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Chapitre XXII

Mission et drame

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 6 décembre 2024
Temps de lecture : 22 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Vers Khalkhin-Gol, les affaires se corsaient. Joukov avait réussi à maintenir la ligne de front au prix de sacrifices importants, et les Japonais étaient en rage. Le général Komatsubara fomentait une nouvelle attaque, l’honneur le lui dictait.

Rue des Groseilliers à Montreuil, une perquisition avait eu lieu chez les Lagarde. La pression montait contre Jules. Antoine Giraud quant à lui vint chercher Monique afin de la conduire au bal de la nation. Au bal, Monique réussit à s’éclipser et à retrouver Patrick. Leur idylle débuta.

Au retour, elle fut punie par son père et emprisonnée dans sa chambre !

Le général Doumenc, surpris et interrogatif, venait de recevoir l’ordre de se présenter au général Gamelin et au ministre Bonnet. Pourquoi donc ?


Chapitre XXII : Mission et drame

17 juillet 1939

Le général Joseph Doumenc avait fait le voyage d’une traite depuis Lille. Son automobile s’arrêta un peu avant treize heures à Paris place Saint-Augustin devant la Maison des officiers, un superbe bâtiment avec des façades richement ornées, des statues remarquables situées en hauteur surmontant des colonnes donnant sur la place : un Turco, un Poilu, un Marin et un Cuirassier. Du côté de la rue Laborde, les murs extérieurs étaient sculptés de casques, piques, étendards, et au deuxième étage, il y avait même un char à cheval de toute beauté.

Doumenc se dirigea vers l’entrée monumentale où un planton lui ouvrit la porte tandis que l’ordonnance suivait avec les documents et qu’un militaire, faisant office de porteur, se chargeait des valises. La chambre était réservée, une chambre très grande, meublée en directoire, aux rideaux bleu nuit, en harmonie avec d’épais tapis sombres. On lui proposa de se restaurer et, d’un pas vif, il se dirigea vers un des nombreux lieux du site appelés restaurants. De la haute gastronomie ! Mais Doumenc, s’il ne rechignait pas à bien manger, était trop préoccupé par l’entretien qu’il aurait deux heures plus tard pour s’attarder à table. Il commanda une salade et un tournedos, se contenta d’une bouteille d’eau minérale. Tout le temps du repas, il pensa à cette mystérieuse mission. De l’espionnage ? Une aventure militaire dans un coin reculé ? Une prise de responsabilité ? Il en attrapait des suées !

Dès qu’il eut terminé, il retourna à sa chambre, ajusta son costume, vérifia les décorations, choisit une paire de bottes fauves moulant bien le mollet et demanda à l’ordonnance de chercher la voiture. Il fuma une cigarette puis descendit par l’ascenseur aux grilles noires et dorées, manœuvré par un jeune militaire.

Il fut conduit au ministère de la Guerre et, après une enfilade de couloirs et d’escaliers, il entra dans le bureau du général Maurice Gamelin. Celui-ci l’accueillit le plus cordialement possible et le fit assoir face à lui derrière un bureau encombré de cartes et de notes. La pièce, large, longue, haute, transpirait une tristesse infinie, comme le général lui-même. Les yeux quasi-larmoyants, la bouche boudeuse, il n’avait pas l’allure d’un chef, mais plutôt d’un aide-comptable à la retraite. Pour donner plus de valeur à sa personne, il arborait ostensiblement la grande croix de la Légion d’honneur sous ses nombreuses décorations, si bien qu’elle lui arrivait un peu au-dessus du ventre.

— Général, je vous ai convoqué pour une mission très délicate, commença-t-il d’une voix chuchotée.

— Je vous écoute, mon général.

— Voilà, vous savez les tensions qui s’exercent actuellement autour de Dantzig et plus globalement de la Pologne avec laquelle nous sommes alliés. Nous faisons cause commune avec l’Angleterre, mais la politique s’en mêle ! L’opinion publique ! Elle réclame à cor et à cri que nous passions un accord avec les Russes pour mettre un coup d’arrêt à l’expansionnisme allemand. Bien évidemment, il n’est pas question de livrer des renseignements aux Soviétiques qui sont derrière ce charivari que mettent en musique les communistes, mais il va falloir que nous examinions l’éventualité d’une mission en ce sens. Histoire de calmer la popula… tion - il avait failli dire la populace. Les Anglais sont également informés. Ils y travaillent aussi.

— Mais, mon général, si une telle mission est mise sur pied, c’est pour négocier quoi ?

— C’est effectivement tout le problème. Quelque chose… La rue le demande, mais nous ne pouvons pas céder à Moscou. À franchement parler, cette mission est vaine, car nous refusons de répondre favorablement à un accord militaire avec les Russes sur la Pologne !

— Dans ce cas, n’y allons pas !

— Il faut calmer l’opinion, je vous l’ai dit, fit Gamelin d’un ton extrêmement las, c’est tout le problème. Encore dimanche, vous le savez je présume, ils étaient des centaines de milliers à demander la signature d’un accord avec les Russes. Bien sûr, Thorez est derrière, mais il nous faut leur couper l’herbe sous le pied ! Ce sera votre mission, Doumenc, une sacrée mission !

— Mais, mon général, de quoi vais-je leur parler ?

Gamelin leva les yeux au ciel, et soupira.

— Vous broderez… laissa-t-il tomber d’une voix exténuée.

— Je peux parler de nos plans offensifs ? demanda un peu perfidement Doumenc.

— Le ministre de la Guerre, président du Conseil, Édouard Daladier, ne le souhaite pas. Moi, en ma qualité de chef des armées non plus, mais si vous obteniez de leur part que plutôt qu’ils veuillent intervenir au sol en Pologne -avec tout ce que cela comporte- et qu’ils s’occupent de l’espace aérien, ce serait un grand pas. Ils ont, disent-ils, les moyens de le faire…

— Bien mon général, mais si nous arrachons cela, nous sommes donc destinés à intervenir au sol… Pourrais-je alors évoquer une possible intervention dans la Ruhr, le poumon économique de l’Allemagne ? S’ils attaquent la Pologne, c’est un objectif à portée de nos troupes !

— Oui, la Ruhr, pourquoi pas ? C’est une bonne idée. Mais pas les plans, ni les forces, ni …

— Excusez-moi, mon général, mais alors que leur dire ? Car si je comprends ce que vous dites, ne figurerait pas dans nos plans une attaque de la Ruhr qui, pourtant, nous protégerait d’une invasion soit par la Belgique, soit par les Ardennes, demanda Doumenc avec un léger agacement.

— En fait, vous leur dites ce qu’ils savent déjà, mais vous essayez de les faire parler de leurs forces et de leurs plans, qu’ils nous donnent aussi des informations sur leurs derniers armements, enfin le maximum de choses… De toute manière, demain, vous rencontrez Alexis Leger, le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, il vous en dira plus. Moi, je m’assure de votre fidélité et de votre accord pour réaliser cette mission très, très importante.

— Merci, mon général.

Le lendemain, Doumenc rencontra Leger au quai d’Orsay. Il était impressionné de voir soudainement que des responsables aussi émérites le convoquassent pour lui confier une responsabilité. Il n’était guère rompu à ce genre de fréquentation, sa seule ambition consistait à réussir ce qu’il entamait. Et lui, aller à Moscou…

Lorsque les battants de chêne blond se refermèrent sur lui dans le bureau, Alexis Leger était assis derrière sa table de travail. Doumenc, habitué à des hommes qui recevaient ses ordres auxquels ils obéissaient, était devant un civil bien en dehors du champ de son accoutumance, et un civil chargé de guider des propos militaires…

— Ah, général, asseyez-vous, je vous prie, dit Leger en levant ses yeux délavés pour indiquer un fauteuil de style face à lui. Après que Doumenc se fut installé, il poursuivit :

— Alors, j’ai parlé au général Gamelin, il me dit que vous êtes d’accord mais que vous demandez que l’on vous précise la mission, c’est bien cela ?

— Hum, oui en quelque sorte, monsieur le secrétaire général. Je dois dire que je suis interrogatif sur la confiance que vous portez en mes compétences bien maigres en matière de relations internationales, je ne suis guère au fait des négociations diplomatiques avec des puissances étrangères.

— Bien sûr, bien sûr. Je peux vous dire que ce n’était pas notre souhait. Mais le ministre de la Guerre et le général Gamelin nous ont fermement conseillés cette option qui n’est pas diplomatique mais militaire. Mais, je crois possible que nous puissions utiliser, comment dire ?... l’atout de votre regard neuf. Les Russes ne vous connaissent pas et vous aurez l’avantage de la surprise. En gros, il faut discuter avec eux, leur demander leur coopération et qu’ils prennent des engagements à nos côtés. Évidemment, il y a des aspects plus techniques qui nous intéressent, le poids de leurs forces, ce qu’ils mettent sur la table…C’est tout.

— Certes, mais je n’ai rien en main. Pas de document, pas de contenu à offrir en contrepartie d’une proposition, comprenez que je sois gêné.

— Je sais, je sais, Les instructions sont claires à ce sujet, il ne faut pas que vous leur donniez des informations sur nos troupes, ni sur la situation présente de nos armées, c’est un point essentiel, d’ailleurs le général Gamelin a dû vous en toucher deux mots…

— Excusez-moi, mais justement, dans une négociation, nous devons nous présenter avec des données en main, des éléments d’appréciation, des points sur lesquels céder. Si je vais là-bas les mains vides, qu’elle sera mon autorité ?

— Non, non, pour ma part, il n’est pas question de vous abandonner en rase campagne, général. D’abord, il est certain que les Russes reviendront sur leurs demandes antérieures de conclure une convention militaire. Je dois vous dire que la France n’y est pas favorable, mais que nous ne voudrions pas que cela entraîne un casus belli. Je peux, pour étayer le contenu de votre mandat, vous communiquez, par l’entremise du général Jamet, les dossiers diplomatiques de l’ambassade de France à Moscou.

— S’ils me donnent matière à discussion, je vous en saurai gré, admit, dubitatif, Doumenc.

— Il faudrait que les Russes comprennent que nous sommes déterminés à défendre à tout prix la Pologne, même sans eux. Cela revient à confirmer l’impossibilité de négocier sur le passage de leurs troupes en Pologne ou en Roumanie, ce que demandent avec force les Soviétiques. Je ne crois pas qu’une fois ancrés en territoire polonais, qui faisait autrefois partie de l’empire tsariste, ils le quittent avec la satisfaction du devoir accompli. Je crains donc une annexion. Mais travailler à faire connaître une construction de défense réciproque en cas d’agression, cela devrait faire comprendre aux nazis qu’il ne faudrait pas qu’ils attaquent l’un sous peine d’avoir l’autre sur les bras. Donc les marges de discussion sont amples et vastes.

Doumenc rétorqua alors :

— J’entends bien, mais alors que nous sommes demandeurs, nous partons les mains vides…

— Bien sûr que non général, puisque vous obtiendrez les notes de l’ambassade et que mon secrétariat va vous communiquer, avant votre départ, un dossier récapitulatif, répondit Leger sur un ton agacé.

La mine encore plus soucieuse et dépitée que de coutume, le général Doumenc rejoignit son automobile avec un volumineux dossier et repartit à Lille attendre que les Anglais émettent à leur tour des propositions pour cette rencontre que la France demandait aux Soviétiques.

La rue des Groseilliers portait mal son nom cette année-là. De groseilles, il n’y en avait quasiment pas. Les grappes n’avaient que peu de fruits et ils étaient riquiqui. Les petits paniers se vendaient une fortune et si bien que personne n’en achetait. Les gosses, accroupis devant les buissons, cueillaient grain à grain, un par-ci, un autre par-là, et rien ne se remplissait. Quelques-uns avaient sonné chez les Lagarde, mais Edmonde, déjà peinée que le cerisier de Montmorency ait été anéanti par le nouvel hangar, chamboulée par les soucis qui semblaient tomber comme à Gravelotte, rechignait à faire de la gelée, elle refusa d’acheter le moindre gramme de groseille.

Monique restait dans sa chambre où Jeanne lui portait des repas, une vraie prisonnière. Néanmoins, elle réussit à faire passer des lettres que la domestique déposait chez Fongaro tout en récupérant celles de Patrick. Celle-ci remarqua que les échanges s’intensifiaient, il n’était pas rare que plusieurs courriers fussent rédigés le même jour. Les sourires entendus de la boulangère et de Jeanne en disaient long.

Jules Lagarde était de plus en plus inquiet. Un échappement libre dans la rue, et il faisait un bond. Un bruit suspect et il demandait partout ce que c’était. Il n’avait plus d’appétit et Edmonde s’en alarma :

— Tu ne manges rien ? Ça ne va pas ?

— Fous-moi la paix ! J’ai des ennuis, voilà tout !

— Et Monique, on ne peut pas la laisser enfermée comme ça longtemps.

— Ce n’est qu’une garce, ta fille, fais-en ce que tu veux.

Edmonde, habituée à faire le dos rond, baissa la tête et regarda son assiette où elle chipotait aussi. Tout allait de travers. On verrait demain pour Monique. Quant à l’humeur de Jules, elle avait une cause : le matin même, il avait trouvé dans la boîte aux lettres une nouvelle enveloppe avec le cercueil miniature, la balle polie à l’intérieur et une mention en lettres bâtons : DEMAIN CE SERA LA BONNE !

Il avait appelé le commissaire Bertrand qui s’était déplacé. Il avait pris la première enveloppe pour la faire examiner par le laboratoire de la Préfecture de police et avait diligenté une enquête dont personne n’entendit parler.

La petite armoire qui servait de cave à boissons fortes devait être ravitaillée journellement.

En face, au 37, Patrick, qui venait d’obtenir le baccalauréat, était maintenant inscrit pour le concours d’admission à l’École normale. Il passait son temps libre à écrire à Monique et à réviser. Mais il était sur un petit nuage, celui qui abritait également Cupidon. Il rêvait de retrouver Monique et était scandalisé qu’elle fût cloîtrée chez elle. Jeune et fougueux, il imaginait des stratagèmes pour venir la délivrer et l’emporter. Il le lui avait écrit, elle s’opposait fermement à ses délires mais était si heureuse qu’il s’emballât !

La veille au soir, il avait accompagné son père et Lucien Clément chez le nouvel habitant, Raymond Taillefer. Celui-ci, une armoire à glace, travaillait aux halles de Paris. Mais s’il était impressionnant de par sa carrure, il avait un visage poupon si infantile que d’après Lucien, on pouvait lui donner le bon dieu sans confession. Sa femme, Juliette, ne travaillait pas, elle gardait ses trois mioches qui avaient de un à quatre ans.

Après avoir salué Raymond, les trois militants furent invités à entrer boire un canon. C’était la première fois que Patrick allait porter la parole du parti chez les autres. Son père, Robert, entama la conversation. Raymond n’était pas opposé à prendre le dimanche le journal, mais il hésitait à s’engager plus.

— Ah quoi bon ? Ça sert à rien, le gouvernement n’écoute personne, on vote et ça change rien. Juliette, apporte le vin s’il te plait, on a soif.

Dans la maison, une bonne odeur de viande s’était installée. Juliette déposa des verres et un litre de vin. Robert se chargea de démontrer l’utilité de ne pas baisser les bras et de s’engager pour la paix et le pain. Cela dura longtemps, mais Raymond était buté et personne n’arrivait à le faire changer d’opinion.

Patrick se lança.

— Tu as des gosses, ils feront quoi plus tard ? Ils ont besoin d’instruction, de diplômes pour avoir une vie meilleure. Et si le parti n’est pas assez costaud pour améliorer la situation, eh bien, ils feront aussi ouvriers. Mais le pays a besoin, comme en URSS, d’ingénieurs, de docteurs, de techniciens pour améliorer notre condition, et pour ça, il faut la paix. Moi, c’est pour ça que j’me suis engagé dans le parti.

Raymond le regarda et lui dit.

— Bon, tu vois, tu m’plais, si je viens chez vous, c’est à toi que je demanderai mon adhésion.

Il fut convenu que le dimanche, il prendrait le journal et qu’il viendrait aussi aux manifestations avec les copains. Tout le monde était content et lorsqu’ils partirent, Raymond donna à Patrick une côte de porc entourée d’une feuille de journal.

C’est le 22 juillet qu’un nouveau drame eut lieu dans la rue des Groseilliers. Il était tard, la nuit commençait à envelopper d’ombres les maisons, les arbres et la chaussée. Les gens étaient restés à parler sur le pas de la porte, assis sur une chaise. Les gamins étaient couchés, quelques chats se faufilaient et quelques corbeaux rentraient des Grands champs dans un vol noir et sinistre. Chez les Lagarde, la radio était éteinte, quelques lumières s’allumaient. Soudain, un coup de feu retentit, puis un second. Jeanne Dieu venait justement de dire à Evelyne Moinot qu’il faisait bon et que le calme était reposant.

— J’ai l’impression que cela vient d’en face.

— P’tète bien… À moins que ça soit sur le boulevard.

Le silence revint, seulement interrompu par des persiennes que l’on fermait et des portes qui claquèrent. Les deux femmes, qui s’étaient installées dans la courette du 37, se décidèrent à rentrer dormir. Le vantail de l’usine s’ouvrit dans un grincement sinistre, depuis que la porte était tombée les gonds rafistolés couinaient. Les deux femmes aperçurent un homme se glisser en dehors. Il prit la poudre d’escampette en direction de la rue des Graviers. Elles ne le virent que quelques secondes.

Elles étaient chacune avec leur chaise en main, lorsqu’un hurlement terrible retentit en provenance de chez les Lagarde.

[|⁛|]

23 juillet

Le général Komatsubara, décidé comme jamais, lança une nouvelle attaque frontale selon le plan qu’il avait échafaudé et mûri pendant des jours. Avec toute l’artillerie qu’il avait accumulée le long de la rivière, il lança l’opération qui devait soit réussir, soit provoquer une réaction fatale aux Soviétiques. Un déluge de 25 000 obus s’abattit sur les troupes de Joukov. Mais, préparés, les Soviétiques s’étaient abrités dans des casemates tandis que les canons avaient été reculés. En riposte, ils expédièrent deux fois plus d’obus sur les Japonais qui ne purent lever le nez du sable dans lequel ils s’étaient enfouis, ni ne purent monter à l’assaut. Les Japonais, toujours sur l’idée du coup de massue en engageant toutes les forces, firent des tentatives sans pouvoir tenir le rythme et leur offensive fut paralysée. Ils ne gagnèrent pas de terrain et ne purent préserver celui qu’ils avaient conquis. Une catastrophe ! Les Soviétiques, à l’inverse des Japonais, avaient prévu une opération longue, avec une défense éloignée du front et des troupes qui se renforçaient de jour en jour. Les munitions arrivaient à flot, contrairement à celle des Japonais qui avaient déjà fort à faire avec les Chinois, ça les limitait. Chaque obusier était contingenté. La bataille d’attrition se révélait favorable aux Soviétiques. Pire, l’état de destruction des premières lignes nippones était tel qu’aucune défense ne leur était possible. Joukov en profita pour porter de-ci de-là des offensives mesurées et il put prendre pied sur la rive orientale de Khalkhin-Gol. Dans le plan qu’il élaborait depuis plusieurs jours, ces nouvelles têtes de pont seraient un atout majeur pour la suite selon lui. Une aubaine !

De son côté, l’armée du Kwantung, sentant la menace, ne perdit pas de temps. Elle confia au général Rippei Ogiru le soin d’établir une défense en lignes et couches successives et mit, sans le lui signifier, le général Komatsubara de côté. Celui-ci, toujours digne, le dos raide et le regard agressif, sentit l’humiliation le ronger. Il restait égal à lui-même, mais c’était une façade. Au fond, il était meurtri, blessé dans son amour-propre, il songea au suicide d’honneur, mais ne passa pas à l’acte. Il subit donc la rebuffade silencieuse de son supérieur qui ne lui portait qu’indifférence et mépris. Rippei n’était pas un tendre. Il le portait sur son visage, un regard noir, soupçonneux, des poches sous les yeux, une moustache à la Hitler surmontait des lèvres méprisantes. À la tête de la 6ème armée, il décida de la mettre en position défensive, cela devrait suffire à juguler l’ardeur des Russes, dont il avait une piètre opinion, comme Komatsubara.

Les coups de feu avaient terrorisé la maisonnée. Lorsque la porte du bureau fut ouverte, une odeur de poudre et de brûlé régnait dans la pièce. Sur le bureau gisait Jules, la tête éclatée comme celle de Tonton, sauf qu’un pistolet en était la cause. Antoinette et Monique avaient hurlé d’effroi. Antoinette venait de s’évanouir, Monique contemplait la scène du drame, sans comprendre. Puis, comme une automate, elle avait décroché le téléphone en tournant les yeux afin de ne pas contempler le cadavre de son père. Elle avait composé les numéros des pompiers et de la police. Elle donna, comme si aucune peine ne la meurtrissait, comme si aucune émotion ne la bouleversait, l’adresse et le nom de la victime. Puis, elle accrocha l’écouteur à la branche métallique et alla vers sa sœur pour la ranimer. Elle lui tapota la main puis lui administra quelques petites gifles sur les joues en prenant soin de ne pas lui faire du mal.

— Antoinette, ouvre les yeux, réveille-toi !

Sa sœur demeurait inerte, flasque comme un poulpe échoué sur une plage. Monique recommença et, quand enfin Antoinette ouvrit les yeux, elle lui parla, mais celle-ci ne répondait pas, bouche béante, yeux dans le vague, toujours inerte. Monique reposa la tête de sa sœur qu’elle avait prise dans une main et chercha quelque chose pour lui servir d’oreiller. Elle se redressa et son regard tomba sur son père. Des éclats de cervelle et d’os maculaient le dessus en cuir de la table de travail, un verre vide en était éclaboussé, une bouteille de fine était couchée sur le flanc aux côtés du verre, et lorsqu’elle regarda de l’autre côté, elle vit la main crispée de son père tenir une arme qu’elle n’avait jamais vue. Jules était assis dans son fauteuil, courbé sur le bureau. Elle trouva au porte-manteau une veste dont elle se servit pour faire une boule et la glissa sous les cheveux de sa sœur. Avait-elle conscience de ce qu’elle faisait ? Elle n’en garda aucun souvenir. Elle resta assise en tailleur à tenir la main de sa sœur qui émergeait lentement des brumes du choc. Elle sentit ses muscles se relâcher et elle eut la sensation de ses larmes qui ruisselaient enfin sur ses joues. Son nez coula, elle renifla et du dos de son bras, essuya la morve sans bouger plus.

C’est le commissaire Bertrand qui les trouva ainsi dans la pièce. Une hagarde, l’autre comme si le monde n’existait plus. Les pompiers arrivèrent très vite et s’occupèrent des deux filles tandis que le commissaire et les inspecteurs établissaient les constatations d’usage.

— Messieurs, l’affaire semble claire, la victime a mis fin à ses jours, tragiquement. Nous étions déjà intervenus ici dans le cadre d’une affaire de cache d’armes qui fut classée sans suite. C’est son épilogue.

Un jeune inspecteur, le mal nommé Labille, car il était sec comme un coup de trique, long comme un jour sans pain, les yeux enfoncés dans des orbites creuses et sombres, souleva une incongruité : deux balles avaient fracassé la boîte crânienne du suicidé. Il en fit part.

— Comment ça, deux balles ? interrogea Bertrand.

— Oui, commissaire, regardez ici dans les cheveux, un orifice, et un peu plus bas, vers le maxillaire, un autre.

Bertrand se pencha, examina les plaies, il n’y avait guère de doute.

— Attendons le légiste, il fera autorité sur la question.

— Oui, mais deux balles, ce ne peut être un suicide ! affirma Labille.

Antoinette et Monique avaient été réconfortées par les pompiers et avaient regagné la maison où elles devaient annoncer le drame à leur mère. L’acte deux de la tragédie allait s’y jouer.

Edmonde, dont l’esprit paraissait dépourvu de sentiments et de jugeote, surprit ses filles.

— Mes chéries, c’est une nouvelle catastrophe que vous allez encore m’annoncer ? Votre père ? C’est cela ? Mon Dieu, j’en étais sûre !

— Maman, c’est fini, il est... il est mort.

— Ah, mon Dieu ! je veux aller le voir, c’est dans son bureau ? Edmonde se leva pour se rendre sur place. Monique et Antoinette le lui interdirent.

— La police devrait nous interroger, signala Monique.

— A-t-elle attrapé son assassin ? demanda Edmonde, moins effondrée qu’il n’y paraissait.

— Non, le commissaire dit que c’est un suicide.

— Je connais votre père par cœur. Ce n’était pas un homme à se suicider.

La suite au prochain chapitre, le 14 décembre.
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