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Marion Fontaine - DeuxPlusQuatre - CC BY-SA 4.0
Avec Marion Fontaine

Liévin, la « Fin d’un monde ouvrier »  ?

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Mise à jour le 28 décembre 2024
Temps de lecture : 8 minutes

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PCF Social Catastrophe de Liévin

«  L’année-butoir de 1974 a un sens dans la mémoire collective  ». La catastrophe de Liévin donne un coup d’accélérateur à la fermeture des puits dans le bassin et aux retraites anticipées. Ne serait-ce pas finalement la fin d’un monde ouvrier que l’on sonne le jour des funérailles des 42 mineurs ?

Marion Fontaine est professeure au Centre d’histoire de Sciences Po. Ses recherches portent sur l’histoire des mondes miniers, l’histoire de la crise des sociétés industrielles ainsi que sur l’histoire des socialismes et du mouvement ouvrier. Entretien.

Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur Liévin et la catastrophe de 1974 ?

Je connaissais déjà le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais par mes travaux précédents, et j’avais envie de travailler sur les années 1960-1970 et la période de la fin de l’exploitation, période beaucoup moins étudiée que celle du XIXe siècle par exemple.

C’est en feuilletant la presse de l’époque que je me suis rendu compte de l’écho qu’avaient eu la catastrophe et le nombre important de victimes (42). Il m’a semblé intéressant alors de l’étudier, d’autant que c’est quasiment l’une des dernières grandes catastrophes minières en France. Je voulais comprendre son déroulement, les réactions qu’elle avait suscitées, mais aussi analyser à travers elle certains aspects de la fin de l’exploitation minière.

Comment expliquez-vous que la catastrophe ne donne lieu à aucun mouvement de masse organisé ? Est-ce là l’illustration de la résignation ouvrière ?

La catastrophe donne lieu à un certain nombre de protestations et de réactions militantes, venues en particulier de petits groupes d’extrême gauche installés dans le bassin dans le sillage des années 68, et qui s’étaient déjà mobilisés au moment de l’accident de Fouquières-lès-Lens (1970) ou lors du fait-divers de Bruay-en-Artois (1972). Mais effectivement, elle ne déclenche pas de grève ni de mouvement de masse parmi les mineurs, à la différence de ce qui s’était produit après la catastrophe de Courrières en 1906.

Est-ce le signe d’une résignation ouvrière globale  ? Pas vraiment, et d’ailleurs à l’époque, dans d’autres secteurs de la région (le textile, la sidérurgie), il y a des mouvements sociaux très importants. Il faut y voir plutôt le résultat de la difficulté à mobiliser dans un secteur minier dont la disparition est déjà pratiquement actée. Les plus anciens mineurs se concentrent sur la préservation du Statut du mineur et la protection contre les effets des fermetures des puits  ; leurs enfants sont déjà partis pour beaucoup travailler ailleurs. C’est ce qui explique l’impossibilité d’entraîner un mouvement massif autour de Liévin.

Vous dites que Liévin « s’inscrit dans une séquence militante à la fois locale et nationale, liée aux mouvements qui agitent les “années 68”  ». Comment avez-vous concilié ces deux échelles d’analyse ?

Ce que j’ai voulu montrer, c’est que Liévin, loin d’être un événement seulement local, articule en fait plusieurs mondes militants et différents types d’aspiration. Il y a les petits groupes d’extrême gauche que j’évoquais, qui sont présents dans le bassin et qui ont en même temps des relais nationaux, et qui s’efforcent de politiser la catastrophe, pour remobiliser les mineurs et en faire l’appui d’une révolution qu’ils espèrent toujours.

Il y a un certain nombre d’acteurs, parmi les intellectuels, dans la magistrature (le fameux juge Pascal, et ceux que la presse appelle en général à l’époque les juges rouges), qui voient dans la catastrophe l’occasion de judiciariser autrement les accidents du travail, en mettant en avant directement la responsabilité patronale. Il y a enfin les syndicats – la CGT, mais aussi la CFDT – qui s’efforcent de défendre les intérêts des mineurs, et de pointer la remontée des risques et des accidents au fond durant cette période. Tous ces acteurs agissent à la fois à l’échelle locale, mais expriment en même temps des aspirations nationales, et c’est cela qui m’a intéressée.

Pour quelle(s) raison(s) faites-vous référence tout au long de l’ouvrage à Germinal ?

J’y fais référence avant tout pour marquer les différences. Le roman d’E. Zola, paru en 1885, et qui se clôt, lui aussi, sur une catastrophe, est le symbole d’un monde des « gueules noires » alors en plein essor, dont le rôle est central pour l’industrialisation du pays, comme pour le mouvement ouvrier, et qui fascine, autant qu’il effraie. La représentation des mineurs qui se dégage de la catastrophe de Liévin est presque diamétralement opposée. Les « gueules noires » apparaissent alors de plus en plus marginales dans la société française  ; leur métier semble archaïque et surtout inutilement mortel  ; ils suscitent au mieux l’apitoiement, au pire l’indifférence, et c’est aussi cette mutation par rapport à l’époque de Germinal que j’ai tenté d’élucider.

Votre livre met en lumière l’identité du monde ouvrier. Pensez-vous qu’il existe encore aujourd’hui une « identité ouvrière », malgré la disparition des mines ?

Il reste bien sûr des traces de cette identité, mais il faut bien dire qu’elle s’est largement dissoute. Les grandes concentrations ouvrières, dans les mines, comme dans la sidérurgie ou dans l’automobile, se sont disloquées. La singularité de la culture et de la vie sociale ouvrière s’est amenuisée, du fait de la désindustrialisation, mais aussi de la généralisation de la consommation de masse ou de l’accès de plus en plus important à l’enseignement secondaire et supérieur.

Et enfin, on le sait, les porte-voix militants du groupe ouvrier, les syndicats et les partis, se sont considérablement affaiblis durant ces dernières décennies. L’ancienne identité ouvrière s’est donc effacée  ; cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ne peut pas renaître sous d’autres formes, à l’échelle nationale comme à l’échelle mondiale, car le monde ouvrier, lui, est loin d’avoir disparu.

À la fin de votre ouvrage, vous faites une comparaison entre les « débats nés dans les années 1960 et 1970 (l’opposition entre revendications “quantitatives”, “sociales”, et revendications “qualitatives”, “culturelles” et la gauche Terra Nova qui propose d’abandonner “l’archaïque classe ouvrière” au profit d’une “nouvelle coalition inclusive”). »
Ce genre de débat est encore d’actualité aujourd’hui, est-ce que la jonction entre ces deux mondes est possible finalement ?

Ce genre de débat, oui, est toujours présent, même s’il faut bien noter que les positions évoluent, et que Terra Nova, par exemple, est elle-même amplement revenue sur ce qu’elle analysait il y a une dizaine d’années. L’articulation entre les différents types de revendication, mais aussi entre les bases traditionnelles de la gauche (classes populaires dans leur diversité, classes moyennes, intellectuels), est possible, et elle constitue même un impératif pour relancer la dynamique de la gauche.

L’opposition que l’on tend à établir entre différents types de revendications (sociétales vs sociales) et entre différents types d’électorat est un piège dont il faut absolument sortir, en redéfinissant le projet général d’émancipation qui est au cœur de l’identité de la gauche.

Comment percevez-vous la façon dont les transformations du monde ouvrier sont abordées aujourd’hui, que ce soit dans le débat public ou à l’école ?

On en parle davantage me semble-t-il que dans les années 1990 ou qu’au début des années 2000, ce qui est déjà un bon point, même si les enjeux liés au monde ouvrier restent encore souvent minorés dans le débat public. Le problème tient aussi dans le type de représentation du monde ouvrier et de ses transformations qui sont diffusées : trop fréquemment encore, elles oscillent entre une image ultra-lisse et idéalisée (les gentils-ouvriers-d’avant) et une image ultra-négative et misérabiliste (les prolétaires archaïques, soutiens du Rassemblement national). Ces stéréotypes positifs ou négatifs n’aident pas nécessairement à comprendre la complexité des évolutions du monde ouvrier au présent, et ce sont, eux aussi, qu’il faudrait transformer.

Propos recueillis par Livio Tedeschi
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