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Chapitre XXIII

La comédie commence

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 21 décembre 2024
Temps de lecture : 21 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Le général Doumenc a été reçu à Paris par le général Gamelin, qui l’a mandaté pour une mission à Moscou afin de gagner du temps. Puis, Leger, le secrétaire général du quai d’Orsay, lui a confirmé et surtout ne lui a donné aucun élément pour assoir sa mission. Doumenc apprend que les Anglais seront dans le coup.

Depuis le bal de la Nation, Monique est recluse. Son père, Jules, est menacé par des envois anonymes et Patrick amoureux, travaille d’arrachepied à son concours tout en militant. Au Mandchoukouo, le général Komatsubara subit un échec. Il est remplacé par le général Rippei. Joukov sait qu’il n’a pas gagné totalement. Il prépare la suite… Dans la rue des Groseilliers de Montreuil, Jules Lagarde se suicide en se tirant deux coups de pistolet dans la tempe.


Chapitre XXIII : La comédie commence

27 juillet 1939

Daniel Renoult n’avait pas été chez Mado depuis plusieurs jours. Une inquiétude, la fin d’un bonheur sans tache, lui avait mis du vague à l’âme. La crise qu’il avait vécue lui avait fait mal, peut-être d’autant plus mal qu’il trouvait qu’une partie des arguments de Mado sonnaient juste. Non, il ne pouvait pas être gagnant sur tous les tableaux. Il faudrait qu’il choisisse, et cela lui était de plus en plus difficile, voire insupportable. D’ailleurs, ils n’avaient pas rompu, non, mais un froid s’était installé, comme une bouderie, mais tenace.

Alice, de son côté, était ravie de le voir plus présent, mais elle sentait bien que ses pensées demeuraient ailleurs. Ils partiraient en Corse avec les Duclos et les Le Bellec dans une semaine et Daniel l’avait surprise plusieurs fois à chantonner, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il avait deux grands rendez-vous politiques proches : le procès intenté contre Lucien Sampaix et L’Humanité par Georges Bonnet en qualité de ministre des Affaires étrangères et l’anniversaire des vingt-cinq ans de l’assassinat de Jean Jaurès au café du Croissant dont il avait été témoin.

En ce qui concernait la mise en accusation, le motif portait sur des articles parus dans le journal dénonçant les agents nazis qui œuvraient en toute impunité en France et dont l’organisateur était Otto Abetz [1]. Sampaix dénonçait leurs agissements et l’argent qui coulait à flot épandu par Abetz sur son monde avec régularité, puis, les caches d’armes que l’on avait découvertes encore récemment, avec des personnalités connues, même le patron Lagarde avait été cité.

Daniel Renoult avait ressorti des découpages de journaux qu’il amassait avec soin dans des dossiers. Une reprenait une déclaration de l’avocat Tixier-Vignancour [2] la semaine précédente devant une réunion du Parti populaire français, le parti de Doriot :

« Mercredi dernier, je suis intervenu auprès de M. le Ministre des Affaires étrangères, L’Humanité à la main, afin de le prier de faire cesser cette campagne infâme.

J’ai le plaisir de vous annoncer que vendredi prochain un rédacteur de l’organe des Soviets, Sampaix, passera devant le tribunal correctionnel. Je vois dans cette comparution le commencement de l’épuration qui s’impose de toute urgence. Enfin nous allons commencer à respirer !  »

Il en avait parlé avec Jacques Duclos qui serait au tribunal pour soutenir les militants poursuivis :

— Que vient faire Bonnet dans cette affaire ? C’est un comble.

— Mais Daniel, Bonnet a toujours soutenu les nazis, depuis Munich, c’est une constante, avait rétorqué Duclos.

— Je sais bien, mais qu’il obéisse à ce député d’extrême droite, Tixier, est plus que surprenant. Il perd toute réserve.

Duclos opina, puis il demanda à Daniel si tout était en ordre pour leur départ.

— À ce sujet, tu sais comme je me fais du mouron avec la situation internationale et les décrets-lois. Penses-tu toujours judicieux que nous partions en Corse, au cas où… ?

— Mais au cas où quoi ? Tu te fais trop de bile ! Des mauvais coups ? Il y en aura toujours ! Et si nous revenons en forme, reposés, on sera plus gaillard pour mener la lutte.

— Oui, mais c’est très tendu en ce moment.

— Mais Daniel, arrête de te bourrer le bobéchon ! Que veux-tu qu’il arrive ? Hein ? Ah, au fait, Gilberte m’a dit qu’elle avait encore un peu de place dans sa grosse valise. Tu peux en profiter avec Alice si vous étiez justes.

— J’en parle avec elle et au besoin, Alice appellera Gilberte. Merci Jacques.

Daniel partit mais l’esprit pas rassuré du tout. Oui, Duclos avait sans doute raison. Et pourtant, il demeurait inquiet. N’était-ce pas là aussi une manière déguisée de repousser ce voyage qui l’éloignait de Mado ? Il ressassa tout cela dans tous les sens jusque chez lui où il arriva de bonne heure. Il trouva Anne Le Bellec avec Alice. Elles étaient en train d’estimer ce qu’il faudrait emporter en Corse.

— Des choses légères, Alice, non pas ça, enfin tu n’y penses pas ! Pas besoin de tricots, ni de châles, retire-moi tous ces machins de ta valise. Bon, les sous-vêtements, ils sèchent en quelques minutes, trois par personne pas plus. Tu vois, ça fait de la place.

— Vous êtes en pleins préparatifs ! remarqua Daniel en apercevant toutes les affaires étalées sur le lit conjugal.

— Oh, Anne est venue me filer un coup de main, j’ m’en sortais pas !

— Tu as drôlement bien fait de lui demander.

— Oui, remarqua Anne, elle n’a pas l’habitude, alors je suis venue donner le coup de main. On prend toujours trop de choses… Non, non, pas besoin de trois pantalons, hein Daniel ? Un seul suffit et deux shorts, vous aurez en plus celui que vous porterez, lança-t-elle en demandant un appui du regard à Daniel qui acquiesça.

Une autre valise se préparait : à Lille, chez le général Doumenc. Une nouvelle convocation lui était parvenue pour qu’il se rende à Paris rencontrer, cette fois-ci, Georges Bonnet, le ministre en personne.

Lorsqu’il arriva au quai d’Orsay avec son ordonnance, il eut un entretien tout d’abord avec le cabinet du ministre qui lui fit part des dernières évolutions sur cette affaire de discussions avec les Soviétiques, puis avec Alexis Leger qui n’en dit guère plus. On attendait d’un jour à l’autre un mémorandum du Foreign office.

— Pardon messieurs, mais dois-je comprendre que ce sont les Anglais qui vont diriger la mission et que nous ne serons que supplétifs ?

— Pas du tout, nous sommes d’accord avec les grandes lignes du document, je vous rappelle que nous ne souhaitons pas une alliance militaire tripartite. D’ailleurs, tant que vous discuterez avec les Russes, les Allemands se tiendront tranquilles, ils doivent croire que nous serions prêts à signer ce que nous ne voulons pas signer.

— C’est de la corde raide, monsieur, lança Doumenc qui s’agaçait d’autant de rouerie.

— Pour la France monsieur, pour que nous ayons le temps du réarmement, pour que nous ne soyons pas l’otage de Staline, pour que nous ne subissions aucune attaque avant que nous ne soyons prêts, il faut en passer par là ! Le général Gamelin a souligné que nous pouvions avoir une confiance absolue en votre patriotisme.

— Certes, certes, mais pour résumer, vous m’envoyez là-bas faire une espèce de danse du ventre, d’occuper, si je puis dire, le terrain le plus longtemps possible. Et si ça ne marche pas ?

Un huissier entra tandis que Doumenc parlait, il se pencha à l’oreille du directeur de cabinet du ministre et chuchota tandis que le général s’interrompait.

— Ah, mon général, le ministre vous prie de le rejoindre dans son bureau, je vous accompagne.

— Parfait ! Doumenc prit sa sacoche, et se leva.

— Vous vous tracassez, je comprends vos interrogations, mais le ministre va vous apporter les réponses que vous attendez et que je ne pouvais pas vous communiquer.

Le directeur, précédé de l’huissier, accompagna Doumenc dans un bureau tout proche. L’appariteur frappa à la porte, manœuvra la poignée et s’effaça pour laisser passer les deux hommes.

Georges Bonnet, en costume clair, releva la tête de la lecture qu’il faisait, regarda le général de ses yeux presque transparents, passa ses doigts dans la longue mèche qui couvrait sa calvitie pour s’assurer de son bon ordre, leva de quelques centimètres ses fesses du fauteuil et tendit la main à l’officier supérieur en arborant un large sourire.

— Je suis heureux de vous rencontrer général. J’espère que mon collaborateur vous a donné les derniers éléments sur cette mission extrêmement importante que nous vous demandons d’effectuer à Moscou.

— Merci monsieur le ministre, mais je dois confesser que je ne suis guère plus avancé que lorsque j’étais encore à Lille.

— Comment ? Mais, vous ne lui avez pas parlé du mémorandum anglais ? demanda Bonnet au directeur de cabinet d’une voix qui se voulait courroucée.

— Si, il m’en a parlé, mais à part cela, il n’y a rien de neuf et cette position n’est guère une position de force pour nous, répondit Doumenc qui ne se laissait pas impressionner.

— Ah ! Bon… Bien, ce mémorandum est le point de nos réflexions et de nos échanges. Il y aura tout ce que nous pensons des capacités russes, et ce que nous ne pourrons pas admettre de leur part.

— Monsieur le ministre, je ne suis pas aux faits de la diplomatie, je suis un militaire, je sais parler de forces armées, de divisions, de matériel, de troupes, mais certaines subtilités du langage diplomatique m’échappent. Alors, si je dois évoquer devant eux une stratégie, suis-je autorisé à parler d’une conception offensive de notre part pour protéger la Pologne ? Suis-je autorisé à dire qu’en cas d’attaque, nous réagirons militairement en attaquant de revers à notre tour ? Et suis-je autorisé à demander aux Soviétiques comment ils escomptent agir en soutien à l’armée polonaise ?

— Voilà, vous avez tout résumé et parfaitement compris. Mais je tiens à redire que nous ne voulons pas d’un accord avec les Russes mais nous avons besoin de temps. C’est un point crucial. Général, l’heure est grave. Pour ces raisons, je vous adjure de rapporter quelque chose, même au prix de promesses.

— Mais, monsieur le ministre, que puis-je dire alors ?

— Vous verrez, vous direz tout ce que vous jugerez utile, mais il faut rapporter un papier signé !

— Bien, je ferai de mon mieux, dit Doumenc d’une petite voix.

— J’ai toute confiance en vous. Bien sûr, les services de l’ambassade seront à votre disposition. Vous partirez en Angleterre sous peu pour vous joindre à votre homologue, l’amiral Reginald Drax [3]. Vous pouvez disposer, mon ami. Nous comptons sur vous.

— Alors Kliment, où en sommes-nous avec les Japonais ?

Vorochilov était assis devant Staline dans le bureau où il semblait sous surveillance des trois grands hommes, Marx, Engels, Lénine, accrochés au mur et qui paraissaient s’amuser de sa présence.

— Les derniers rapports montrent que tout est sous contrôle. La dernière offensive a fortement déstructuré l’ennemi. Joukov, en ce moment même, accumule forces et réserves et entend porter le coup fatal à la 6ème armée japonaise d’ici une vingtaine de jours. Tu confirmes que nous sommes bien d’accord qu’il s’agit de détruire cette nouvelle armée sous le commandement du général Rippei et de ne pas pénétrer en profondeur dans le territoire du Mandchoukouo.

— Une vingtaine de jours, c’est bien loin… ne peut-il pas aller plus vite ?

Staline, sans attendre la réponse de Vorochilov, se leva et entama sa « gymnastique » quotidienne autour de la pièce, sans que son interlocuteur en fût autrement surpris.

— Non, Joukov est méticuleux, il fait monter en ligne sans alerter l’ennemi, peaufine sa stratégie et veut intervenir en étant persuadé de mettre la raclée aux Japonais. Le hâter ne ferait que le fragiliser. Je ne pense pas que cela soit souhaitable…

Vorochilov avait baissé le ton jusqu’au dernier mot, il hésitait toujours de contredire Staline.

— Écoute Kliment, la situation devient intenable. Les Anglais et les Français font des manigances qui deviennent extrêmement préoccupantes. Je pense avoir compris leur jeu : soit ils excitent l’Allemagne pour qu’elle entre en conflit avec nous, par exemple en la laissant envahir la Pologne et poursuivre sa route contre nous, soit en créant un conflit entre la Pologne et nous pour ensuite nous agresser, toujours avec l’Allemagne en renfort. Quand je lis que Rydz-Śmigły [4] a déclaré à Léon Noël, l’ambassadeur de France en Pologne : « avec les Allemands ils risquaient de perdre leur liberté, mais avec les Russes, ils perdraient leur âme »… tout est dit ! Les Anglo-français ne proposent rien de sérieux malgré toutes les demandes que nous leur avons faites, et ils ont finalement décidé de parler avec nous, mais ils envoient des inconnus pour négocier on ne sait quoi. Et nous, nous avons besoin de paix, de temps pour que nous poursuivions un plan sérieux de réarmement. Dans ce contexte, il faut que nous soyons en capacité de montrer sur le terrain ce que nous valons. Je ne peux envisager une seule seconde deux fronts, il faut en finir avec ces histoires en Extrême-Orient. Que Joukov ne traîne pas trop ! Tu vois Kliment, jamais nous n’avons été sous une telle menace !

— Oui, oui, je comprends tout cela, mais le pire serait d’aller à un échec avec les Japonais en se précipitant car cela ne ferait qu’accroître le danger avec l’Ouest, affirma Vorochilov.

— Écoute Kliment, c’est toi qui vas accueillir les Français et les Anglais et tu vas les pousser dans leurs derniers retranchements. Je ne veux pas d’un accord au rabais avec des formules creuses. Pour que ça passe, ils doivent faire des propositions intelligentes et acceptables qui les engagent ou je devrais changer mon fusil d’épaule. Beaucoup dépend de ce qu’ils vont promettre.

— Je m’en doutais ! Évidemment, rétorqua Vorochilov avec un sourire entendu.

Staline venait de se rassoir, il avait sorti une bouffarde de sa poche et entreprit de l’allumer. Il tira une ou deux bouffées et précisa :

— Vois avec Molotov et entoure-toi de Chapochnikov.

29 juillet

Les ampoules électriques avaient brûlé toute la nuit chez les Lagarde. Personne n’avait sommeil et les yeux étaient rouges d’avoir pleuré. Jeanne Dieu arriva le matin et elle fut surprise de voir Edmonde habillée toute de noir, digne, qui préparait les listes pour établir les faire-part de deuil à donner aux pompes funèbres.

— Ah, Jeanne, mon petit, j’ai beaucoup de choses à vous demander.

— Madame, j’ai appris l’affreuse nouvelle, je vous présente toutes mes condoléances.

— Merci Jeanne, je suis bouleversée, mais maintenant, avec la disparition de Jules, je dois régir à la fois la maison et l’entreprise, sauf à tout vendre… Elle se tenait plus raide que d’habitude et avait un maintien d’une grande dignité.

— Madame, hum… je dois vous dire que, heu… j’ai vu quelqu’un sortir de l’usine après les coups de feu… J’sais pas si c’est important, mais je vous le dis car je ne suis pas seule à avoir vu cela et comme la police ne nous interroge pas, j’vous en parle.

Edmonde la jaugea, un brin stupéfaite. Elle ne répondit rien. Jeanne la regardait, attendant soit la colère, soit des questions et rien ne venait. Puis, au bout de ce qui sembla une éternité pour Jeanne, sa patronne fronça les sourcils.

— Vous dites avoir vu quelqu’un sortir de l’entreprise…

— Oui madame par la grande porte. Un homme…

— Écoutez mon petit, ce que vous dites est très important, car le commissaire Bertrand m’a affirmé qu’il s’agissait d’un suicide, que Jules, dans une ultime crispation, aurait tiré un second coup de feu. Dans ma peine, j’ai voulu le croire, mais tout de même… Dites, seriez-vous prête à confirmer cela devant la police ?

— Ben c’est que j’voudrais pas avoir d’ennuis…

— Pourquoi en auriez-vous ? Mais cela change tout, vous comprenez mon petit ?

— Oui, madame, si cela peut vous être utile, alors j’suis d’accord.

— Parfait. Aujourd’hui, il y a du monde qui va défiler, prévoyez du café, des canapés, vous n’aurez qu’à les commander chez Fongaro, enfin tout pour que la famille et les amis soient reçus correctement. Je vais demander à des ouvriers de pousser le piano et le sofa dans un coin, pour faire de la place dans le salon. Quand Jules reviendra de la morgue, on l’installera ici, je vais voir avec le père Boniface ce que l’on peut faire. Ne comptez pas vos heures aujourd’hui car je vous veux à mes côtés jusqu’au départ de tout le monde.

— Bien sûr madame, vous pouvez compter sur moi.

Ce fut un défilé ! Daniel Renoult se présenta pour s’enquérir de ce que la municipalité pouvait apporter comme aide dans ces heures difficiles. Bien sûr, il y eut les commerçants, Fongaro en tête, le pharmacien, monsieur Bertrand, puis les ouvriers, inquiets pour leur travail, et les voisins, curieux d’entrer dans ce pavillon dont ils étaient envieux, et enfin la famille Giraud, père et fils, la mine emplie d’une componction dégoulinante.

Edmonde affichait une dignité à toute épreuve. Elle portait une grande robe noire qui serrait le cou dans un tissu où des petites perles, également noires, et scintillantes étaient cousues. Le tissu moulait une poitrine généreuse et tombait jusqu’au sol. Edmonde affichait un visage grave, mais pas austère, elle recueillait les condoléances comme des récompenses. Elle eut un petit mot pour rassurer les ouvriers, la comptable, la secrétaire. Elle veillait à ce que tout le monde ait du café ou du thé, Jeanne semblait planer au-dessus du parquet, avec un petit tablier blanc et une dentelle pour tenir ses cheveux, elle virevoltait de la cuisine au salon, débarrassé du surplus de meubles. Antoinette et Monique, également en robes de deuil, les yeux rougis comme le nez, se tamponnaient avec régularité le visage, reniflaient discrètement, semblaient hors des réalités. Lorsque ce fut le tour des Giraud, après qu’Odette eut déposé des baisers affectueux sur les joues de la veuve et des orphelines, que son mari lui eut fait un baisemain impeccable et que le jeune Antoine eut bafouillé des mots d’émotion, elle prit le père Giraud dans le coin du salon où les gens ne l’écouteraient pas.

— Cher ami, j’ai bien besoin de vous.

— Mais bien sûr ma pauvre amie, demandez et je serai là !

— Pouvez-vous m’assister afin que je poursuive le travail de mon cher disparu ?

— Je suis à votre service…

Giraud, s’il était surpris de la démarche, s’interrogea dans la seconde sur ce qu’il convenait de proposer. Une offre de rachat de l’entreprise ? C’était trop tôt. Un soutien technique, car cette femme ne connaissait rien aux affaires ? C’était envisageable. Être gérant ? Pourquoi pas. Et subitement, il eut l’idée de son fils, ce qui lui sembla parfait ! Le loup serait dans la bergerie !

— Que diriez-vous si je demandais à Antoine de passer vous voir afin de vous soulager dans ce moment difficile ?

— Oh, mais je ne sais si je peux accepter une offre aussi généreuse, émit Edmonde d’une voix assez ferme.

— Demain matin, Antoine sera là pour vous assister. Les choses sont dites ma chère amie. Mais dites-moi, les obsèques auront lieu quand ?

— Lorsque l’institut médico-légal consentira à restituer le corps de mon pauvre Jules.

Edmonde sortit vite un mouchoir de sa manche et appuya rapidement sur ses yeux la batiste ornée de broderie pour contenir toutes les larmes possibles.

3 août

L’excitation était sensible chez les Renoult. Les valises bouclées, il ne restait plus qu’à prendre le train. Le départ était fixé au lendemain, mais tout était prêt. D’ailleurs, la liesse était quasi générale. Les délégations française et anglaise partiraient elles aussi dès le surlendemain vers l’URSS afin de mener les négociations dont tout le monde était persuadé qu’elles aboutiraient rapidement sur un accord encerclant le Reich dans un carcan d’acier.

Le soulagement, la certitude de l’éloignement de la guerre rendaient les gens heureux, les filles encore plus belles et les jeunes garçons plus audacieux. Même le temps était de la partie, une lumière irisée semblait pleuvoir d’un ciel serein. On était inondé d’une douceur qui mettait les bras nus, raccourcissait les jupes et les robes, échancrait les corsages.

Seule ombre à ce plaisir général, l’enterrement de Jules Lagarde eût lieu le matin même. La rue des Groseilliers était encombrée de voitures, des agents de la circulation avaient été dépêchés sur place afin de canaliser le flux, un terrain vague vers les Grands champs fut transformé en parking. Devant l’usine, un dais noir abritait du soleil les monceaux de couronnes qui s’endormaient à l’abri de ce baldaquin frangé d’argent. Des initiales brodées en fil de même matière étaient accrochées aux murs et à la grille. Le cercueil avait été déposé avec tout un apparat de tentures, de cierges à l’entrée du hangar et les machines avaient été rendues invisibles. La famille en grand deuil était cernée par le cousinage tandis que les amis formaient une espèce de second rang. Les voisins, les relations, et les corps constitués étaient venus rendre un dernier hommage, pour surtout s’assurer qu’ils seraient vus, que leurs noms figureraient bien sur le registre. Bref, la comédie pouvait commencer.

Les plus attentifs auront constaté qu’au milieu de la famille, vers la mère et les deux filles, un jeune homme donnait des instructions, rassurait des inquiets, consolait des ébauches de sanglots. Antoine Giraud s’occupait de tout ! Un peu plus loin, le père Giraud, avec son costume à queue de pie et son huit-reflets démodé, glissa un mot à travers le voile noir qui tombait d’un chapeau biscornu et protégeait l’oreille d’Odette, son épouse :

— Je suis fier de lui.

Le téléphone sonna. Alice se dirigea depuis la cuisine jusqu’à l’appareil accroché au mur du couloir.

— Allo ?

— Allo, c’est Jacques… bonsoir Alice, peux-tu me passer Daniel s’il est là ? C’était Duclos, la voix ferme.

— Je te le passe. Elle posa l’écouteur sur une petite console située sous l’appareil et appela Daniel qui fumait sa pipe dans son fauteuil près de la fenêtre.

— Oui, je t’écoute, fit Daniel après s’être déplacé.

— Bonne nouvelle, Sampaix et L’Humanité sont relaxés dans l’affaire de l’espionnage.

— Bravo, je suis content.

— Oui, mais le gouvernement vient de sortir un nouveau décret-loi, les élections sont repoussées en 1942. Ils ont peur.

— C’est fâcheux, un mauvais coup pour la classe ouvrière…

— Oui, ils ont les mains libres pendant trois ans ! Je me demande si, après tout, tes craintes n’étaient pas fondées. On en parle demain dans le train. Bonne soirée.

La suite au prochain chapitre, le 21 décembre.

Notes :

[1Otto Abetz (1903-1958) intrigant puis diplomate, il entre au parti nazi en 1931. Francophile, il noue des relations avec de Brinon et d’autres, infiltre après avoir contribué à sa création le comité France Allemagne, adhère à la SS en 1935, représente l’Allemagne en France en 1938 et est expulsé en juin 1939 pour cause d’espionnage.

[2Jean-Louis Tixier-Vignancour (1907-1989) avocat et homme politique d’extrême droite.

[3Reginald Drax (1880-1967)

[4Edward Rydz-Śmigły maréchal polonais (1886-1941) membre du gouvernement.

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