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Chapitre XV

Les crapules

La fête est finie !

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Temps de lecture : 23 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Patrick avait été reçu chez les Lagarde. Lors de cette rencontre, la mère de Monique l’éconduit douloureusement. Depuis, un échange de lettres entre Monique et Patrick a lieu par l’entremise de Jeanne Dieu et de la boulangère Gilberte Fongaro. Un quiproquo en naît.

Daniel Renoult et Jacques Duclos rencontrent Fried, l’émissaire de l’Internationale. Ils l’interrogent sur la situation qui les inquiète. Fried leur donne des conseils de prudence tout en signalant qu’il n’y a pas de craintes à avoir dans l’immédiat.

Joukov arrive en Mongolie et rencontre l’État-major. Il s’inquiète des mesures trop légères prises. Il se rend à Khalkhin-Gol où il sonde les soldats et prend la décision d’expédier des rapports alarmistes à la hiérarchie.


Chapitre XV : Les crapules

Juin 1939

Au sein de l’ambassade de France à Tokyo, l’effervescence était à son comble, un travail colossal exténuait les services. Il ne fallait pas de retard et tout le monde fouillait, examinait, répertoriait et communiquait à l’ambassadeur le résultat des investigations. Arsène Henry devait rencontrer une nouvelle fois Hachirō Arita. Mais ce n’était pas cette audience qui donnait tant de besognes aux personnels. Non, c’était une demande d’Arsène-Henry de dégoter toutes affaires cessantes des photographies et dessins des danses anciennes japonaises. Quelle lubie avait encore frappé l’ambassadeur ? Cette question taraudait tous les esprits dans cette quête surprenante.

Arsène Henry fut accueilli toujours avec l’extrême courtoisie de son interlocuteur. Mais, à la mine de celui-ci, il devina que des choses complexes allaient être abordées.

— Cher ami, tout d’abord j’ai à vous faire part d’une bonne nouvelle, et pour la confirmation de celle-ci, j’ai besoin de votre si précieux avis. Nous envisageons de désigner en la personne de monsieur Renzo Sawada le nouvel ambassadeur en France de mon bien aimé pays. Je pense que vous le connaissez, c’est un homme discret et intelligent, amoureux de votre nation et de sa culture. Nous devons renoncer à désigner Tani, car celui-ci a été touché dans son honneur et ne s’en remet pas. Il est hors de question de maintenir sa candidature. Je dois vous dire qu’un moment j’ai craint qu’il ne mette fin à ses jours. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Que pensez-vous de cette proposition cher ami ?

— Excellence, vous me voyez confus et désolé pour votre si noble candidat dont des propos mal compris ont entrainé un tel imbroglio. Mais je suis heureux que cette funeste période soit dépassée car elle envenimait nos si précieux rapports. Je vous suis reconnaissant, Excellence, de ce geste que j’apprécie à sa haute valeur. Effectivement, je connais monsieur Sawada et j’ai déjà un a priori favorable, qu’après analyse, je transmettrai à mon ministre, Monsieur Bonnet.

— Parfait. Je suis heureux de ces prémices de dénouement. Mais maintenant, j’ai à vous parler des trafics d’armes auxquels se prête malheureusement votre gouvernement avec les rebelles chinois.

— Hum, se contenta de faire Arsène-Henry en penchant la tête de lassitude. Une note lui avait été remise par ses services voici quelques semaines, il en avait encore heureusement quelques réminiscences.

— Nos troupes sont confrontées à une résistance sérieuse mais désespérée en Chine, elles font notamment face à des soutiens logistiques extrêmement puissants aux bandits qui nous combattent et qui transitent par les voies ferrées du nord du Tonkin.

Puis, à voix basse, il chuchota comme à regret :

— Certains militaires voudraient bombarder ces lignes ferroviaires, voire envahir le nord de l’Indochine, ce à quoi je m’oppose avec la plus grande fermeté.

Reprenant une voix normale, il poursuivit : « Mais il faut trouver un moyen d’être plus ferme cher ami. Des camions, du carburant, des armes arrivent par vos chemins de fer… Mon pays ne peut pas rester inactif devant cette surprenante mansuétude, d’autant que vous-même m’aviez parlé de quelques caisses à dos d’homme…. Avouez que nous n’en sommes plus là… »

— Ah, je suis confus cher ami, je n’ai pas été assez précis dans mon propos à ce sujet. Je vous parlais de contrebande : oui, quelques passeurs que nous arrêtons parfois. Mais ne serait-ce pas plutôt des accords commerciaux que vous évoquez là ?

Son front s’était couvert de perles de sueur. Il faillit prendre la pochette de soie qui décorait avec élégance la poche de poitrine de sa veste, mais se retint, il ne fallait pas que le ministre s’aperçoive de sa gêne.

— Comme vous le savez, poursuivit-il avec application comme récitant une leçon apprise avec difficulté, il est une ligne constante des gouvernements français, c’est de ne pas prendre part à un conflit opposant deux belligérants, sauf accords bilatéraux antérieurs aux tensions. Donc dès qu’une guerre éclate, nous nous abstenons de livrer des armes aux adversaires. Or, vous n’avez pas officiellement déclaré la guerre à la Chine. Même dans les documents de vos services, vous parlez des « incidents » depuis ceux du pont Marco Polo ou des « incidents chinois ». Nonobstant, je vous confirme ne pas déroger à notre règle de non-implication entre deux ennemis. Mais, comme je vous l’ai exprimé, mon gouvernement respecte les accords signés avant le conflit. C’est le cas de tout ce qui transite et je me permets de souligner devant Votre Excellence qu’il ne s’agit pas d’armes. Ensuite, il y a l’accord de troc sino-américain qui ne concerne ni la France, ni le Japon, et en vertu duquel des trains sont affrétés en direction de la Chine à la demande des États-Unis.

— Mais cher ami, c’est exactement cela le problème. Vous reconnaissez à présent que vous faites transiter des matériels vers les rebelles.

— La France ne peut pas s’opposer à un accord commercial entre les États-Unis et la Chine. C’est très contrariant, j’en conviens, mais qu’y pouvons-nous ?

Le regard d’Hachirō Arita se fit plus sombre derrière ses lunettes rondes et cerclées de noir. Il n’insista pas. L’ambassadeur prit congé, mais le ministre fut d’une grande froideur.

Arsène-Henry s’affala sur le siège arrière de sa voiture. Il était maintenant en nage. Il s’épongea avec cette pochette qu’il pouvait enfin utiliser. Il soupira tandis que le chauffeur, se tournant vers lui, demanda :

— Nous retournons à l’ambassade, Votre Excellence ?

— Oui, bien sûr mon ami.

Il manœuvra la poignée afin d’abaisser la vitre et qu’un courant d’air le rafraîchisse.

Lorsqu’il entra dans son bureau, une table basse avait été installée juste à côté de son fauteuil. Elle était recouverte de photographies. Il s’installa lourdement et attrapa une série de clichés. On y voyait des acteurs danseurs pratiquer le nihon-buyō. Plus ou moins sombres, les clichés étaient de qualités. Mais ce n’était pas suffisant à son goût. Il désirait satisfaire pleinement Rolf de Macé, ce Suédois directeur des archives internationales de la Danse qui organisaient une exposition à Paris en juillet. Cela le passionnait et il s’investissait à fond dans cette demande pour en quelque sorte démontrer à la France la richesse culturelle nipponne et les talents de son ambassade.

Il reprit des photos et commença un classement de ces illustrations des danses nihon-buyō selon que leur origine était inspirée du théâtre nō, Kyögun, kabuki ou encore bunraku. Il nota rapidement sur une feuille de papier à l’intention du service des relations culturelles qu’il fallait absolument trouver des estampes ou des tableaux représentants Bandō Mitsugorō III et Nakamura Utaemon III, les deux grands artistes du 19ᵉ siècle qui dominaient la scène en s’affrontant pour être le plus grand ! Quel travail !

Épuise, il laissa là cette tâche et commanda un thé léger, il fallait qu’il se repose.

Les toits de tôle, de cartons goudronnés, de planches et de tuiles de récupération des masures de la rue des Groseilliers ondulaient sous un soleil inhabituel pour ce début juin. La chaleur soudaine accablait les familles et la nuit, elle était telle, que dormir devenait impossible. Les femmes et les hommes qui se levaient tôt étaient épuisés avant d’aller au travail. Les gosses partaient à l’école déjà transpirant. À tel point que Titi avait piqué une crise contre le gouvernement qui ne foutait rien.

— Émile, là-dessus, il n’y peut pas grand-chose tout de même, lui dit sa femme pour tenter de le calmer.

— Mais regarde donc, les gosses dorment debout ! Tiens, y z’ont les yeux en brancards de pousse-pousse ! Et le gouvernement, au lieu de nous faire suer, y ferait mieux de donner congé au moins les après-midi aux gosses.

— Ah, oui, et qui va les garder l’après-midi ? Hein, c’est’y toi ?

— Moi, ce que j’dis, c’est pour eux, les loupiots.

Émile Lecerf battit en retraite. Il se passa un linge sur le front et, seulement vêtu de son marcel et d’un pantalon, il partit au turbin coiffé de sa casquette tout de même.

Sous le robinet qui gouttait éternellement au milieu de la cour, Évelyne Moinot avait installé une vieille lessiveuse cabossée, fallait voir comment, mais étanche. Et le soir venu, ses gosses en slip s’y trempaient et plongeaient leur tête dedans. Ils en ressortaient dégoulinants, les cheveux tombant sur les yeux, et ils crachaient, soufflaient, mais surtout riaient.

En face, madame Dieu, la bonne des Lagarde, avait fermé les volets en espagnolette afin qu’un peu de jour passe mais pas la chaleur. Évelyne devait faire ses lessives, faire bouillir une lessiveuse non cabossée sur le fourneau dans la pièce qui restait porte ouverte et elle vivait dans la chaleur et l’humidité, parfois emprunte de Javel. Elle trouvait tout de même un avantage, les draps et les gros linges séchaient sur les fils de la cour en un rien de temps.

Daniel Renoult avait demandé aux cantonniers d’ouvrir les vannes d’écoulement pour nettoyer les caniveaux autant qu’ils le pouvaient, cela apportait de la fraîcheur, et des enfants jouaient le soir avec des bouts de bois, des boîtes de conserves de sardines qu’ils métamorphosaient en bateaux de fortune.

C’est cet après-midi-là qu’un ouvrier, Gaston Mesnard, qui montait une poutrelle à l’aide d’une corde passée dans une poulie sur les toits du futur atelier de chez les Lagarde, la lâcha pour une cause inconnue. Il ne sut éviter cette chute soudaine et eut la tête éclatée comme une pastèque. L’employée à la comptabilité, alertée par le fracas, ayant passé un œil à la fenêtre, comprit la tragédie et d’elle-même appela les secours. Bientôt, une ambulance de la ville, toute blanche avec une croix rouge, un véhicule Berliet, cloches sonnantes, déboula dans la rue. Tous avaient arrêté le travail et un cercle compact d’hommes se serrait autour du corps, de la poutrelle et de la corde. Ils savaient qu’il n’y avait plus rien à faire, le vieux était mort.

Gaston Mesnard habitait au bout de la rue avec sa femme, très maigre, qui semblait se racornir sur place depuis belle-lurette. Leurs enfants étaient partis depuis longtemps et les avaient rendus grands-parents. Ses collègues se demandaient comment faire pour aller prévenir la vieille. Une corvée terrible et personne n’était certain qu’elle n’en perdisse la raison.

Depuis son bureau, Jules Lagarde feuilletait Paris Magazine [1] et reluquait les poitrines de starlettes aguichantes. Il avait entendu le barouf mais ne bougeait pas, il était trop captivé. La comptable qui avait appelé les secours vint l’informer. Il replia précipitamment le magazine et leva ses yeux un tantinet injectés de sang sur l’entrebâillement de la porte. La facturière, gênée, l’informa en deux mots et précisa : « Je crois que vous feriez bien de descendre monsieur. » De quoi elle se mêlait cette godiche ? Bien qu’il maugréât au possible, il suivit ce conseil. Il descendit les escaliers d’acier, décida de contourner par le pavillon et arriva par l’arrière du chantier. Tous les gars étaient toujours rassemblés, examinant ce que faisaient les secouristes. Il fronça le sourcil et interpela les ouvriers :

— Allons messieurs, retournez au travail, je m’occupe de tout.

Stupéfiés, ils se tournèrent et sur leur visage s’incrusta un masque de surprise où naissaient des accents antipathiques. Lagarde n’y prêta pas attention et écarta les deux premiers qu’il avait devant lui. Il ne jeta pas un regard au sol, là où les brancardiers avaient posé leur matériel. Il vit un gradé qui était blême. Il l’appela :

— Que s’est-il passé ? lui demanda-t-il ?

— Vous êtes qui ?

— Jules Lagarde, le patron de l’entreprise.

— Eh bien, monsieur, le gars est décédé. Le longeron lui a éclaté la boîte crânienne, il est mort sur le coup ! Nous n’avons rien pu faire.

Lagarde jeta un œil rapide sur le corps disloqué dont la tête était en bouillie.

— Qui est-ce ? demanda-t-il au plus proche de ses salariés.

— Tonton, Tonton Mesnard, dit le gars chamboulé.

— Pourquoi c’est arrivé ? Il a fait quoi comme connerie ?

— On sait pas m’sieur Lagarde, mais il fait si chaud qu’il a p’t-être eu un malaise ?

— Hum… Bon, messieurs, vous retirez le corps maintenant, dit-il à celui qui était gradé.

— On attend la police pour le constat, et le médecin pour le certificat de décès.

— Ça va prendre longtemps ?

— Le temps qu’ils arrivent, votre secrétaire les a appelés.

Il se tourna à nouveau vers les salariés.

— Bon messieurs, c’est regrettable, mais nous ne pouvons plus rien faire. Je vous demande de reprendre le travail. La journée n’est pas terminée.

Un gars sembla faire un pas, il fut immédiatement pris par le bras par un autre qui, de son seul regard, lui intimait le conseil de ne pas bouger. Par réflexe, les ouvriers croisèrent les bras sur leur poitrine. Une voix s’éleva : « On reste veiller notre copain jusqu’à ce qu’il parte. »

Lagarde sentit que les choses ne se passeraient pas simplement. En son for intérieur, il estima que par la chaleur, il ne fallait pas trop énerver les salariés qui avaient dû passer leur temps à picoler. Soudain, il se tourna vers le gradé :

— Vous êtes certain qu’il n’était pas en état d’ivresse ?

Un ohhhhh sortit de la gorge des hommes qui s’indignaient.

— On en saura plus après l’autopsie, lui répondit le secouriste.

— Bien, merci. Si vous avez besoin de moi, je suis dans mon bureau, car j’ai des contrats à honorer, moi !

— Et la mort, tu la respectes ? lança le grand Lulu qui habitait vers Rosny.

Lagarde fit celui qui n’avait pas entendu et partit. Il n’alla pas dans le bureau, mais entra dans le pavillon voir sa femme.

— Edmonde, ne sors pas pour l’instant, les salopards sont remontés !

— Que se passe-t-il ?

— Un accident. Un type est mort.

— Ah, mon Dieu, c’est affreux.

— Affreux, affreux, les mots ne veulent rien dire. Il était certainement saoul et il a fait une connerie ! Mais les autres le soutiennent et refusent de retourner travailler. J’aviserai. Je vais téléphoner au commissaire.

Monique, qui était dans le salon, se précipita :

— Qui est-ce ?

— Mesnard, une tête de con, lui répondit son père.

— Ah, c’est Tonton, dit-elle soudain en ayant les larmes aux yeux.

— Tu le connais ? demanda interloqué son père.

— Mais papa, il me prenait sur les genoux parfois pour me donner des petites poupées de chiffon qu’il confectionnait avec des choses de rien... Je l’aimais bien.

Jules pivota en levant les yeux au ciel et en soupirant.

— Oui, quel malheur, fit la mère qui se souvenait de ces moments. Tonton…

— Tonton, Tonton ! Oui, eh bien, on n’y peut rien. Il a fait des conneries et il les paie.

Une fois dans son bureau, il appela le commissaire pour l’alerter de la situation. Le fonctionnaire lui dit qu’il allait envoyer une voiture avec quatre hommes et l’inspecteur qu’il venait de désigner pour le certificat avant l’enlèvement du corps. Lagarde raccrocha, puis sortit son calepin et chercha un numéro de téléphone avec un code. Il composa les chiffres. Après quelques sonneries, quelqu’un décrocha. Lagarde donna la formule inscrite sur le papier : « C’est une erreur, je ne suis pas chez Marcel ? » « Non » lui répondit-on avant de raccrocher. Il venait de demander d’entrer en contact avec son ami de la Puisaye, le membre de la Cagoule.

Joseph Barthélémy travaillait dans son bureau de la rue de Bellechasse. Son épouse, Annette, était rentrée de Corrèze où elle avait séjourné plusieurs semaines dans la famille qui lui restait. De trop longues semaines, selon Joseph. Certes, la bonne lui mitonnait des petits plats qu’il appréciait, mais il y avait une telle tendresse entre Annette et lui que même la bonne chère ne pouvait combler le vide de son absence.

Il avait encore rencontré le directeur de cabinet de Marchandeau et il produisait des réflexions sur le thème de l’évolution nécessaire de la pratique démocratique. Barthélémy était particulièrement fier de la déclaration qu’il avait rédigée en 1937 pour une préface : « En matière politique, j’ai une croyance : la démocratie ; j’ai une foi : la liberté ; j’ai une religion : la patrie. »

Ami lecteur, à ce stade de mon roman, je dois vous dire le trouble que je ressens à parler de Joseph Barthélémy, futur ministre de la Justice de Pétain. Ce trouble est le même que j’ai ressenti autrefois lorsque, regardant un débat à la télévision, je vis Claude Lanzmann à qui l’on montrait une photographie d’Hitler enfant, un bébé banal assis sur un coussin, et qu’il rétorqua au journaliste qui la lui présentait : « Retirez de ma vue ce monstre ». Hitler était-il né monstre ?

C’est une question fondamentale. Chaque enfant en vaut un autre et c’est l’apprentissage social qui forge son comportement. Dès le premier vagissement, l’enfant apprend, s’imprègne comme une éponge de ce que l’on met à sa disposition pour devenir plus tard l’adulte qu’il sera. Hitler n’est pas né monstre, il l’est devenu. La question alors qui se pose est : quand et comment ? Je me suis longtemps posé ce problème de fond, quand Hitler a-t-il basculé dans la monstruosité ? Des analystes se sont penchés sur son cas, ont suggéré des pistes pouvant expliquer ce basculement. Des échecs à l’entrée à l’école des beaux-arts, des images de ses parents faisant l’amour, des querelles d’enfants, beaucoup de choses sont évoquées et aucune ne m’a convaincu. J’ai travaillé plusieurs années sur cette question pour aboutir à une conclusion : c’est la guerre de 14-18 qui l’a rendu monstrueux. J’en ai tiré un livre, L’estafette. Eh bien, le trouble que je ressens à travailler sur Barthélémy est similaire. Quand a-t-il basculé de l’autre côté ?

C’était un bon vivant, sa corpulence en atteste, et en impose. C’est un homme qui avait le sens de la répartie, non dénué d’humour. Il possédait un côté iconoclaste, celui de l’anticonformisme. Et pourtant, conformiste, il l’était. Le paradoxe ne s’arrête pas là. En 1919, il a été élu du Gers à la Chambre et a intégré le Bloc national qui regroupait alors la droite et le centre-droit. Quelques mois plus tard, il fondait son propre groupe parlementaire, Action républicaine et sociale. Au passage, dans ce groupe, on remarque la présence de Paul Reynaud. Puis, en 1924, lors de l’élection du Cartel des gauches, il intègrera le groupe de la gauche républicaine et démocratique. C’est alors qu’il aura ce mot : « Un républicain de gauche est un homme du centre que le malheur des temps oblige de siéger à droite ».

Universitaire de renom, parlementaire respecté et craint, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, avocat, il se forgeait une réputation méritée de grand constitutionnaliste.

Ce grand homme était courtisé, il fréquentait les salons et les personnes les plus en vue. Il écrivait beaucoup et, dans sa prose, il déversait une conception de la réforme de l’État, on commentait ses écrits, mais pour l’instant, malgré son entregent, il n’était jamais entré dans un gouvernement. Il restait sur le bord du chemin et devait en concevoir une vive aigreur qu’il masquait par sa faconde et sa bonne humeur. Dans ses mémoires, il se présente comme un doux agneau au milieu de loups affamés. Ses mémoires sont en fait une plaidoirie de son action dans un gouvernement Flandin (1941) qu’il aurait dû vilipender, ce qu’il ne fit pas. Il porta des coups à Laval, à Darlan, mais jamais au chef, Pétain. « Des lois, oui peut-être en ai-je fait, mais toujours dans la justesse et la mesure », dira-t-il. « Les mauvaises lois promulguées alors que j’étais en place ? Ce sont les Allemands qui les ont imposées. D’ailleurs j’ai sauvé des juifs, des communistes, j’ai été très humain » écrit-il en substance.

Pourtant, il a rédigé des choses très antisémites : « Au moment où la guerre a éclaté, les juifs tenaient en France une place exagérée. On les trouvait si nombreux à tous les postes de commande qu’ils avaient l’air d’une race (souligné par lui) gouvernante installée au milieu d’une population autochtone inférieure… Or, la juiverie n’est pas une religion… » Il poursuivit plus loin que « cette législation (les lois sur le statut des Juifs) n’est pas d’initiative française : elle est tout entière d’origine allemande. » Le ministre de la Justice ne pouvait ignorer que ces lois avaient été écrites au sein du gouvernement français et aggravées de la main même de Pétain ! Donc, il ment. Il ment à la Libération, à la chute du vichysme, il sait que les nouvelles autorités le poursuivront. Il est avocat, ses mémoires sont une plaidoirie de défense. D’ailleurs, en pleine rédaction de ce qu’il pense le blanchir, il est incarcéré en octobre 1944 et poursuivit par la Haute-cour de justice. Son leitmotiv devant les enquêteurs : C’est pas moi, ce sont les autres. Cela manque de grandeur, de panache. Car certes, il n’a peut-être pas tout rédigé, mais il a signé, notamment la loi sur le statut des Juifs. Il en est de même pour celle sur les juridictions spéciales dont il crie sur certains toits qu’il n’y est pas favorable du tout, mais il n’hésitera pas à en utiliser le fonctionnement atroce.

Il boit donc le calice jusqu’à la lie. S’il aide quelques personnes, que dire des dizaines de milliers qui vont succomber ou souffrir et pour lesquels sa signature ou son silence n’ont rien épargné. En décembre 1944, il est rattrapé par la maladie qui interrompra son destin au début 1945, lui épargnant au mieux des mesures d’indignité nationale.

Alors quand a-t-il basculé ? C’est à la charnière de 1934, un moment qui l’a inquiété, qu’il a développé des bases d’un régime démocratique centralisé. Puis, l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1936, achève le basculement. Il qualifiera des mesures comme celle de la création de l’Office du blé comme une inspiration mussolinienne, il tombe dans la réaction.

Il enseignait encore en 1941, et lorsqu’il arrivait dans l’amphithéâtre, des étudiants lucides et courageux l’accueillaient au cri de « Vendu, assassin ! » Son intelligence ne lui dictait pas alors d’avoir un comportement de dignité morale ? On peut se tromper, on en tire les conclusions. Pas lui.

Joseph Barthélémy, donc, travaillait sur Louis le quatorzième auquel il trouvait des vertus de gouvernance. Une Chambre devait en quelque sorte être domptée, l’exécutif avoir les coudées plus franches, c’est une question d’efficacité. Il fournirait l’ensemble de ses réflexions pour Marchandeau, dont il n’avait finalement pas une grande opinion. Peut-être même une aigreur. Tout ce travail qu’il réalisait, qu’en faisait-il ? Quelle reconnaissance ? Dans son esprit, la politique lui manquait et il jugeait que Marchandeau était un petit pied.

Ce dimanche 12 juin, Montreuil était décoré aux couleurs de la Révolution. Toutes les associations en étaient. Les harmonies, le Patronage municipal, les sapeurs-pompiers, les infirmières, bref, toute la ville. Le cortège derrière les chars fleuris et embellis s’était rassemblé place de la Fraternité et fit une halte au métro Robespierre afin d’honorer le grand homme. Puis, au son des cuivres et des tambours, il s’ébranla en direction de la place de l’Église où un arbre de la Liberté devait remplacer celui planté voici 150 ans. Une grande banderole affirmait « Vivre libre ou mourir ! ». Jacques Duclos fit un discours après celui de Fernand Soupé, le maire, dénonçant les coblentzarts de tous poils et les prêcheurs de lâcheté et de résignation. Puis, ce fut le tour de Daniel Renoult qui illustra les vertus révolutionnaires de Montreuil. Il appela au rassemblement devant l’usine Lagarde dont le patron avait provoqué la mort d’un ouvrier en les faisant travailler comme des esclaves. Il en appela à l’union de tous, comme pour la paix et termina en citant Robespierre : « Les tyrans seront vaincus car la destinée des hommes libres est de vaincre les esclaves. »

La suite au prochain chapitre, le 26 octobre.

Notes :

[1Journal fripon de l’époque

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