La Chine domine aujourd’hui la filière hydrogène. Elle concentre 40 % des brevets mondiaux, aligne plus de 30 grands groupes innovants, et a engagé plus de 600 millions de dollars dans la seule R&D hydrogène entre 2016 et 2019 [1]. Sur le terrain, elle construit des écosystèmes industriels complets, comme à Wuhan ou en Mongolie intérieure [2].
L’hydrogène y est abordé non pas comme un simple secteur, mais comme un projet de souveraineté.
Une filière française morcelée, sans cap ni moyens
La France, bien que forte dans la recherche (CEA, IFPEN, CNRS), souffre d’un tissu industriel dispersé et de financements en recherche fondamentale loin de ce qui serait nécessaire. Quelques entreprises comme Symbio [3], Genvia, HRS [4] ou McPhy (encore active malgré des difficultés [5]) ont émergé, mais sans dynamique d’ensemble ni planification robuste.
Les démonstrateurs, prototypes des systèmes pour prouver que ça fonctionne, sont encore trop limités. Surtout, les engagements financiers ne sont pas à la hauteur des ambitions affichées : alors que la France a promis 9 milliards d’euros pour développer la filière hydrogène, seuls 2 milliards ont été réellement débloqués. Résultat : 2024 aura été une année blanche, sans impulsion claire ni feuille de route tangible. « Il faut que l’État tienne ses promesses ! », souligne Philippe Boucly, président de France Hydrogène. « C’est maintenant qu’il faut changer d’échelle », martèle-t-il encore, alertant sur l’urgence de sortir de l’inaction.
Selon lui, la tenue de l’investissement de 9 milliards pourrait rapporter 36 milliards à l’État d’ici à 2035. Oui, il y a urgence à apporter des fonds et pour l’État ce pourrait être un formidable retour sur investissement s’il y avait une vraie planification de la filière avec des objectifs sociaux et environnementaux à la hauteur et non une fuite en avant pour la seule rémunération des actionnaires.
Des partenariats déjà en germe, mais isolés
Pourtant, des coopérations concrètes existent déjà, comme en témoigne la participation d’Air Liquide au China Business Forum de l’Hydrogen Council, organisé en mai 2025 à Shanghai. À cette occasion, une délégation a visité un site emblématique de coopération : un centre de remplissage d’hydrogène développé avec Shenergy et SCIP, alimenté exclusivement en hydrogène bas-carbone. Ce site, situé près de Shanghai, alimente le secteur de la mobilité lourde dans le delta du Yangtsé et détient le premier permis de remplissage de remorque à 300 bars en Chine.
Cette présence française sur place montre qu’il existe déjà des bases solides pour bâtir des partenariats structurants. Mais sans une ambition politique forte du gouvernement français pour soutenir l’ensemble de la filière, ces coopérations resteront isolées et sans effet de levier pour notre tissu industriel national.
Face à ce décalage, croire qu’on peut concurrencer la Chine sur la production industrielle relève de l’illusion. La coopération stratégique devient alors une nécessité.
S’adosser aux États-Unis pourrait sembler a priori logique vu les liens historiques. Mais leur politique récente de surtaxes douanières sur les technologies propres, y compris envers leurs alliés, révèle un repli protectionniste⁷. L’Inflation Reduction Act a déjà provoqué des fuites industrielles vers l’Amérique. En pleine instabilité, les États-Unis ne peuvent être considérés comme un partenaire fiable sur le long terme.
Choisir la complémentarité plutôt que l’affrontement
C’est pourquoi la France aurait intérêt à adopter une stratégie réaliste, fondée sur la théorie de l’interdépendance complexe [6] ou encore sur celle du bandwagoning [7] : lorsqu’un acteur est structurellement plus faible, il vaut mieux chercher la complémentarité avec le plus fort que prétendre à la rivalité.
La France peut apporter sa valeur scientifique, ses innovations technologiques, sa capacité de normalisation. La Chine, de son côté, peut offrir ses plateformes industrielles, ses marchés tests, et une vitesse de déploiement inégalée, partager son expérience innovante dans des échanges gagnant-gagnant. L’ancien monde est en train de mourir. Conserver les cadres qui l’avaient fait naître avec des alliances aujourd’hui totalement incertaines n’est pas une perspective rationnelle. Il faut savoir mettre ses œufs dans différents paniers surtout quand le monde change aussi vite.
Une stratégie française crédible suppose une rupture
Encore faut-il que la France se rende crédible. Cela suppose une planification industrielle nationale articulée avec l’Europe, mais pas sous la tutelle autoritaire des politiciens non élus de la commission européenne, ultra-libéraux et défenseurs inconditionnels d’une OTAN belliciste ; elle doit au contraire organiser une planification qui permette un co-développement avec d’autres nations européennes, un soutien renforcé aux PME innovantes, des projets territoriaux fédérateurs et une diplomatie économique offensive, ouverte et coopérative vers la Chine.
Dans un monde où les puissances se redéfinissent, la France a tout à perdre à s’arc-bouter sur des alliances incertaines et même qui risquent de l’entraîner dans des guerres par procuration décidées par Washington et tout à gagner à nouer des coopérations structurées avec la Chine sur les grands défis énergétiques et au-delà avec de nombreux pays du Sud global en développement.
L’industrie française doit se libérer des politiques qui la soumettent aux exigences du grand capital qui n’a pas de patrie et devenir audacieuse en coopérant avec les nations qui sont en train de construire un monde multipolaire.