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Chapitre X

Quel dimanche !

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 23 octobre 2024
Temps de lecture : 20 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Patrick Moinot a revu Monique Lagarde à la sortie de l’église. il sera invité prochainement à un thé.

Depuis quelque temps, Alice Renoult sentait que Daniel changeait, il était préoccupé, avait des absences, elle se tracassait.

Au Japon, Arsène-henry, l’ambassadeur, accueillit les deux attachés militaires de l’ambassade de retour d’une visite dans le Mandchoukouo. Ils lui firent un rapport circonstancié sur les capacités de l’armée nipponne.

De son côté, Joseph Barthélémy, le professeur émérite de droit constitutionnel, se mettait au service du cabinet du garde des sceaux, Marchandeau. Il rédigeait des propositions de lois assassines des libertés publiques.

Quant à Émile Lecerf, Titi, il ne décolère pas de son nouveau poste de travail.


Chapitre X : Quel dimanche !
Les parents s’ennuient le dimanche.

Le dimanche, les parents s’ennuient.

Avec leurs lorgnons et leurs barbes blanches,

Le dimanche, les parents s’ennuient.

Vienne vienne la semaine,

Lundi mardi jeudi,

Car la rue est toujours pleine

De lumière et de bruit  !

Dernière strophe et refrain de la chanson de Charles Trenet : Les enfants s’ennuient le dimanche (1939)

30 avril 1939

Ce dimanche, veille du 1ᵉʳ mai, dans la rue des Groseilliers, l’activité battait son plein  ! Les militants étaient partis de bonne heure diffuser encore les tracts de la CGT appelant à la manifestation de l’après-midi qui se clôturerait par un grand meeting au bois de Vincennes. La situation se tendait. Il fallait que tout le monde y soit  ! Robert, de son côté, diffusait le journal l’Humanité à ses lecteurs. Il avait commencé par Titi, car il voulait savoir si un rendez-vous était pris avec son patron, Monsieur Giraud de GEF.

Chez la Saute-aux-prunes, ça bardait. On entendait tout chez les Moinot, il n’y avait pas besoin de tendre l’oreille :

— T’es rien qu’une trainée, une salope  ! Me faire ça  ! Avec Riton en plus, un pote de toujours  ! Comment ça, c’est pas de ta faute ? On entendit une claque sonore.

— Menteuse, et en plus, il vient picoler chez moi, te sauter, et quand il bousille la porte parce qu’il est pas content, il la répare même pas. J’en ai marre, t’entends, j’en ai soupé de toi, de ton cul, de tout. Cocu, ben, il me manquait plus que ça  ! Et en plus, j’suis sûr que t’aurais rien dit, s’il n’y avait pas eu un problème sur la ligne ousque j’bosse et que j’sois obligé de rentrer plus tôt. Sans ça, j’aurai rien su. Tu n’es qu’une chienne en chaleur !

Il y eut un drôle de bruit, comme une bassine d’eau jetée. La Saute-aux-prunes se mit à hurler :

— Parce que toi t’es un saint  ! Pour être fin saoul, tu l’étais hier. Oui, j’l’étais avec le Riton, et alors, lui au moins y m’honore  ! Parce que toi hier, t’aurais encore rien pu faire… Tiens, le Riton, quand t’as voulu lui mettre une beigne, qu’tu titubais déjà, il t’en a foutu une qui t’a laissé sur le flanc, complètement dans le cirage et maintenant qu’ t’as dessaoulé, tu te réveilles, tu m’fous une rouste  ! M’approche pas  ! Alors oui qu’il est parti furieux en bousillant la porte. La faute à qui  ? À monsieur qui bande mou et qui picole pour l’oublier. Ah, tu m’touches encore une fois, et je te larde avec ce surin !

— Ordure  ! Tu me menaces  ! Tiens, ta mère serait encore de ce monde, j’t’dirais d’y retourner chez elle. Bon, j’me tire, tu m’débectes, je vais à la manif avec les potes, les vrais de vrais. Répare la porte avec ton cul !

De l’autre côté, chez les Moinot, on ne pouvait qu’écouter l’engueulade.

— Ah, je comprends mieux le barouf de c’te nuit, dit Évelyne à son fils Patrick.

— Moi, j’ai rien entendu.

— Tu sors encore en habit du dimanche  ? constata soudain sa mère. Patrick, tu me caches quelque chose ? Où que tu vas ? demanda-t-elle inquiète tout d’un coup.

Comme tous les jeunes amoureux, Patrick n’avait besoin que d’une chose : parler de sa rencontre, de ce qui lui arrivait, de sa dulcinée. Mais il se méfiait de ses parents. Comment allaient-ils prendre que ce soit la fille des bourgeois d’en face qui mette en émoi son cœur, qui occupe son esprit  ? Mais le besoin de dire les moments, les émotions, ce qui se passait dans sa tête et dans son cœur étaient plus fort.

— Maman, ne te fais pas de soucis. Si tu veux savoir, promets-moi d’abord de rien dire, surtout pas à papa.

— Oui, dit-elle un triturant nerveusement son tablier de lavage.

— Non, pour de vrai, tu le jures, sur la tête des petits.

— En voilà des mystères, oui, sur la tête des petits.

— Bon alors voilà…. Heu… Il ne savait pas par où commencer.

— J’ai rencontré une fille et je l’accompagne à la messe… voilà.

— Qu’est-ce que c’est que c’t’histoire ? Elle s’appelle comment ?

— Monique…

— Elle sort d’où c’fille ? Y a pas de Monique dans la rue ! Tu me racontes des balivernes…

— Ben si. Elle habite en face.

— En face, y a personne, c’est l’usine.

— C’est la fille Lagarde.

— Mon Dieu, la fille Lagarde. Me dis pas que t’as couché avec  ! Mon Dieu, les Lagarde. Quel malheur, qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter ça ?

— Mais non, je l’accompagne, je pense qu’elle m’apprécie enfin, je voudrais bien lui donner un baiser. Je suis invité cet après-midi à boire le thé chez elle. Patrick sentit son visage s’empourprer.

— Mais, Patrick, mon chéri, c’est pas des gens comme nous. Boire le thé  ? Quelle affaire  ! Tu me donneras ton pantalon et ta veste que je les fasse propres. Ah, tu me mets aux cent coups  !

Daniel Renoult rentrait de la mairie où il avait célébré plusieurs mariages. À chaque fois, le marié insistait tant et plus pour qu’il vienne au vin d’honneur, ce qu’il refusait avec beaucoup de gentillesse. Pour toutes les noces qu’il célébrait, il trouvait les mots, les anecdotes qui faisaient plaisir aux gens. Aussi, on lui demandait souvent d’unir un jeune couple. À l’issue de chaque cérémonie, il serrait les mains à tout le monde avant d’attendre la suivante.

Lorsqu’il arriva chez lui, juste avant midi, la mère Didier et la concierge, Madame Zakarian, étaient en grande discussion dans le hall. Parfois, un mot plus fort émergeait du débat, c’est ainsi que, franchissant l’entrée, il perçut « métèque ». Une fois à l’intérieur, il salua la bignole, puis la mère Didier. Tout le monde l’appelait mère Didier, comme si elle n’avait pas de prénom, puisque son nom en était un, on faisait avec, même s’il était masculin. Elle habitait au 1ᵉʳ, juste en dessous de chez lui. Une femme imposante, avec une poitrine généreuse et débordante, des cheveux gris-jaune, deux verrues poilues sur le menton, il lui manquait deux trois dents. Toujours habillée sobrement, avec une blouse qui ne la quittait que lorsqu’elle la nettoyait, elle était dans le hall d’entrée à regarder sa boîte aux lettres. Quant à Madame Zakarian, elle était maigre, le visage aigu, elle devait avoir la cinquantaine, mais on ne savait. Déférant, elle dit :

— Bonjour monsieur Renoult, comment allez-vous ?

— Vous parliez des métèques ? Pourquoi ?

— Tu sais pas ce qu’est arrivé à ma fille, la Yolande  ? déclara la mère Didier. Un type de la pire espèce a voulu lui tirer son sac à main. Comme elle s’est pas laissée faire, l’autre lui a foutu un ramponeau, total elle a un œil au beurre noir !

— Elle a été à la police ?

— Oui, mon gars !

La mère Didier n’était pas une adepte des convenances. Pour elle, élu ou pas, Daniel était « son gars » comme tous les autres hommes.

— Qui voulez-vous que ça soit d’autre. On est envahi  ! lança l’autre femme. Daladier il a raison de vouloir les foutre dehors ! C’est une engeance ces métèques  ! Z’ont qu’à rentrer chez eux !

— Mais pourquoi voulez-vous que ce soit un étranger ?

— Monsieur Renoult, qui voulez-vous qui fasse une telle chose  ? Allez voir à Paris, des réfugiés de partout, des Juifs, des Boches, enfin quoi, de partout, ils se promènent en haillons, plein de puces  ! Un scandale et vous qui êtes élus, vous ne voyez rien  ? Il est temps de faire quèquechose ! On est en sécurité nulle part !

— Pfutt, en tout cas, ce salopard, il a tenté de piquer son sac !

— Dites, madame Zakarian, êtes-vous bien placée pour dénoncer les réfugiés, votre mari, il vient d’où ?

— Ah ça… fit la mère Didier. J’lui disais aussi qu’il faut pas raconter des trucs comme ça !

La bignole avala sa salive, et se tut.

Renoult avait envie de dire ce qu’il pensait mais hésitait. Il y avait quoi dans le sac, un poudrier, des clefs, quelques francs  ? Une misère qu’un pauvre type encore plus dans la misère a tenté de piquer. Et pour ça, il risque la tôle. Mais les riches qui piquent tout et qui sont copains comme cochon avec le gouvernement et les flics  ? Eux, les deux cents familles, les trusts, le Comité des forges, les gros patrons c’est pas des sacs à main qui les intéressent, ils raflent tous les jours des millions.

La mère Didier, qui avait de la suite dans les idées, revint à la tentative de larcin.

— Moi, j’ai travaillé tout’ ma vie, et dur eh ben j’ai jamais piqué un fifrelin !

— Ça, je le sais, et tu continues encore parce que la retraite des vieux, c’est une misère.

— Oui, mais y en a qui ne foutent rien  ! Ils pointent au bureau de bienfaisance de la mairie, et toi, mon gars, tu leur donnes à boire et à manger. Et nous les Français, polope.

Daniel pensa que les propos venimeux de la concierge laissaient des traces dans l’esprit de la bonne femme.

— Tu racontes n’importe quoi, passe me voir en mairie, tu verras qui vient au bureau de bienfaisance  ! D’ailleurs, je t’avais conseillé d’y aller cet hiver pour du charbon. Tu en as eu ?

— Oui, d’ailleurs, j’te remercie, mon gars.

— Bon, tu vois, c’est pour les gens qui en ont besoin. Et inutile de me dire merci, c’est la direction communiste de la ville qui permet d’en fournir à tous ceux qui peuvent pas en acheter. En tout cas il faut arrêter avec vos histoires de boucs émissaires !

— Des quoi ? Des bouts de commissaire ?

— Des boucs émissaires  ! Ce sont des bêtes que les juifs chargeaient de tous leurs péchés afin que la malédiction divine les épargne et foudroie les animaux. Eh bien, c’est pareil. C’est plus simple de charger de tous les maux de la terre des pauvres bougres qui ne demandent qu’à survivre.

Il attrapa la rambarde et monta les marches. Dès qu’il eut le dos tourné, il entendit la discussion reprendre. Alors, il lança :

— Ah, demande à Yolande de passer me voir, hein, oublie pas !

Une fois chez lui, Daniel posa son chapeau, sa veste. Il embrassa sur le front Alice qui avait préparé un fricot.

— Je viens de voir la mère Didier et la Zakarian dans les escaliers, elle m’a parlé de l’agression de sa fille. Elle est à l’envers avec cette histoire.

— Oh, je sais, la concierge vitupère tout le temps sur les étrangers en ce moment.

— C’est pas possible, avant elles n’étaient pas comme ça… Puis, changeant de conversation, il annonça : Alice, j’avale vite fait un morceau et je pars à la manif. Je rentrerai après les discours et peut-être après avoir bu un verre avec des camarades.

Une demi-heure plus tard, il attrapait le métro en même temps que d’autres militants porteurs de banderoles et de drapeaux dont les couleurs étaient enroulées autour de la hampe. Une ambiance gaie prévalait. Bien entendu, beaucoup le saluèrent et il fallut parler. Mais au fond, il pensait à Mado. Ils avaient convenu de se retrouver à l’angle de la rue Taine et de la place Daumesnil, départ des cortèges.

La place, relativement modeste, fut rapidement pleine à craquer. Les conversations allaient bon train. La libération de Charles Tillon, qui venait d’arriver ce matin à Austerlitz, mettait du baume au cœur des militants parmi lesquels certains avaient été l’accueillir à la gare. Mais ce qui provoquait une nouvelle colère populaire, c’était un nouveau décret-loi garantissant au patronat de l’armement un bénéfice minimum de 10 % sur tous les marchés signés avec l’État  !

— Y vont encore s’en mettre plein les poches  ! C’est scandaleux. Qui va contrôler que c’est bien 10 %  ? Nous, on est pas prêt d’avoir des augmentations de 10 %, y rabiotent sur tout, les heures sup, les samedis et on voit rien venir. C’était le leitmotiv des discussions.

Daniel joua des coudes pour se faufiler jusqu’au lieu de rendez-vous. Il retrouva Mado devant la pharmacie, serrée contre la vitrine de l’officine tant il y avait de monde. Quelques instants plus tard, ils prenaient de nouveau le métro. Ce 30 avril, ils n’écoutèrent pas l’intervention d’Henri Raynaud de l’Union des syndicats de la région parisienne, ni celle de Benoît Frachon, secrétaire de la CGT.

Patrick se présenta à seize heures devant la grille des Lagarde où la glycine commençait à fleurir. Il y avait sur le côté, au-dessus de la boîte aux lettres, une chaîne avec une poignée. Il s’en empara et une clochette tinta quelque part. Monique, qui guettait derrière le voilage du salon, s’empressa d’aller le chercher.

— Quelle ponctualité  ! lui dit-elle en manœuvrant la clenche de la porte. Elle était radieuse. L’émotion lui carminait légèrement les pommettes, elle avait ramassé ses cheveux avec une barrette assez large ce qui dégageait ses épaules.

— Monique, vous pensez que votre maman est toujours d’accord  ? demanda le jeune garçon que l’émotion et l’angoisse submergeaient.

— Évidemment, allez, venez  ! commanda-t-elle en s’emparant d’une de ses mains. Devant la porte à double vantaux, sous une marquise, il s’essuya les pieds sur le tapis brosse et suivit Monique qui avait lâché sa prise.

— Maman ! C’est Patrick.

Antoinette, la sœur aînée, qui était sur le sofa du salon, se leva et lui donna avec grâce un bonjour. Près d’un piano, vers une table ronde en marquèterie, de taille modeste, sortant des mains d’un ébéniste, peut-être même d’un de l’école Boule, se tenait la mère, l’air revêche, assise sur une des chaises aux pieds travaillés, avec au-dessus du dossier comme un ruban de bois faisant un nœud.

— Bonjour Madame, réussit-il à prononcer la bouche sèche et les genoux flageolants.

— Asseyez-vous jeune homme, fit la mère, telle une douairière.

Il s’installa du bout des fesses sur le rebord du premier siège à sa disposition.

— Monique, va chercher le thé et les petits fours que nous avons pris chez Barbier !

Tandis que Monique s’éloignait vers la cuisine, Patrick examinait la mère Lagarde d’un regard craintif. Antoinette, toujours sur le sofa, lorgnait le béjaune.

— Comme ça, jeune homme, vous avez aidé Monique voici quelques mois. C’est très bien. Cela vous arrive-t-il souvent de ramasser les jeunes filles dans la rue ?

Patrick, tout à son émotion et à la volonté de bien faire, ne remarqua pas le propos chargé de sens et de mépris.

— Heu, non madame, c’était même la première fois que quelqu’un tombait devant moi. J’ai eu très peur qu’elle se soit fait mal…

— Hum… Et depuis, vous n’avez eu de cesse de la croiser et de la rencontrer pour conquérir son amitié…

— Non, madame, répondit précipitamment Patrick, nous nous sommes revus sur le chemin qu’elle prend pour aller à son cours de solfège. Du coup, on bavarde ensemble car moi je vais au lycée.

Monique revint avec un plateau d’argent dont elle tenait les deux poignées et sur lequel une théière dominait. On devinait un service en porcelaine et un plat dans lequel devaient s’entasser les mignardises.

— Vous aimez le thé Patrick ? interrogea un peu tardivement Monique.

Il n’en avait jamais bu, il répondit :

— Oui, bien sûr.

— Avec un nuage de lait ? questionna-t-elle en commençant à verser délicatement la boisson.

Il ne savait pas ce que c’était.

— Oui, merci.

— Vous allez donc au lycée. Mais c’est très bien ça, jeune homme. Et vous escomptez faire quoi plus tard ? demanda la mère Lagarde.

— Je passe le baccalauréat cette année. Si je l’ai, j’aimerais réussir le concours d’admission à l’école normale. Il ajouta précipitamment : j’ai déjà le brevet.

— Parfait, parfait. Vous n’envisagez pas entrer dans le monde des affaires  ? Avez-vous de l’ambition ?

— Je voudrais tant me consacrer à l’éducation des enfants…

— Hum, un emploi de fonctionnaire…

Patrick avait maintenant la tasse posée sur sa soucoupe dans une main. Il se sentait empoté.

— Et, monsieur votre père, que fait-il dans la vie ?

— Il travaille à la carrière.

— Oui, mais encore ? demanda-t-elle avec une pointe d’ironie dans la voix

— Il est carrier, c’est le plus dur mais mon père est très courageux, s’enorgueillit Patrick.

— Ah, oui bien sûr, j’aurais dû y penser. Le ton de madame Lagarde prenait un tour acrimonieux, acide, dédaigneux. Patrick ne sentit pas la morgue de son interlocutrice. Elle marqua une pose et reprit :

— C’est le rôle de tous les pères d’être courageux pour leur famille et aussi de travailler. Et savez-vous, jeune homme ce qu’est le rôle des mères ?

Patrick fut pris au dépourvu. Pour se donner une contenance, il trempa les lèvres dans le thé, se brûla, reposa le récipient sur sa soucoupe.

— Heu, je pense que c’est d’éduquer les enfants, en plus de son travail, et puis faire que la maison soit propre…

— Évidemment  ! Personnellement, je suis persuadée que les mères doivent éduquer leurs enfants et surtout s’assurer que ceux-ci ne dévient pas du droit chemin, ne soient pas distraits par des perturbations… ni par de mauvaises fréquentations.

— Maman ! lança Monique.

— Oui ma fille ?

— Patrick est notre invité.

— Je dis à ce jeune homme le fond de ma pensée. Ma fille est d’une naïveté  ! Jeune homme, vous semblez très attaché à Monique, c’est votre droit. Mais il est de mon devoir de m’assurer de vos qualités, de votre esprit, de ce que vous pourrez offrir à une jeune fille quelle qu’elle soit. C’est bien naturel. Convenons que nous ne sommes pas du même milieu. Vous prendrez bien une petite pâtisserie ?

Antoinette, de son coin, affichait un air ravi, enjoué. Monique se mordait les lèvres. Patrick ne savait plus quelle attitude prendre.

— Non, merci madame.

Il avait envie de fuir, de pleurer, de crier. Il ne fit rien de tout cela. Une rage au ventre le torturait. Il se tut, examina du coin de l’œil Monique qui avait les yeux au bord des larmes.

Quelques heures avant cette petite scène, mais à la même heure du fait du décalage des fuseaux horaires, dans le Nord de la Chine, précisément dans la capitale du Mandchoukouo, une réunion d’importance s’achevait au sein de l’état-major de l’armée du Kwantung. Le général Kenkichi Ueda [1], un gaillard au regard terrible -mais a-t-on déjà vu des chefs de guerre avec des regards d’ange ?- arborant des bacchantes du siècle précédent, étalait sa satisfaction. Les troupes étaient parfaitement opérationnelles, les soldats aguerris, d’une obéissance aveugle, tout comme leur sujétion à l’empereur. Ueda était un Hokushin-ron, c’est-à-dire un partisan de la route du Nord. Cette théorie militaire visait à la conquête de la Sibérie depuis un demi-siècle : couper la Russie, maintenant l’URSS, en deux et conquérir son Extrême-Orient. Cela devait commencer par l’annexion des zones à forte densité ferroviaire situées sur la frontière et dont les voies ferrées menaient jusqu’à Vladivostok. Sans ces artères puissantes, il serait impossible aux Soviétiques d’expédier renforts et logistique.

En se quittant, les généraux, colonels, et capitaines présents à la réunion se saluaient avec force courbettes et se dirigeaient vers la sortie les uns après les autres, dans un protocole où rien n’était laissé au hasard. Ils avaient tous des instructions très précises qu’Ueda avait détaillées, personne ne pouvait faire marche arrière. Il fallait mettre fin aux incursions de patrouilles ennemies dans l’Ouest du Mandchoukouo, à la lisière de la République de la Mongolie. Tous savaient qu’un accord militaire d’assistance mutuelle avait été ratifié entre l’URSS et la Mongolie voici quelques années. L’objectif avoué était de pousser à la faute un des deux adversaires pour la défense de cette zone aride, où dunes et étendues semi-désertiques alternaient, et où des cavaliers s’égaraient facilement. Définir exactement la frontière était une gageure. Les Russes nommaient cet endroit du nom d’une rivière qui ne faisait que couler sans rien humidifier des sols avoisinants : Khalkhin-Gol. La décision était simple, claire comme l’eau de cette rivière incongrue au milieu des steppes : repousser la moindre patrouille mettant un sabot sur le sol du Mandchoukouo et, au besoin, poursuivre les envahisseurs en Mongolie afin de les anéantir. Un mot revenait souvent dans l’ordre de mission qui était maintenant rangé dans les sacoches des militaires : « agressivité ».

Notes :

[1Kenkichi Ueda(1875-1962) est le responsable des armées du Mandchoukouo.

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