Ce dossier propose une lecture matérialiste et historique du conflit, loin des brouillards médiatiques, pour comprendre les dynamiques réelles qui décident de la victoire ou de la défaite.
Prochaines publications de ce dossier
— Le 8 novembre 2025 : L’art industriel de la guerre : masse, énergie et technologie au service de l’attrition
— Le 15 novembre 2025 : La victoire appartient à la société qui endure
L’art opératif, clef de voûte de la stratégie russe
L’une des erreurs fondamentales de l’analyse occidentale du conflit ukrainien réside dans la méconnaissance – voire l’ignorance – de la tradition stratégique russe et soviétique. Celle-ci repose sur un concept que peu de commentateurs maîtrisent : l’art opératif. Élaboré dans l’entre-deux-guerres par des penseurs militaires soviétiques comme Alexandre Svetchine et Mikhaïl Toukhatchevski, ce concept constitue le chaînon manquant entre stratégie et tactique.
L’art opératif n’est pas un niveau de commandement, comme l’ont cru les stratèges américains dans les années 1980, mais une discipline intellectuelle : il vise à concevoir des campagnes militaires comme des suites cohérentes d’opérations, chacune articulée pour désorganiser l’adversaire, user ses forces, l’épuiser matériellement et moralement, et finalement le convaincre qu’il a perdu. C’est l’art d’atteindre un but politique par une orchestration d’actions militaires sur le temps long [1].
Comme le rappelle Benoist Bihan, « il faut comparer ce système intellectuel composé de trois disciplines distinctes – la stratégie, l’art opératif et la tactique – à un cavalier avec son cheval. Le cavalier, c’est la tête, c’est la stratégie. Le cheval, c’est la tactique. Mais la tactique, elle est folle. L’art opératif, c’est tout le harnachement du cheval. » [2]
Cette pensée est née d’une double nécessité : celle de lier les combats au but politique, et celle de maîtriser la guerre industrielle moderne, où les armées de masse, la logistique et le temps long deviennent centraux. C’est dans ce cadre que la Russie mène aujourd’hui sa guerre en Ukraine.
L’art opératif en action : du choc initial à la guerre d’attrition
Au déclenchement de l’« opération militaire spéciale » en février 2022, la Russie engage environ 150 000 hommes sur un front de plus de 1 000 kilomètres. Contrairement au récit occidental, cet effectif n’a jamais eu pour objectif de « conquérir l’Ukraine » : il visait une opération politique rapide, centrée sur un encerclement de Kiev et une pression destinée à forcer une négociation.
Cet objectif semblait à portée de main lors des pourparlers d’Istanbul en mars-avril 2022, où un accord préliminaire prévoyant la neutralité de l’Ukraine, son renoncement à l’OTAN et des garanties de sécurité mutuelles avait été esquissé. Mais cette issue fut torpillée par une intervention directe du Premier ministre britannique Boris Johnson, qui exhorta Volodymyr Zelensky à rejeter tout compromis et promit un soutien militaire occidental « jusqu’au bout ». Lorsque la voie politique se referme, Moscou se replie tactiquement et réorganise son approche. Ce retrait, souvent présenté comme une défaite, relève en réalité de l’art opératif : il s’agit de préserver la force principale pour mener une guerre d’attrition sur le long terme.
Le retrait difficile de Kherson, par exemple, n’est pas une capitulation : il permet de raccourcir les lignes, de consolider les défenses et de préparer la suite de la campagne. Depuis, la stratégie russe s’appuie sur des avancées méthodiques, la destruction systématique de l’appareil militaire ukrainien et l’érosion de sa base industrielle et humaine.
L’emploi massif de l’artillerie, les manœuvres d’encerclement, la destruction des infrastructures énergétiques et logistiques, la profondeur des opérations illustrent cette logique. La Russie ne cherche pas la percée spectaculaire : elle cherche l’usure prolongée, la désorganisation systémique, l’effondrement progressif – conformément à la pensée de Svetchine, qui privilégiait la stratégie d’attrition à la bataille décisive.
Borodino (1812) : défaite tactique, victoire stratégique
La bataille de Borodino (7 septembre 1812), affrontement majeur entre les armées de Napoléon Ier et celles du général Koutouzov, illustre de manière exemplaire l’esprit de l’art opératif avant l’heure. L’armée russe recule après une bataille sanglante sans vainqueur clair, mais elle préserve son potentiel, évite l’anéantissement et attire Napoléon toujours plus loin dans l’immensité russe.
L’armée française, bien qu’ayant occupé Moscou, s’enlise dans une campagne impossible à soutenir, menant à sa retraite et à la destruction de la Grande Armée. Borodino montre que l’on peut perdre une bataille et gagner la guerre, en transformant l’espace, le temps et la profondeur stratégique en armes. Ce principe anime encore la pensée militaire russe contemporaine.
Chaque 9 mai, lors des commémorations de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie, le chant patriotique « Borodino » résonne en Russie, rappelant cette leçon : la défaite tactique peut être une victoire stratégique si elle sert un dessein politique et use l’adversaire sur le temps long.
Héritages doctrinaux et filiations intellectuelles
L’art opératif russe contemporain n’est pas une invention ex nihilo. Il s’inscrit dans une tradition stratégique longue, qui puise dans les expériences militaires de la Russie impériale, de l’Union soviétique, mais aussi dans les analyses d’historiens et théoriciens modernes.
Des auteurs comme Lopez et Benoist Bihan ont contribué à clarifier la pensée soviétique de l’entre-deux-guerres et à en montrer la cohérence interne [3]. Laurent Henninger et Hervé Carresse ont, quant à eux, insisté sur la continuité historique qui relie les choix opératifs russes contemporains aux grandes campagnes des XIXᵉ et XXᵉ siècles [4].
Plus récemment, Sylvain Ferreira a mis en lumière l’existence d’un art « proto-opératif » dès la guerre de Sécession américaine. La campagne du Mississippi menée par Ulysses S. Grant, surnommée « le serpent » pour sa capacité à envelopper et isoler les forces sudistes, préfigure déjà une pensée opérative fondée sur la profondeur, la désorganisation des arrières ennemis et la combinaison de moyens tactiques au service d’un but stratégique [5].
Grant résumait lui-même cette philosophie en disant : « Je n’ai pas besoin de gagner chaque bataille. Il me suffit d’empêcher l’ennemi de se relever. » Ce type d’analyse montre que l’art opératif n’est pas seulement russe ou soviétique : il est une nécessité historique née de la révolution industrielle et des armées de masse.
L’art opératif à l’ère des missiles hypersoniques
L’art opératif n’appartient pas au passé ; il s’adapte aux révolutions techniques. Dans la guerre actuelle, la Russie a intégré les armes hypersoniques (Kinjal, Zircon, Avangard) comme outils de cette logique opérative. Leur vitesse, leur portée et leur imprévisibilité permettent d’allonger la profondeur de l’opération, de menacer les centres décisionnels adverses, de désorganiser les chaînes logistiques et d’entraver la planification ennemie.
L’hypersonique n’est donc pas seulement une innovation technologique ; elle est une extension contemporaine de l’art opératif : elle agit sur la temporalité, sur la perception du risque stratégique et sur la capacité de l’adversaire à organiser son propre effort de guerre. De la même manière, l’intégration des drones – d’abord utilisés avec succès par l’Ukraine – dans les dispositifs russes illustre la capacité d’adaptation de Moscou : ce qui fut d’abord un handicap est devenu un levier opératif maîtrisé.
L’art opératif comme clé de lecture de la guerre
Réduire la guerre en Ukraine à une suite de succès ou d’échecs tactiques revient à passer à côté de sa dynamique profonde. La Russie ne mène pas une campagne selon la logique occidentale de la bataille décisive ou de l’intervention limitée : elle applique une doctrine d’art opératif, qui articule le temps, l’espace, les moyens et la politique dans une guerre d’attrition prolongée.
Cette approche explique les choix russes souvent mal compris : retrait tactique de Kherson pour préserver les forces, emploi massif de l’artillerie pour user l’ennemi, priorisation de la destruction industrielle plutôt que de la conquête rapide, intégration des innovations technologiques dans une logique de profondeur stratégique. Elle éclaire aussi la cohérence globale de la guerre russe : user l’adversaire matériellement, le vider de sa substance démographique, démoraliser ses alliés, jusqu’à rendre toute poursuite de la guerre insoutenable.
L’art opératif est ainsi bien plus qu’une doctrine militaire : c’est une clé de lecture de l’histoire. C’est la logique qui relie la retraite de Koutouzov en 1812, les plans de Svetchine en 1930, la campagne de Grant sur le Mississippi et les frappes hypersoniques d’aujourd’hui. C’est elle qui explique pourquoi une armée peut reculer sans perdre, pourquoi elle peut perdre une bataille et gagner la guerre, pourquoi elle peut se taire pendant des mois et finir par imposer sa volonté politique.
La guerre en Ukraine n’est pas seulement un conflit militaire ; c’est un exercice d’art opératif grandeur nature, dont la Russie maîtrise les ressorts mieux que ses adversaires.