Dans la vie matérielle, on ne peut pas sauter toutes les étapes. Comme chacun sait, une femme fait naître un bébé en 9 mois, mais il n’y a aucun moyen de réunir 9 femmes pour obtenir une naissance en un mois. On le voit aujourd’hui dans la course que mène la Chine pour produire des puces au niveau de ce que font les meilleurs mondiaux, à Taïwan et en Corée : les chinois vont vite, mais ils doivent quand même passer les étapes de finesse de gravure de puces une à une : ils ont réussi il y a plus d’un an à atteindre les 7 nanomètres (nm), ils sont en passe d’atteindre les 5 nm et ce sera un énorme et long travail encore pour parvenir au sommet actuel des 3 nm.
De même, on ne peut pas, à partir de certains stades de croissance, échapper à la question de la taille critique nécessaire pour les franchir. Car le développement des forces productives, au fur et à mesure qu’il s’effectue, devient de plus en plus qualitatif et complexe. C’est la pointe d’une pyramide qui doit s’élargir à sa base pour pouvoir être rehaussée. L’accès aux technologies les plus avancées nécessite l’accumulation de recherches et de développements de plus en plus longs et difficiles, qui doivent ensuite se déployer dans un large système productif, pour permettre de dégager encore plus de ressources pour l’investissement, la recherche et les développements futurs.
Le socialisme le permet, et cela est confirmé désormais par plusieurs expériences historiques. L’URSS a été la première, réalisant une croissance économique tout à fait extraordinaire de 1917 à 1960 environ. D’un pays arriéré, autocratique et à peine sorti du servage, elle est devenue la première puissance capable d’envoyer un homme dans l’espace. La Chine fournit un autre exemple. Le Vietnam, un troisième.
Mais le socialisme n’est pas une baguette magique. L’URSS s’est considérablement développée. Mais le besoin de développement était encore immense pour rattraper complètement le niveau de vie atteint par des pays qui avaient commencé leur industrialisation un à deux siècles plus tôt et qui avaient puisé sans vergogne dans la ressource facile de l’esclavagisme et du colonialisme. Cela mit à rude épreuve l’équilibre des rapports sociaux. Des couches sociales cherchaient évidemment à s’affranchir du socialisme pour se vendre à l’impérialisme et accéder aux "merveilles de l’Occident". On voit bien ces difficultés aussi dans le chemin extrêmement difficile que doit traverser l’économie cubaine. Sur une île isolée, soumise au blocus, le socialisme ne permet pas de fabriquer instantanément du pétrole ni tout un tas de biens techniques indispensables au développement. Cuba est de plus soumise à une torture sadique : les USA font croire à la levée du blocus pendant quelques années, laissant l’espoir d’un développement accéléré et suscitant des investissements ciblés en ce sens, pour mieux la détruire ensuite en tapant exactement là où cela fait le plus mal. Cuba lutte sans relâche, mais dans ces conditions, le chemin est long et ardu.
La direction communiste chinoise a remarquablement analysé toutes les expériences et tiré parti de sa situation unique pour accélérer le développement et devenir aujourd’hui le premier centre industriel planétaire. Plusieurs générations de Chinois ont dû faire des sacrifices énormes pour y parvenir, travaillant sans relâche, et le gouvernement chinois lui-même s’est concentré exclusivement sur cet objectif, lissant tout ce qui pouvait l’être, n’usant quasiment jamais de son droit de veto au Conseil de Sécurité de l’ONU et rétablissant largement une économie de marché capitaliste favorable aux investisseurs étrangers. Ils ont envoyé des millions de leurs jeunes apprendre dans les universités étrangères, et les ont fait revenir. Les meilleurs d’entre eux dirigent désormais en Chine des laboratoires de premier rang mondial. Ils ont étudié toutes les industries minutieusement. Ils ont accepté de commencer leur développement par les industries les plus ingrates et les moins rémunératrices, comme le textile ou les jouets en plastiques, puis ont remonté pas à pas ce que les économistes bourgeois appellent les chaînes de valeur. Ils ont commencé à développer quelques régions côtières en “zone franche”, puis ont progressé par cercles concentriques pour intégrer l’ensemble de leur vaste pays à ce processus. Ils arrivent aujourd’hui au sommet dans bien des domaines et ne peuvent plus être rattrapés.
Mais ils savent que pour continuer à se développer, la surface économique sur laquelle opèrent les forces productives doit encore s’élargir. C’est tout le sens des routes de la soie, qui ne visent pas seulement à acheminer des produits en Europe, mais à transmettre ce processus de développement à l’ensemble des pays voisins, à permettre enfin aux milliards de travailleurs du “Sud global” d’accéder au développement économique et industriel et de sortir du sous-développement dans lequel l’occident libéral les avaient enfermés. Ce processus-là non plus ne peut désormais plus être arrêté.
Et le socialisme ?
Le secteur capitaliste chinois est un pan de l’économie socialiste de marché, et il est sous contrôle de celle-ci, comme on l’a vu avec la remise dans le cadre d’un certain nombre de dirigeants et le nettoyage encore en cours du secteur immobilier. L’économie chinoise a encore grand parti à tirer de son insertion dans le marché mondial, y compris les marchés de l’Occident impérialiste, et comme le soulignent les dirigeants chinois, la rupture des chaînes logistiques internationales serait une catastrophe économique mondiale.
Mais il me semble que la propriété socialiste se développe naturellement dans un tel contexte, même si on manque de chiffres. On voit bien en tout cas que l’investissement public progresse alors que dans nos pays capitalistes, il régresse constamment et ne parvient plus que difficilement à assurer le maintien de nombres d’infrastructures clés.
Mais la logique du développement entrepris par la Chine, à l’opposé sur ce plan de ce que l’URSS (dans son contexte propre) avait réalisé, c’est qu’il s’agit d’un développement du socialisme intégré dans l’économie mondiale développée. Ce n’est plus un camp socialiste en course de vitesse avec un camp capitaliste. La question qui nous est posée, la transition vers le socialisme, est posée au niveau mondial, avec une locomotive chinoise, certes, mais avec tous les wagons derrière, dont un certain nombre ont actionné les freins pour essayer de se détacher ou de faire dérailler la machine. Les capitalistes dominants de l’Occident sont prêts à ralentir au maximum le développement économique et social, voire à faire basculer le monde dans la régression guerrière pour retarder l’émergence globale du socialisme.
L’idée qu’il suffirait que la merveilleuse Chine établisse le socialisme et montre un tellement bel exemple que nous n’aurions plus qu’à dire : “regarder, faisons pareil”, est une idée à oublier. Cela ne peut pas se passer comme cela.
Il faut encore constituer une masse suffisante de pays qui se mettent dans le bon sens du développement, de la coopération internationale équitable et saine, renverser la domination impérialiste mondiale pour rehausser ensuite étapes par étapes le standard mondial de socialisation dans la production.
La clé aujourd’hui pour nous, c’est donc de ne pas renvoyer dos à dos la Chine et les USA, mais au contraire de montrer qu’il y a là deux voies : celle du développement commun et celle de la domination intéressée. Ce qu’il faut rejeter, c’est la logique de blocs opposés. L’avenir est encore et toujours à la coopération internationale, sur la base du respect mutuel et de l’avenir partagé de l’humanité. C’est de dire que l’UE ne peut en aucun cas être une voie propre, encore moins un troisième bloc. D’abord, car elle est depuis toujours le cheval de Troie des USA. Ensuite et surtout parce que la question n’est pas de constituer un nouveau bloc menaçant, mais de s’unir avec le monde qui nous entoure pour le développement et avec tous ceux qui le portent et donc avec les BRICS+.