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Entretien

Jean-Numa Ducange revient sur les « grandes leçons de Jaurès »

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Mise à jour le 29 novembre 2024
Temps de lecture : 10 minutes

Il y aura 100 ans le 23 novembre prochain, les cendres de Jean Jaurès étaient transférées au Panthéon. Cet anniversaire coïncide avec la parution d’une nouvelle biographie de l’historien Jean-Numa Ducange, qui permet de mieux comprendre ce personnage qui a marqué le mouvement ouvrier.

Jean-Numa Ducange est professeur à l’université de Rouen et a notamment déjà publié Jules Guesde : l’anti-Jaurès ? et Quand la gauche pensait la nation. Entretien.

Une des nouveautés de ton livre par rapport à ce qui s’est déjà écrit est que tu as travaillé sur les archives des polices qui surveillaient Jaurès. Or, celles-ci n’ont rien trouvé à se mettre sous la dent pour le salir. Jaurès était-il un homme sans la moindre faille ?

Jean-Numa Ducange : Sans faille, non, mais assurément, c’est un intellectuel engagé en politique, qui a une haute idée de la bataille des idées et voit l’engagement comme quelque chose d’essentiel et, en un sens, « pur ». L’été, il se replonge dans la lecture de classiques en grec ancien, qu’il traduit pour se « distraire »  ! On ne lui connaît guère d’écarts personnels, en effet, et la police a pourtant bien cherché jusqu’à commencer à inventer des accusations imaginaires.

Les archives de surveillance sont néanmoins intéressantes, car elles nous permettent de comprendre la haine dont il est l’objet très tôt, à gauche comme à droite, et ce, jusqu’à sa mort. Les nouvelles archives inédites d’une partie de la famille de Jules Guesde (conservées à la Fondation Jean-Jaurès) – son grand rival et « camarade » au sein du mouvement socialiste – aident aussi à préciser tout cela, à voir comment il s’impose dans le mouvement ouvrier.

N’idéalisons pas : il n’a pas non plus ignoré la « politique politicienne » mais il l’a, habilement, déléguée à d’autres, ce qui lui a toujours permis de disposer d’un peu plus de temps pour écrire et réfléchir que bien d’autres hommes politiques. Un certain Pierre Renaudel, un socialiste normand très proche de lui et dont les archives ont été retrouvées il y a une dizaine d’années, l’aide beaucoup pour tout cela. Étrangement, cet aspect-là de sa personnalité était finalement peu connu, et il explique qu’il a quand même finalement réussi à publier des textes importants sur le socialisme et le marxisme, l’histoire de la Révolution française, la réforme de l’armée.

On connait souvent le Jaurès porte-parole des revendications ouvrières. Dans ton livre, on découvre qu’il a une vision d’ensemble du combat politique. Le socialisme doit aller « à la conquête des terroirs, à l’échelle nationale », pense-t-il. Tu ajoutes qu’alors «  même des esprits doctrinaires sont lucides sur l’état du rapport des forces et pensent qu’il faut gagner le cœur des habitants des zones rurales  ». Cette dimension n’a-t-elle pas été oubliée ?

JND : Oui, il y avait une forte tendance jusqu’ici à se construire un « mythe » Jaurès, y compris chez des historiens par ailleurs tout à fait compétents et qualifiés. Certains comprennent Jaurès comme le grand théoricien du socialisme modéré, réformiste, annonçant la gauche « responsable » du vingtième siècle, quand d’autres ont eu tendance à le repeindre en rouge en mobilisant des citations plutôt hors contexte… Il n’est ni un marxiste au sens où nous l’entendons le plus souvent, ni simplement un républicain modéré soutenant les luttes ouvrières. Il a en effet une vision d’ensemble du combat politique, mais celle-ci doit être reconstruite par l’historien – c’est donc ce que j’ai essayé de faire.

En fait, le problème est assez simple : notre tribun n’a jamais véritablement publié de texte théorique ou politique présentant sa méthode et ses visées avec détail. Donc chacun peut puiser comme il l’entend dans son œuvre.

D’abord, elle est évolutive – et il n’est pas dogmatique, donc il a toujours des scrupules à fixer les choses. Ensuite, il est totalement accaparé par la vie politique et de multiples projets d’écriture. Cela étant, je crois que l’on peut affirmer qu’il est finalement un personnage politique plutôt original, qui défend une transition du capitalisme vers le socialisme à travers essentiellement la voie parlementaire, une réforme radicale des institutions, des lois essentielles (retraite, laïcité, etc.) tout en adoptant une grille marxisante du monde social (la société est traversée par des luttes de classes, la bourgeoisie exploite le prolétariat…). Et dans cela, oui, il s’intéresse aux alliances sociales et politiques : pas question de laisser les ruraux de côté, les petites villes, dans lesquelles il va justement faire des meetings réguliers. Il a ce souci en permanence de ne pas laisser aux nationalistes ces franges de la population. Incroyablement moderne sur ce point !

À propos de la formule du Manifeste du Parti communiste selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie », il parle de «  boutade passionnée  ». Pour Jaurès, « le socialisme ne se sépare pas de la nation », il se veut l’héritier de 1789 et tu ajoutes qu’il veut « rattacher le mouvement ouvrier à l’histoire nationale et l’ancrer dans des combats multiséculaires  ».

JND : Jaurès est un patriote, toujours. Lucide sur la force du nationalisme, il souhaite une réappropriation « de gauche » et progressiste de la nation. On peut ne pas partager ce point de vue, mais inutile de le déformer comme certains le font en permanence, à gauche comme à droite d’ailleurs. Pour Jaurès, luttes sociales et défense de la nation vont de pair, ce qui va chez lui jusqu’à des formes d’exaltation du pays qui choqueront les plus post-modernes  ! Fasciné par les questions internationales et, internationaliste en un sens, il pense que le monde, même un monde émancipé du capitalisme, restera un monde de cultures nationales, avec leurs histoires, logiques et cohérentes.

C’est là un de ces grands combats : maintenir une ligne politique qui permette de combattre Charles Maurras (le grand chef de l’Action française, alors la droite nationaliste) et d’éviter les outrances d’une partie de l’extrême gauche qui veut abolir les frontières et les armées immédiatement.

À gauche, il sera suspecté en permanence de compromission « avec les bourgeois » car il semble laisser la porte ouverte à la participation de socialistes au gouvernement face aux forces les plus réactionnaires. Est-ce bien une constante de son positionnement ?

JND : Absolument. Ne faisons pas dire à Jaurès ce qu’il n’a pas dit, ni fait. Il est favorable à des alliances très larges quand la situation l’exige. Et il combat son aile gauche avec vigueur quand il le faut. Pour lui, la République et les acquis républicains sont essentiels et ça ne le dérange absolument de faire des alliances avec des forces politiques non ouvrières quand il faut défendre l’essentiel – c’est là tout l’enjeu de son positionnement lors de l’affaire Dreyfus. On se souvient aussi de son opposition ferme à Clemenceau, le « briseur de grèves » en 1906. C’est tout à fait vrai : Jaurès ne pardonne pas au Tigre la répression anti-ouvrière et les insuffisances sociales de son gouvernement. Mais au départ, il a cherché à s’allier avec lui pour le tirer le plus à gauche possible.

Aujourd’hui pour nous Clemenceau peut apparaître comme le « sabreur de la classe ouvrière » mais dans le contexte, c’est presque le gouvernement le plus à gauche que la France connaît depuis les débuts de la Troisième République  ! D’ailleurs, Jaurès s’abstient lors de son investiture comme chef du gouvernement. Et les autres comme Guesde, aussi, ils ne votent pas contre. Ce qui les sépare de Clemenceau, c’est la question sociale, la question de la propriété privée, etc. Mais ils étaient prêts (sur l’impôt sur le revenu par exemple) à faire un bout de chemin ensemble. On peut être marxiste pour comprendre les réalités de la société, cela n’implique donc pas de faire l’impasse sur les alliances contingentes et nécessaires. C’est la grande leçon de Jaurès me semble-t-il qui a échappé à beaucoup de ses commentateurs jusqu’ici…

Jaurès est souvent identifié au choix de la réforme plutôt que de la révolution. Est-ce selon toi une lecture pertinente ?

JND : Tout dépend de quoi l’on parle. Assurément, si l’on entend révolution par la voie proposée par les bolcheviks à partir de 1917 et tout le modèle stratégique et politique qu’elle implique, Jaurès n’est pas révolutionnaire, mais du côté d’une démarche gradualiste. Après, il a un grand respect pour la Révolution française et son héritage et situe son combat dans une dynamique de rupture qui commence avec 1789.

Sur ce point Jean-Paul Scot n’avait pas tort de défendre l’idée qu’il avançait vers un « réformisme révolutionnaire », assez typique d’ailleurs de l’histoire du Parti socialiste des débuts et marquant, pour plusieurs décennies, le mouvement ouvrier français dans ses différentes composantes (y compris communiste me semble-t-il). La façon dont il envisage les choses a gagné en pertinence à mon avis ces vingt ou trente dernières années. Dans les années 1970, Jaurès était oublié, car il apparaissait comme un républicain réformiste modéré appartenant à une époque révolue. On préférait alors Che Guevara, Trotsky ou Mao (que je ne confonds pas, mais ils étaient des références essentielles pour beaucoup). Avec la décomposition de l’URSS, le débat stratégique s’est rouvert et ce que nous propose Jaurès – en gros rester marxiste, mais en l’adaptant aux conditions de l’Europe occidentale, et notamment ici aux paramètres propres de l’histoire de la République en France – nous parle désormais bien davantage. J’ai donc du mal à le qualifier de « réformiste » pur et simple car, vous l’aurez compris, son esprit de réformes s’accompagne d’un arrière-plan théorique et stratégique que l’on ne peut pas confondre avec d’autres personnalités que l’on rangerait sous cette étiquette.

Propos recueillis par Éric Le Lann
Jean Jaurès, Perrin, 2024. 25 euros
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