Comment analysez-vous la lecture, dans les médias français et la sphère politique, de la guerre qui se déroule actuellement à Gaza ?
Je pense que l’essentiel, c’est de savoir nommer les choses, essayer d’aller jusqu’à la vérité. Or, la vérité, ce n’est pas le discours idéologique et ultra politisé qu’on lit dans les médias. Je pense que le 7 octobre 2023 est un crime de masse qu’on assimile, à raison, au terrorisme. Mais, dire la vérité, c’est aller au fond des responsabilités. Cela ne se passerait pas comme ainsi si l’on n’avait derrière nous plus de 75 années de colonisation, 56 ans d’occupation militaire, 30 ans d’hypocrisie et de mensonge, 16 années de blocus contre les Palestiniens de Gaza. La cause fondamentale, c’est la colonisation et l’occupation du territoire palestinien. C’est l’origine même du terrorisme.
Jean-Luc Mélenchon et LFI sont pointés du doigt et vilipendés pour avoir, les accuse-t-on, justifié l’attaque terroriste du 7 octobre. Vous ne craignez pas le même type de critique ?
En ne voulant pas utiliser l’expression « terrorisme », Mélenchon a été attaqué de toutes parts dans les médias. Moi, je fais les choses différemment dans mon livre. Je consacre un chapitre au terrorisme pour bien marquer l’ambiguïté. J’essaie d’expliquer ce qu’est la chose terroriste et de voir comment elle est instrumentalisée aujourd’hui. Je renvoie aussi au livre que j’ai écrit sur la question en 2019 [Terrorisme : Réalités, causes et mystifications idéologiques – Ed du Croquant - ndlr]. On ne peut aborder la question du terrorisme que si on a le soin de s’expliquer et d’expliquer ce que l’on veut dire. Dans les médias, souvent, on est en permanence dans la polémique et dans l’accusation.
La polémique domine le débat politique
Rima Hassan a elle aussi subi les foudres des défenseurs d’Israël pour avoir évoqué la solution à un État, de l’Atlantique au Jourdain où chacun pourrait cohabiter. On a traduit ses propos par une volonté d’éradiquer Israël.
La réponse politique de deux États indépendants côte à côte est la solution portée par le droit international. C’est celle qui s’impose dans le débat public et c’est celle qui s’imposera quand le conflit se terminera. La vision d’un seul État pour tout le monde, Israéliens et Palestiniens, ne signifie pas obligatoirement la suppression de l’État d’Israël. Vous pouvez avoir un État qui correspond à la volonté de souveraineté et d’indépendance des deux peuples. Il y aura de toute façon des choses communes. Mais une solution à un seul État, si elle était envisageable aujourd’hui, n’est pas forcément la négation de l’État d’Israël.
On en revient toujours à la polémique qui domine le débat politique. Je ne crois pas à la solution d’un État. Certains y croient. Sur le plan des principes et des valeurs, c’est une solution qui a sa force et sa légitimité. Mais dans le contexte actuel, je vois mal comment on pourrait la mettre en œuvre. De la même façon, je ne vois pas comment on pourrait mettre en œuvre la solution à deux États. Si l’on se projette dans l’après, il faudra beaucoup de temps et d’efforts pour dessiner une solution viable et durable pour tout le monde.
Vous écrivez que, avant d’en arriver là (un ou deux États), il y aura deux marches considérables à franchir : une marche de moralité humaine et une marche politique. Pouvez-vous préciser ? Faut-il imposer une solution soutenue par les Nations unies ?
Il faut d’abord une exigence morale. On ne peut pas faire une politique durable si on ne va pas sur le fond des valeurs profondes, essentielles, humaines. C’est ce que l’on est en train de perdre, en particulier, au Proche-Orient. C’est même une catastrophe. Israël, et ses dirigeants, seront-ils un jour capables de reconnaître ce que l’histoire de leur colonialisme et de leur domination a imposé au peuple palestinien ? Comme je l’écris dans le livre, on ne peut pas faire comme si le peuple palestinien était un « peuple de trop ». On ne peut pas dire que l’État d’Israël, au fil des décennies, aura fait ce qu’il fallait pour avancer sur ce chemin pourtant rigoureusement balisé par le droit international.
Ensuite, ce que j’appelle la « marche politique » fait référence à l’exigence du multilatéralisme, c’est-à-dire l’exigence de la responsabilité collective qui est la justification fondamentale de la création des Nations unies en 1945. C’est ce qui structure la sécurité collective. On ne peut laisser les deux seuls protagonistes, les Israéliens et les Palestiniens, négocier la réalisation des droits d’un peuple, ou les droits d’une nation, alors qu’ils sont dans un face-à-face inégalitaire et destructeur. C’est pour cela, je pense, que doit être déterminant l’engagement multilatéral des pays membres des Nations unies, des États membres du Conseil de sécurité, des principales puissances engagées sur la question. Je rappelle que la question de Palestine a fait l’objet de plusieurs centaines de résolutions depuis 1948. Israël ne les applique pas, et même, il les dédaigne ou les transgresse.
Comment faire pour parvenir à un « après non colonial » ?
Un fossé énorme s’est creusé entre Palestiniens et Israéliens, donc on est loin de la solution à deux États préconisée par les Nations unies. Je recentre l’exigence d’une solution sur la question de la colonisation et de l’importance d’une solution qui soit non coloniale, c’est-à-dire qui donne au peuple palestinien tous ses droits. On ne peut pas penser une solution qui n’apporterait au peuple palestinien qu’une souveraineté sous contrôle administratif et politique israélien. Il lui faut une vraie souveraineté, pleine et entière. S’il y a un État palestinien à créer, il faut une solution débarrassée de tous les paradigmes coloniaux. C’est une bataille en soi.
Une volonté de briser l’expression nationale des Palestiniens
On en est loin. La colonisation se poursuit en Cisjordanie et on chasse les gens sous l’œil bienveillant, ou indifférent, de l’armée israélienne.
Cela procède d’un choix délibéré qui consiste, cela a été dit par des dirigeants israéliens, à « changer la réalité ». Cela voulait dire pour eux, effacer la question de Palestine. Accélérer la colonisation en Cisjordanie, cela veut dire briser toute capacité palestinienne à l’insurrection, à l’expression nationale, cela veut dire, même si je crois difficile qu’ils y parviennent, une deuxième Nakba.
Vous évoquez aussi une instrumentalisation de la menace iranienne, avec la hausse de la tension au Proche-Orient et le risque d’un embrasement du conflit au Liban, au Yémen, en Syrie.
Il y a un vrai risque, mais il faut le mesurer. Je pense que personne ne le veut car ce serait une catastrophe régionale. Les Américains n’y ont pas intérêt (étant donné leur calendrier électoral). C’est pour cela qu’ils ont mobilisé une force navale importante en Méditerranée orientale. L’Iran n’y a pas intérêt non plus et Israël n’a pas intérêt à imposer à son peuple une guerre régionale où il aurait beaucoup à perdre. Pourtant, il y a un vrai risque parce qu’une tension monte en permanence. On n’est jamais à l’abri de quelque chose qu’on ne maîtrise pas.