Hausse des taux d’intérêt, dette publique record, pression démographique, l’archipel entre dans une phase plus instable, qui pourrait avoir des répercussions au-delà de ses frontières, notamment sur les marchés obligataires américains.
Le Japon change d’ère monétaire
Pendant plus de vingt ans, le Japon a bénéficié d’un environnement de taux d’intérêt exceptionnellement bas, voire négatifs. Cette politique monétaire ultra-accommodante a permis à l’État de s’endetter massivement sans peser sur les finances publiques, grâce à un financement interne par les ménages, les banques et les institutions japonaises.
Mais depuis fin 2023, la Banque du Japon a commencé à remonter progressivement ses taux, mettant fin à l’ère du « zéro pour cent permanent ». Résultat : les taux d’intérêt à long terme, notamment sur les obligations à 30 ou 40 ans, ont fortement augmenté. Le taux du 40 ans dépasse aujourd’hui 3,5 %, contre 0,2 % il y a trois ans. Ce retournement de tendance provoque des pertes de valorisation significatives pour les détenteurs d’obligations, en particulier les banques, les assureurs et les fonds de pension japonais.
Ces pertes obligent ces acteurs à procéder à des ventes d’actifs, y compris sur leurs portefeuilles d’obligations étrangères, notamment américaines. Or, le Japon est le premier détenteur de dette publique américaine (près de 1 100 milliards de dollars). Une vague de ventes japonaises sur le marché du Trésor américain aurait pour effet mécanique de faire remonter les taux d’intérêt à long terme aux États-Unis – à contretemps des objectifs de la Réserve fédérale.
Un modèle sous pression
Le problème japonais est aussi structurel : la population vieillit rapidement. D’ici 2035, un tiers des Japonais aura plus de 65 ans. Le financement des retraites devient un enjeu critique dans un pays où la croissance reste faible. Les fonds de pension, longtemps surexposés aux obligations d’État, doivent désormais réallouer leurs portefeuilles pour faire face à leurs engagements. Cela implique parfois de vendre des titres à perte, d’autant que les taux plus élevés réduisent mécaniquement la valeur des obligations détenues.
Parallèlement, les entreprises japonaises commencent à ressentir les effets du changement de régime financier. Plusieurs grands groupes industriels et technologiques ont récemment annoncé des plans de licenciements ou des restructurations, affectant parfois plusieurs milliers de salariés. La hausse des coûts de financement, le ralentissement de la demande mondiale et le renchérissement du yen pèsent sur les marges. Si la dynamique n’est pas encore généralisée, elle signale que le contexte économique devient plus contraint, même pour des firmes jusque-là très résilientes.
Dans ce contexte, les arbitrages deviennent difficiles. Défendre le yen implique potentiellement de vendre des actifs en dollars, ce qui exerce une pression sur les marchés obligataires américains. A contrario, laisser filer la devise peut renforcer l’inflation importée et accroître le coût de la dette extérieure.
Le carry trade : emprunter au Japon, investir ailleurs
Le carry trade est une stratégie d’investissement simple : emprunter dans une devise à faible taux d’intérêt – historiquement le yen – pour investir dans une autre devise offrant un meilleur rendement. Pendant des années, les taux d’intérêt proches de zéro au Japon ont permis aux investisseurs internationaux d’y emprunter à très bas coût, puis de placer ces fonds à l’étranger, notamment dans des obligations américaines.
Exemple concret :
Un fonds emprunte 10 millions de yens à 0 %, les convertit en dollars (environ 65 000 $), et achète des bons du Trésor américain à 10 ans offrant 4 % de rendement.
Gain brut annuel : 2 600 dollars, sans levier. Mais si les taux japonais remontent, ce modèle devient risqué :
- Le coût de l’emprunt augmente.
- Si le yen se renforce, les remboursements deviennent plus coûteux en dollars.
- Les investisseurs doivent vendre rapidement leurs placements étrangers, notamment américains.
Ce phénomène entraîne une hausse des taux américains, un retrait de liquidités sur les marchés, et alimente une volatilité mondiale. Le reflux du carry trade devient un signal avancé de tensions financières systémiques.