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Palácio do Planalto - CC BY-ND 2.0
Dossier

L’art opératif russe, comprendre la logique profonde de la guerre

Accès libre
Mise à jour le 31 octobre 2025
Temps de lecture : 12 minutes

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Ukraine Conflit ukraino-russe Russie Longs formats

La guerre en Ukraine dépasse le simple affrontement territorial. Elle révèle bien des choses sur les puissances : leur industrie, leur démographie, leur cohésion politique et leur rapport au temps. Cet article est le premier volet d’un dossier sur la guerre en Ukraine, pour penser l’histoire au prisme de l’art opératif, de l’industrie et des sociétés.

Ce dossier propose une lecture matérialiste et historique du conflit, loin des brouillards médiatiques, pour comprendre les dynamiques réelles qui décident de la victoire ou de la défaite.

Prochaines publications de ce dossier

— Le 8 novembre 2025 : L’art industriel de la guerre : masse, énergie et technologie au service de l’attrition

— Le 15 novembre 2025 : La victoire appartient à la société qui endure

L’art opératif, clef de voûte de la stratégie russe

L’une des erreurs fondamentales de l’analyse occidentale du conflit ukrainien réside dans la méconnaissance – voire l’ignorance – de la tradition stratégique russe et soviétique. Celle-ci repose sur un concept que peu de commentateurs maîtrisent : l’art opératif. Élaboré dans l’entre-deux-guerres par des penseurs militaires soviétiques comme Alexandre Svetchine et Mikhaïl Toukhatchevski, ce concept constitue le chaînon manquant entre stratégie et tactique.

L’art opératif n’est pas un niveau de commandement, comme l’ont cru les stratèges américains dans les années 1980, mais une discipline intellectuelle : il vise à concevoir des campagnes militaires comme des suites cohérentes d’opérations, chacune articulée pour désorganiser l’adversaire, user ses forces, l’épuiser matériellement et moralement, et finalement le convaincre qu’il a perdu. C’est l’art d’atteindre un but politique par une orchestration d’actions militaires sur le temps long [1].

Comme le rappelle Benoist Bihan, « il faut comparer ce système intellectuel composé de trois disciplines distinctes – la stratégie, l’art opératif et la tactique – à un cavalier avec son cheval. Le cavalier, c’est la tête, c’est la stratégie. Le cheval, c’est la tactique. Mais la tactique, elle est folle. L’art opératif, c’est tout le harnachement du cheval. » [2]

Cette pensée est née d’une double nécessité : celle de lier les combats au but politique, et celle de maîtriser la guerre industrielle moderne, où les armées de masse, la logistique et le temps long deviennent centraux. C’est dans ce cadre que la Russie mène aujourd’hui sa guerre en Ukraine.

L’art opératif en action : du choc initial à la guerre d’attrition

Au déclenchement de l’« opération militaire spéciale » en février 2022, la Russie engage environ 150 000 hommes sur un front de plus de 1 000 kilomètres. Contrairement au récit occidental, cet effectif n’a jamais eu pour objectif de « conquérir l’Ukraine » : il visait une opération politique rapide, centrée sur un encerclement de Kiev et une pression destinée à forcer une négociation.

Cet objectif semblait à portée de main lors des pourparlers d’Istanbul en mars-avril 2022, où un accord préliminaire prévoyant la neutralité de l’Ukraine, son renoncement à l’OTAN et des garanties de sécurité mutuelles avait été esquissé. Mais cette issue fut torpillée par une intervention directe du Premier ministre britannique Boris Johnson, qui exhorta Volodymyr Zelensky à rejeter tout compromis et promit un soutien militaire occidental « jusqu’au bout ». Lorsque la voie politique se referme, Moscou se replie tactiquement et réorganise son approche. Ce retrait, souvent présenté comme une défaite, relève en réalité de l’art opératif : il s’agit de préserver la force principale pour mener une guerre d’attrition sur le long terme.

Le retrait difficile de Kherson, par exemple, n’est pas une capitulation : il permet de raccourcir les lignes, de consolider les défenses et de préparer la suite de la campagne. Depuis, la stratégie russe s’appuie sur des avancées méthodiques, la destruction systématique de l’appareil militaire ukrainien et l’érosion de sa base industrielle et humaine.

L’emploi massif de l’artillerie, les manœuvres d’encerclement, la destruction des infrastructures énergétiques et logistiques, la profondeur des opérations illustrent cette logique. La Russie ne cherche pas la percée spectaculaire : elle cherche l’usure prolongée, la désorganisation systémique, l’effondrement progressif – conformément à la pensée de Svetchine, qui privilégiait la stratégie d’attrition à la bataille décisive.

Borodino (1812) : défaite tactique, victoire stratégique

La bataille de Borodino (7 septembre 1812), affrontement majeur entre les armées de Napoléon Ier et celles du général Koutouzov, illustre de manière exemplaire l’esprit de l’art opératif avant l’heure. L’armée russe recule après une bataille sanglante sans vainqueur clair, mais elle préserve son potentiel, évite l’anéantissement et attire Napoléon toujours plus loin dans l’immensité russe.

L’armée française, bien qu’ayant occupé Moscou, s’enlise dans une campagne impossible à soutenir, menant à sa retraite et à la destruction de la Grande Armée. Borodino montre que l’on peut perdre une bataille et gagner la guerre, en transformant l’espace, le temps et la profondeur stratégique en armes. Ce principe anime encore la pensée militaire russe contemporaine.

Chaque 9 mai, lors des commémorations de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie, le chant patriotique « Borodino » résonne en Russie, rappelant cette leçon : la défaite tactique peut être une victoire stratégique si elle sert un dessein politique et use l’adversaire sur le temps long.

Héritages doctrinaux et filiations intellectuelles

L’art opératif russe contemporain n’est pas une invention ex nihilo. Il s’inscrit dans une tradition stratégique longue, qui puise dans les expériences militaires de la Russie impériale, de l’Union soviétique, mais aussi dans les analyses d’historiens et théoriciens modernes.

Des auteurs comme Lopez et Benoist Bihan ont contribué à clarifier la pensée soviétique de l’entre-deux-guerres et à en montrer la cohérence interne [3]. Laurent Henninger et Hervé Carresse ont, quant à eux, insisté sur la continuité historique qui relie les choix opératifs russes contemporains aux grandes campagnes des XIXᵉ et XXᵉ siècles [4].

Plus récemment, Sylvain Ferreira a mis en lumière l’existence d’un art « proto-opératif » dès la guerre de Sécession américaine. La campagne du Mississippi menée par Ulysses S. Grant, surnommée « le serpent » pour sa capacité à envelopper et isoler les forces sudistes, préfigure déjà une pensée opérative fondée sur la profondeur, la désorganisation des arrières ennemis et la combinaison de moyens tactiques au service d’un but stratégique [5].

Grant résumait lui-même cette philosophie en disant : « Je n’ai pas besoin de gagner chaque bataille. Il me suffit d’empêcher l’ennemi de se relever. » Ce type d’analyse montre que l’art opératif n’est pas seulement russe ou soviétique : il est une nécessité historique née de la révolution industrielle et des armées de masse.

L’art opératif à l’ère des missiles hypersoniques

L’art opératif n’appartient pas au passé ; il s’adapte aux révolutions techniques. Dans la guerre actuelle, la Russie a intégré les armes hypersoniques (Kinjal, Zircon, Avangard) comme outils de cette logique opérative. Leur vitesse, leur portée et leur imprévisibilité permettent d’allonger la profondeur de l’opération, de menacer les centres décisionnels adverses, de désorganiser les chaînes logistiques et d’entraver la planification ennemie.

L’hypersonique n’est donc pas seulement une innovation technologique ; elle est une extension contemporaine de l’art opératif : elle agit sur la temporalité, sur la perception du risque stratégique et sur la capacité de l’adversaire à organiser son propre effort de guerre. De la même manière, l’intégration des drones – d’abord utilisés avec succès par l’Ukraine – dans les dispositifs russes illustre la capacité d’adaptation de Moscou : ce qui fut d’abord un handicap est devenu un levier opératif maîtrisé.

L’art opératif comme clé de lecture de la guerre

Réduire la guerre en Ukraine à une suite de succès ou d’échecs tactiques revient à passer à côté de sa dynamique profonde. La Russie ne mène pas une campagne selon la logique occidentale de la bataille décisive ou de l’intervention limitée : elle applique une doctrine d’art opératif, qui articule le temps, l’espace, les moyens et la politique dans une guerre d’attrition prolongée.

Cette approche explique les choix russes souvent mal compris : retrait tactique de Kherson pour préserver les forces, emploi massif de l’artillerie pour user l’ennemi, priorisation de la destruction industrielle plutôt que de la conquête rapide, intégration des innovations technologiques dans une logique de profondeur stratégique. Elle éclaire aussi la cohérence globale de la guerre russe : user l’adversaire matériellement, le vider de sa substance démographique, démoraliser ses alliés, jusqu’à rendre toute poursuite de la guerre insoutenable.

L’art opératif est ainsi bien plus qu’une doctrine militaire : c’est une clé de lecture de l’histoire. C’est la logique qui relie la retraite de Koutouzov en 1812, les plans de Svetchine en 1930, la campagne de Grant sur le Mississippi et les frappes hypersoniques d’aujourd’hui. C’est elle qui explique pourquoi une armée peut reculer sans perdre, pourquoi elle peut perdre une bataille et gagner la guerre, pourquoi elle peut se taire pendant des mois et finir par imposer sa volonté politique.

La guerre en Ukraine n’est pas seulement un conflit militaire ; c’est un exercice d’art opératif grandeur nature, dont la Russie maîtrise les ressorts mieux que ses adversaires.

Sommaire

Article 1 – L’art opératif russe : comprendre la logique profonde de la guerre

Résumé

L’art opératif est un concept central de la pensée militaire soviétique et russe. Héritier des théories de Svetchine et de Toukhatchevski, nourri par des expériences historiques allant de Borodino (1812) à la campagne du Mississippi d’Ulysses S. Grant, l’art opératif relie la tactique aux buts politiques dans une temporalité longue. Il explique les choix russes souvent incompris : retraits tactiques, avancées lentes, attrition progressive. L’intégration des missiles hypersoniques et des drones montre que cette doctrine n’appartient pas au passé, mais structure encore la stratégie russe contemporaine.

Article 2 – L’art industriel de la guerre : masse, énergie et technologie au service de l’attrition

Résumé

La guerre en Ukraine a ramené au premier plan une vérité parfois oubliée : les guerres se gagnent dans les usines. La Russie a maintenu un appareil militaro-industriel capable de produire en masse, de fonctionner en trois-huit et d’intégrer les filières critiques – acier, poudre, coton, chimie – dans un effort national de longue durée. L’Occident, prisonnier de trois décennies de désindustrialisation et de financiarisation (pensée pour contourner la baisse tendancielle du taux de profit), se découvre incapable de soutenir un conflit prolongé. Le duel entre l’obus russe de 152 mm et le 155 mm occidental, comme jadis entre le T-34 soviétique et les chars allemands, illustre ce choc de philosophies : rusticité et volume contre complexité et rareté.

Article 3 – La victoire appartient à la société qui endure

Résumé

La guerre n’est pas seulement une épreuve militaire ; elle est un test existentiel pour les sociétés. L’Ukraine approche du « point Oméga », incapable de renouveler ses forces humaines et matérielles, tandis que la Russie articule État, industrie et société dans un effort d’endurance à long terme. La démographie, la cohésion, la profondeur historique deviennent les clés de la victoire. La dialectique historique montre que la victoire revient non à celui qui frappe le plus fort, mais à celui qui tient le plus longtemps – de Rome face à Carthage jusqu’à l’URSS face au Reich. Dans ce duel d’endurance, la Russie incarne les dynamiques profondes de l’histoire, là où l’Occident financiarisé révèle ses fragilités.

Notes :

[1Alexandre Svetchine, Strategy, trad. américaine, Eastview Press, 1992.

[2Benoist Bihan, L’art opératif soviétique, Paris, Éditions du Rocher, 2018.

[3Lopez, La pensée militaire soviétique et l’art opératif, Moscou, 2020.

[4Laurent Henninger & Hervé Carresse, Penser la guerre aujourd’hui, Paris, Éditions Pierre de Taillac, 2021.

[5Sylvain Ferreira, Le serpent et le Mississippi : proto-art opératif et guerre de Sécession, Paris, 2022.

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