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Chapitre XXVI

Ennemis de l’intérieur

La fête est finie !

Accès libre
Mise à jour le 3 janvier 2025
Temps de lecture : 20 minutes

Résumé des chapitres précédents :

Les vacances en Corse se déroulent à merveille jusqu’au jour où Jacques Duclos reçoit un télégramme lui demandant d’être présent à Tarbes le surlendemain pour prendre la parole lors d’un meeting. Malgré tout, il répond à la demande.

À Berlin des négociations commerciales enterrées maintes fois sont reprises, tandis qu’à Moscou, les entretiens enlisés du fait des gouvernements français et anglais ne veulent plus rien dire… Mais les diplomates comprennent le risque de laisser les allemands discuter avec les soviétiques, ils saisissent le président du Conseil. Et en Asie, Joukov passe à l’attaque !

Au même moment à Berlin les discussions sur des échanges de matières premières et de technologies se concrétisent. La balle est dans le camp occidental.

À Montreuil, Patrick annonce sa réussite au concours en sonnant chez les Lagarde, il brave les interdits, Monique aussi.

À Moscou Staline attend des résultats de l’attaque de Joukov, il demeure prudent.


Chapitre XXVI : Ennemis de l’intérieur

21 août

Dans la salle des négociations, l’ambiance était tendue. Même une vapeur d’émotion semblait planer au-dessus des plénipotentiaires. Vorochilov ouvrit la séance d’une voix où perçait un agacement mal contenu.

— Messieurs, comme je vois que vous n’avez rien de neuf à produire, je vous propose d’ajourner la séance sine die.

— Monsieur le Maréchal, j’attends une réponse de mon gouvernement, elle ne devrait plus tarder, lança rapidement Doumenc.

— Écoutez, la patience soviétique n’est pas infinie. Tant que ne nous est pas parvenue la réponse aux questions sur la Pologne et la Roumanie, je ne vois pas de quoi nous pourrions parler. Je dois préciser que la lenteur des négociations est entièrement imputable à vos deux pays, que l’absence de réponses précises fait traîner des pourparlers militaires pourtant urgents. Vous portez la responsabilité de ne pas nous donner les moyens d’affronter ensemble l’ennemi commun.

Dans le couloir qui les menait à la sortie, Doumenc chuchota à Drax, qui gardait un flegme difficilement compréhensible :

— Dear, Vorochilov a raison, ses arguments ne manquent pas de valeur, nous sommes en dessous de tout !

— Mon cher, à ce point d’étape, je crois – il toussota – qu’il n’y aura plus – nouveau toussotement – que l’Histoire pour juger des actes de nos pays – quinte de toux – respectifs.

À l’ambassade, Naggiar reçut immédiatement Doumenc. La nuit tombait, ils dînèrent frugalement. Soudain, on frappa à la porte. C’était l’officier de permanence qui montait du chiffre, un texte en main :

— Monsieur, un télégramme de Paris.

— Donnez vite !

Il lut à haute voix : Vous êtes autorisé à signer au mieux dans l’intérêt commun en accord avec l’ambassadeur, la convention militaire sous réserve de l’approbation du gouvernement français. Signé Daladier.

Un silence opaque envahit la pièce.

— Trop tard ! laissa tomber Naggiar qui avait lu un article de la Pravda soulignant que l’accord économique avec l’Allemagne pouvait laisser place à un accord politique. D’ailleurs, des bruits insistants circulaient dans le milieu diplomatique sur l’arrivée imminente de hauts fonctionnaires allemands.

— Attendez, je demande immédiatement une audience à Vorochilov, dit Doumenc d’une voix d’excitation.

— Vous avez raison, mais que disent les Anglais ? Car Beaufre, qui vient d’arriver de Varsovie, a fait chou blanc avec les Polonais qui refusent toujours l’entrée des troupes soviétiques. Je crains que nous n’en soyons au même point.

— Aucune nouvelle de Drax…

22 août

— Bonjour Kliment, alors où en sommes-nous avec les Français et les Anglais ?

— J’ai une demande d’audience des Français, mais rien du côté anglais.

— Hum… Ça n’a pas vraiment changé. Ce n’est pas bon...

— Non. Doumenc dit qu’il a un pouvoir de signature, dois-je le recevoir  ? Mais je sais que les Polonais ne leur ont pas accordé la possibilité que nos armées utilisent le corridor pour accéder au front. Il n’y a rien de neuf.

Contrairement à son habitude, Staline restait assis. Il se concentrait, ses yeux se plissaient, ses doigts de la main droite tapotaient le document qu’il avait sous les yeux. Il resta quelques minutes sans rien dire. Vorochilov se tut également. Puis, d’un coup, Staline le regarda :

— Tu ne me donnes pas des nouvelles de l’Extrême-Orient ? C’en est où ?

— Joukov nous dit que les Japonais se cramponnent, mais que l’encerclement est en passe d’être terminé.

— Et après l’encerclement, les Japonais ont-ils la possibilité de recevoir des renforts, de faire une contre-attaque ?

— Non, selon mes informations, d’ici demain, la poche sera refermée et Joukov anéantira la 6ème armée. Les Japonais n’enverront rien comme renforts consistants au général Rippei, il n’est d’ailleurs pas certain qu’il en ait demandé. On en reste au plan, on ne dépasse pas Khalkhin-Gol.

— Hum, ce n’est donc toujours pas terminé cette affaire. Les Japonais ne sont toujours pas vaincus…

— Je peux t’assurer qu’ils vont l’être…

— Kliment, ne vend jamais la peau de l’ours  ! Bon, écoute-moi bien ! Nous te demandons de recevoir les Français et, de notre côté, je demande à Molotov de s’entretenir avec Ribbentrop qui arrive demain. S’il vient avec un accord qui nous garantit que nous n’aurons pas la guerre, nous le signerons, nous n’avons plus le choix. N’en parle pas aux Français. Laisse venir.

Le soir même, le général Doumenc était introduit dans le bureau de Vorochilov. En l’absence de documents nouveaux, mais avec la foi du charbonnier, il annonça qu’il pouvait signer une convention militaire.

— Et les Anglais ?

— Je ne sais pas, mais l’amiral Drax est d’accord pour que nous poursuivions.

— Mais dites voir, Général, vous ne parlez pas des Polonais et des Roumains.

— Je ne sais pas où en sont les discussions avec ces gouvernements. Mais, monsieur le Maréchal, en toute franchise, je viens d’apprendre que l’on annonçait l’arrivée ici de quelqu’un d’important de Berlin, et de telles visites ne me font pas plaisir.

— C’est vrai. Les responsables sont du côté français. Rappelez-vous, l’année dernière, quand la Tchécoslovaquie périssait, nous attendions un signal de la France, nos troupes étaient prêtes, mais jamais vous n’avez donné le moindre signal, ni fait preuve de la moindre détermination.

— Nous pourrions reprendre très vite nos discussions, je suis disposé à signer très vite.

— Nous avons perdu beaucoup de temps. Si rien ne se passe au point de vue politique d’ici quelques jours, et je veux bien croire que vous, personnellement, vous souhaitez arriver à un accord, nous reprendrons. Mais d’ici là, je veux des réponses claires aux questions posées.

Doumenc avait compris, tant que les Allemands seraient à Moscou, cela ne servait à rien de vouloir discuter, et il savait que les Polonais restaient entièrement fermés au passage des troupes russes sur leur territoire.

Le 23 août

Tandis que les Anglais et Français quittaient, défaits, un marathon laborieux et piteux, les Allemands engageaient un sprint avec les Soviétiques. La veille au soir, une trentaine d’experts étaient arrivés à l’aéroport de Moscou, pavoisé à leur intention. Le lendemain, c’était le tour de Ribbentrop. Il fut reçu immédiatement par Molotov. En quelques heures, le pacte de non-agression était signé par l’Allemand et par Molotov sous le regard de Staline. Celui-ci venait de recevoir un billet de Vorochilov : Joukov vient d’encercler la 6ème armée japonaise, deux régiments sont arrivés en renfort pour briser l’encerclement, ils sont défaits. L’ennemi poursuit une résistance acharnée.

En arrivant gare de Lyon, fatigués des deux jours de voyage pour revenir de Corse, les Le Bellec, les Renoult et Gilberte Duclos, valises en mains et souvenirs en profusion, avaient fait appel à un porteur pour prendre les bagages les plus lourds et soulager les épouses. En passant devant le marchand de journaux, Le Bellec acheta Ce soir. À l’entrée de la bouche de métro, Le Bellec se figea.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Daniel Renoult, qui avait repris la grosse valise dont la poignée lui meurtrissait la paume, en profita pour poser son fardeau.

— Les Russes veulent signer un pacte de non-agression avec les Boches ! Ils se foutent de la gueule du monde ! Moi, je pensais qu’ils allaient se mettre d’accord avec nous !

Daniel attrapa la feuille, son œil fut attiré sur la première page, par un article d’Aragon qui proclamait « Vive la paix ! »

— On ne sait pas pourquoi un tel revirement. Regarde, Aragon pense que les Allemands ont été contraints de venir à la table des négociations. Un pas vers la paix.

— Te fous pas de moi Renoult, tu sais bien ce que cela veut dire. Staline et Hitler ! J’aurai tout vu ! Tiens, je me trouve comme cocu.

— Oh, fit Anne qui n’aimait pas les grossièretés de son mari quand il était furieux.

— Bon allez, Anne, on rentre à la maison ! fit Le Bellec en prenant la valise et en descendant les marches.

— Et ton journal ? cria Renoult.

— Garde-le ! J’en ai ma claque. Salut camarade !

— Quelle mouche le pique ? demanda Gilberte Duclos.

— Je comprends, c’est quand même un sacré retournement.

— Jacques en saura plus, rentrons à Montreuil, dit Gilberte.

Daniel avait commencé à lire quelques lignes, il enfonça le quotidien dans une poche de veste et ils descendirent à leur tour les marches dans la bouche béante.

Charles Arsène-Henry quitta l’ambassade dans sa voiture, fanions dehors, conduite par le chauffeur. Cela faisait presque huit jours qu’il avait demandé une rencontre au ministre des Affaires étrangères, Hachirō Arita, et avait enfin reçu une proposition pour une rencontre en toute fin de journée. Le ciel s’obscurcissait, des grues en formation triangulaire passèrent dans le ciel pour se poser dans un marécage vers le mont Fuji. Arsène-Henry s’interrogeait sur ce délai, il était certain que la situation du cabinet ministériel était devenue plus fragile. Pourquoi ?

Le ministre le reçut avec son amabilité coutumière, mais il manquait, derrière ses lunettes cerclées, ce petit éclat joyeux dans ses yeux. Une mélancolie semblait serrer le cœur d’Arita.

— Mon ami, je vous présente mes excuses les plus vives pour mon incorrection en vous proposant de venir me voir après tant de jours où je différais notre rencontre si désirée et pourtant, je pensais à chaque moment à notre entretien.

— Excellence, ne vous alarmez pas, je comprends parfaitement qu’un homme aussi illustre que vous ne puisse déférer à la requête de ma modeste personne et de mon insignifiante charge. Vous me paraissez soucieux…

— Les soucis sont comme des pépites d’or, lorsque nous n’en n’avons pas, nous les cherchons avec frénésie. Hachirō Arita fit une pause, regarda une branche d’orchidée qui éclatait de splendeur dans un vase si dépouillé.

— Mon ami, mon pays est en train de subir une défaite humiliante contre les Soviétiques à Nomonhan au Mandchoukouo… L’état-major nous a fait part de la perte de milliers d’hommes et d’une armée entière. Elle résiste encore, mais les Soviétiques ont été plus forts et plus rusés.

Arsène-Henry repensa immédiatement à l’intervention de son attaché militaire, le capitaine Paszkiewicz, à la réunion hebdomadaire, qui s’étonnait de ne plus avoir de nouvelles de tous les contacts qu’il avait tissés avec les militaires japonais…

— Et puis, je viens d’apprendre que les Allemands sont en train de trahir le pacte anti-Komintern. En ce moment même, ils signent un pacte de non-agression avec les Rouges alors qu’il y a quelques semaines encore, ils ne pensaient qu’à envahir la Pologne pour manger l’ours russe… Vous rendez-vous compte que cela libère tout le potentiel soviétique face à nous  ? Nous avons décidé, ce midi, en cabinet restreint, d’attendre de voir ce que dit le sort des armes, et nous négocierons avec les Soviétiques une trêve, voire une paix.

— Effectivement, cher ami, les choses ont évolué très vite, je comprends votre lassitude.

— Ce qui me navre le plus, c’est que les jours du gouvernement soient comptés. Je pense que c’est la dernière fois que nous nous rencontrons dans ce bureau. Sa Majesté l’empereur va être saisie d’une démission et d’une proposition de nouveau gouvernement. Mais et vous, vous vouliez me voir pour quoi au juste ?

— Excellence, mon cœur est amer, mes yeux sont tristes à l’idée de ne plus vous rencontrer. Alors, permettez que je m’abstienne de vous ennuyer avec mes futilités…

Aux yeux d’Arsène henry, soudainement, la rencontre de Cernobbio en Italie n’était plus d’actualité. Il s’abstint pour que son ami retrouve la sérénité.

Joseph Barthélémy était un homme heureux, tout son travail allait enfin servir à quelque chose. Il était face au Garde des sceaux, Paul Marchandeau, pâle, les yeux gonflés, qui portait un brassard de deuil.

— Monsieur le ministre, mon cher ami, permettez-moi de vous présenter toutes mes condoléances pour la disparition de votre père. J’imagine votre chagrin et vous prie de croire en mon affliction, osa celui qui était enfin reçu par le ministre qui lui avait tant demandé.

— Cher professeur, je vous remercie de votre délicatesse, elle me va droit au cœur. J’ai tenu à vous rencontrer pour vous exprimer la gratitude du gouvernement et ma reconnaissance personnelle pour votre excellent travail. La signature du pacte germano-soviétique va enfin nous permettre de nous débarrasser des communistes. Vos propositions de textes s’articulent à merveille avec notre stratégie et les circonstances.

Barthélémy, assis dans le fauteuil aux accoudoirs qui le serraient un peu, inclina la tête.

— Je n’ai fait que mettre à la disposition de mon pays mes convictions, mon cher.

24 août

Mado pleurait. Elle avait reçu deux cartes postales de Daniel, dans lesquelles une certaine froideur perçait, enfin, c’est ce qu’elle en avait conclu à leur lecture. Dans la dernière, il lui annonçait son retour la veille et en cette fin de journée, elle était désespérée qu’il ne soit pas encore venu, ne serait-ce que pour la prendre dans ses bras. Et puis, devant l’usine, tout à l’heure, elle avait vu des camarades qui n’avaient pas souhaité qu’elle leur donne un coup de main et qui diffusaient un tract annonçant la paix. Ils se faisaient violemment prendre à partie et insulter par des passants, même par des ouvriers. Cela l’avait chamboulée. Il est vrai que la radio déversait, à flots continus, des appels à la liquidation du parti communiste, le nouveau valet d’Hitler. À entendre les commentateurs, les communistes étaient devenus les ennemis de l’intérieur. C’était tout cela qui l’avait bouleversé. Elle était persuadée que le parti ne ferait jamais rien contre la classe ouvrière. Sa confiance était intacte, pas comme celle qu’elle portait à Daniel.

Et puis, cette fin d’après-midi s’annonçait radieuse, alors que quelques jours auparavant des orages d’une violence inouïe avaient frappé presque toute la France. Elle passa devant le petit lavabo de son cabinet de toilette, s’examina dans le miroir accroché au-dessus. Elle vit ses yeux un peu bordés de rouge et trop humides, on voyait qu’elle avait pleuré. Elle regarda ses cheveux, elle se laissait aller, c’est tout juste si elle était coiffée. Elle décida sur le champ d’y remédier et de se faire une beauté. Elle sortit pour aller chez le coiffeur, il aurait peut-être encore de la place pour elle...

Daniel avait repris son travail le jour même à la mairie de Montreuil. Tout le monde lui trouva une mine superbe, un teint halé, un visage reposé. Il fit le tour des services selon son habitude, pour dire deux mots à l’un, prendre des nouvelles des gosses de l’autre, lorsque la secrétaire de Fernand Soupé le rattrapa dans les escaliers en lui signalant que le maire souhaitait le voir.

— Alors Daniel, la Corse ? lui demanda Soupé en l’accueillant.

— Parfait, repos, ballades, apéritifs et charcuteries, je suis un autre homme !

— Et Alice ?

— J’étais inquiet avec les voyages, mais, écoute, elle a rajeuni, pas une seule crise d’asthme, je touche du bois, dit-il en posant une main sur son front, l’air de là-bas lui a convenu.

— Tu m’en vois ravi ! Alors, je t’ai demandé de venir au sujet de cette histoire du pacte germano-soviétique. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Que la France et l’Angleterre en portent l’entière responsabilité, que les camarades soviétiques n’ont pas eu le choix. Et franchement, on ne sait pas tout !

— Ouais, eh bien moi, je peux te dire que je suis pas d’accord avec ça. C’est une trahison ! Comment ils ont pu nous faire ce coup tordu, sans nous en parler avant, et avec nos pires ennemis !

— Écoute, c’est les Boches qui ont été à Moscou, ils ont négocié alors que nous, nous ne faisions rien ! Je fais confiance à Staline, il protège la paix et la patrie du socialisme !

— Arrête avec tes mots ronflants, Daniel ! Moi, je me sens pas à l’aise avec cette histoire. Déjà, il y a les ligues et la droite qui demandent la liquidation du parti. Je vais demander à voir Thorez. Il va m’entendre !

— Tu ferais mieux de lire le journal, il nous donne les éléments nécessaires à la compréhension. Et si les crapules demandent notre liquidation, c’est parce qu’ils n’ont pas pu l’obtenir par la justice. Je te rappelle l’histoire avec Sampaix et Vignancour, justement, c’était Bonnet à la manœuvre.

— Évidemment, tu es toujours prêt à défendre ceux du parti !

— Pourquoi, pas toi ?

— Mais Daniel, moi, j’ai le sentiment d’être cocu dans cette affaire, c’est inadmissible, scandaleux !

Daniel repensa à le Bellec… Il sortit et claqua la porte.

En revenant dans son bureau, Jeanine, sa secrétaire, lui dit :

— Daniel, depuis ce matin, on ne reçoit que des injures et des grossièretés au téléphone. Ça devient insupportable. Il y a des filles du standard qui ne décrochent plus pour ne pas subir toutes les ordures qu’on nous déverse.

— Ah bon, c’est si violent ?

— Ben, tu sais, c’est quand même un coup !

Daniel avait envisagé d’aller chez Mado, mais dans le contexte, il lui parut plus important de rester à son poste.

En rentrant chez lui, dans le hall de son immeuble, la mère Didier était en train de guetter.

— Ah, te r’voilà, mon gars, ça fait plaisir de t’ voir !

— Bonjour mère Didier ! Alors, quelles nouvelles ? lui demanda-t-il.

— J’voulais te remercier mon gars, parce que la Yolande, elle a trouvé du turbin grâce à toi.

— Ah bon ? Elle travaille, je suis content, fit Daniel qui avait complètement oublié cette histoire et qui ne savait même plus ce qu’il avait fait pour la gosse.

— Tu parles, moi aussi ! Bosser dans un canard rue du Louvres ! Bon, dis donc, c’est quoi toutes ces mistoufles avec les Russes ? J’y comprends rien, mais j’peux te dire que tout le monde parle que d’ça ! Moi, j’laisse dire, mais fais gaffe, tu risques d’avoir chaud aux miches. On dirait que le monde entier veut la peau des cocos ! Mais moi, j’ai rien à dire parce que tu es un vrai pote, mon gars !

25 août

Yolande prenait son service à midi pour l’expédition des journaux en province. Quotidien de l’après-midi, Ce soir était lu par des centaines de milliers de personnes, en particulier dans les milieux intellectuels. Il y avait de sacrées plumes ! Aragon, Cocteau, Desnos, Milhaud, Renoir, Triolet, Wiener…

Lorsqu’elle arriva, elle heurta de plein front un homme, pas très grand, qui semblait courir pour aller dans le journal. Yolande tomba, cogna sa tête contre le mur de l’entrée. Gaston Bensan [1], un des dirigeants du journal, se pencha, la redressa, il était confus, désolé. La fille de la mère Didier n’était pas menue, ni fine. Une charpente, une ossature, elle pouvait en remontrer à certains hommes en termes de solidité et de force. D’ailleurs, c’est pour cela qu’elle était à l’expédition. Il s’excusa.

— Laissez, il y a plus d’peur que de mal ! Bonne journée.

Bensan, homme des finances du parti, venait en catastrophe. Il sentait un mauvais coup. Il avait été prévenu que la police était sur place dans tous les étages pour saisir le journal. Il attrapa à la compta quelques camarades et leur donna pour instruction de prendre tout l’argent disponible et tous les documents sensibles, sans se faire pincer. Rendez-vous fut donné dans un troquet proche des halles, Au bon bougnat.

Il sentait, avec un flair de renard du désert, que l’affaire était sérieuse. Au service de la compta, il prit le téléphone et demanda une avance financière aux Messageries. Partout, les policiers grouillaient, mais ne prêtaient pas attention au personnel qui semblait vaquer comme d’habitude. Les policiers saisirent les paquets de journaux. Ils laissèrent au marbre des sentinelles, quelques heures plus tard, pour éviter toute possibilité de sortir une feuille, ils détruisirent les fontes.

Gaston, dans son costume de qualité, n’intéressait pas les inspecteurs. Le soir tombait. Il entendit le commissaire dire à un de ses sous-fifres :

— Et dire que tout à l’heure on recommence ça avec L’Humanité  !

FIN
Ceci achève La fête est finie ! premier tome de Les camarades. L’histoire se poursuivra avec le tome suivant, Les parias.

Notes :

[1Gaston Bensoussan dit Messaoud, dit Bensan Gaston (1906-1995) administrateur à Ce soir, chef comptable à L’Humanité.

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