La zone de bataille va inévitablement s’élargir, et le conflit prendra un caractère prolongé. Et nous serons impliqués dans une guerre longue. Il est nécessaire de briser le dos aux Japonais sur la rivière de Khalkhin-Gol, un point c’est tout !
Staline avait bigrement raison, la guerre s’approchait à l’Ouest !
Le 16 août, la situation devenait éprouvante pour les plénipotentiaires. Les Français et les Anglais venaient de présenter leurs plans aériens, qui furent immédiatement qualifiés d’abstraits et d’immatériels par les Soviétiques. Vorochilov s’agaça et dissipa les évanescences de ses interlocuteurs :
— Messieurs, ce que vous exposez n’oblige personne à faire quoi que ce soit. Nous ne sommes pas réunis ici pour énoncer des déclarations inconsistantes, mais pour mettre au point une convention militaire complète qui fixerait les quantités de divisions, d’artillerie, de tanks, d’escadres aériennes et navales que nous devrons mettre en œuvre face à l’ennemi.
— Monsieur le maréchal, vous êtes dur sur les principes, rétorqua Doumenc au bord de la panique.
— Général, la dureté de ma réponse correspond à la dureté de la situation militaire actuelle. Je vous rappelle que l’amiral Drax, ici présent, voici quelques heures, annonçait que l’Allemagne était prête à jeter deux millions d’hommes contre une nation pacifique. Alors oui, la situation est dure, et il ne faut surtout pas la sous-estimer, on doit être ferme, résolu pour y faire face et surtout sans faux semblants. La question cardinale que vous éludez sans cesse est celle du droit de passage des troupes soviétiques sur les territoires polonais et roumains pour participer à l’action commune contre l’agresseur. Quand vous déciderez-vous à l’aborder ?
17 août
Le général Joukov mettait la touche finale à son plan. En première ligne, toutes les nuits depuis des semaines, et jusqu’au petit matin, il avait ordonné que des tanks roulassent en tous sens en échappements libres pour que les tranchées adverses s’accoutumassent à tout ce barouf nocturne.
Pour compléter l’illusion, de manière très ostensible, des livraisons de masses de bois destinées à étayer des boyaux de circulation se firent aux vues de l’ennemi. Des tracteurs et des bulldozers de chantier apparaissaient et des haut-parleurs diffusaient les bruits de travaux de terrassement. Ce capharnaüm sonore et le ballet des gros engins achevaient de faire croire aux Japonais à de gros travaux défensifs. Pour couronner le tout, des tracts étaient intentionnellement distribués à la troupe, plusieurs s’envolèrent opportunément. Ils donnaient des consignes de base aux soldats sur la manière de se comporter en cas d’attaque adversaire.
Seuls cinq officiers connaissaient en détail le plan de Joukov et rien ne filtrait. Sauf des messages radio, intentionnellement mal cryptés, destinés à leurrer la 6ème armée japonaise. Pour terminer de fixer l’ennemi, Joukov utilisait l’artillerie afin de couvrir les vrais bruits de concentration et d’empêcher les Japonais de dormir et de bouger de leurs positions. Celles-ci étaient connues parfaitement par des vols quotidiens de reconnaissance, ce que le général Rippei s’abstint de faire pour économiser moteurs et carburant. N’importe comment, cela ne changeait rien à ses convictions puisque les Russes étaient des pleutres, qu’ils s’enterraient et que lorsque lui déciderait de leur filer la raclée, il n’en ferait qu’une bouchée.
Edmonde Lagarde avait une intelligence pratique. Elle surprit tout le monde par sa capacité à comprendre les enjeux et les questions financières. Elle avait dit à Bernadette Tranchant que, finalement, l’entreprise c’était comme avec les comptes du ménage. Jules lui donnait une enveloppe de quelques milliers de francs, à elle de se débrouiller pour le mois sans rien demander de plus. Si une réception avait lieu, il fallait qu’elle soit plus économe en aval, ou qu’elle provisionne de quoi satisfaire à ces mondanités. Tous les mois, elle soutirait donc une somme de l’enveloppe pour la glisser dans une autre qui était destinée aux extras, comme elle disait.
Le jeune Antoine s’était installé dans la pièce où trônait Edmonde. Il mit ses compétences en œuvre très rapidement, établit des graphiques sur du papier millimétré, fit des projections, et commença à prospecter des acheteurs pour palier à la défection de ceux qui avaient disparu sans laisser de traces.
Edmonde venait le matin et, s’il n’y avait pas de rendez-vous l’après-midi, elle restait à la maison où elle secouait ses filles en leur parlant de l’avenir, une chose qui n’était jamais arrivée depuis leur naissance. Elle prit l’habitude de porter un pantalon noir un peu ample pour assurer une espèce d’autorité vestimentaire avec les hommes qu’elle était amenée à diriger et à rencontrer. Les affaires étaient un monde exclusivement masculin.
— Ma fille, elle s’adressait à la comptable, et vous, Antoine, vous me confirmez que nous sommes à court d’argent et qu’il faut soit vendre une partie de l’usine, soit licencier. Je vous propose autre chose. Tout le monde sait que mon pauvre mari est décédé. Il y a donc moyen d’expliquer nos difficultés qui ne seront que passagères.
— Hum, hum… fit le fils Giraud.
— Oui, Antoine, vous n’êtes pas d’accord ?
— Madame, je suis désolé, mais selon les graphiques que j’ai établis, les difficultés de trésorerie vont aller en croissant. La rentabilité du nouveau bâtiment est négative, tant que de nouveaux marchés ne pointent pas, je ne vois…
— Je sais, mais plutôt que de broyer du noir, je vous demande d’abord d’aller négocier avec la banque des facilités de caisses sur trois ou six mois, ils devraient comprendre. Au fait, vous ne me l’avez pas dit, c’est quoi notre banque ? demanda-t-elle soudainement à madame Tranchant.
— C’est le Comptoir National d’Escompte de Paris, Madame, répondit vivement la comptable.
— Tiens donc ? Je ne connais pas ! Bon, peu importe, il faut rencontrer ces gens et leur demander de nous aider.
— Bien Madame, fit la jeune femme.
— Et, s’ils refusent, on ira voir ailleurs !
— Ce n’est pas aussi facile, Madame, dit Antoine, on ne change pas de banque aussi simplement.
— Taratata, votre père me conseillera sur cette question, j’en suis certaine. Vous savez, si je ne suis pas satisfaite d’un commerçant, par exemple mon boucher, eh bien je vais chez un autre, et je l’apprivoise au plus vite. On fera pareil avec la banque !
Antoine et Bernadette se regardèrent en masquant autant que possible leur surprise et leur moue dubitative.
— Ah, nous irons tous les trois avec un dossier bien ficelé, je compte sur vous. Je pourrai demain après-midi.
— C’est que je ne sais pas s’ils sont disponibles comme ça… répliqua la comptable.
— Vous leur dites que je n’ai pas que ça à faire et que je suis pressée, enfin… Ils sont à notre service ou pas ?
Cet après-midi-là, Patrick, le cœur battant à tout rompre, quitta la courette où le linge séchait et sonna chez les Lagarde.