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Un petit livre majeur

Eric Le Lann publie son nouveau livre

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Mise à jour le 10 septembre 2024
Temps de lecture : 10 minutes

Avec Communisme, un chemin pour l’avenir ?, Eric Le Lann offre un petit livre majeur sur la compréhension de l’histoire du XXᵉ siècle, de la place qu’y tient le communisme et sur les conditions pour faire fructifier cet héritage. C’est à ce sujet que Florian Gulli constate dans sa préface que « le refus d’hériter ne conduit en réalité qu’à des impasses ». Et ce faisant, il salue ce travail dont l’objet consiste précisément à rompre avec ces impasses en interrogeant notamment la validité d’un certain nombre de dogmes. Ou pour le dire autrement, en établissant un inventaire somme toute dynamique du passé. Le livre donne également une interprétation des bouleversements climatiques à partir du point de vue de la lutte des classes. À lire absolument.

Avec la première partie de ton ouvrage, intitulée Le sens du XXᵉ siècle, le lecteur est mis en capacité de mesurer sa part de méconnaissance de l’Histoire du siècle dernier. Tu vas jusqu’à affirmer que l’on est face, de ce point de vue, à « une des formes les plus achevées de la dépossession. »

Avant de te répondre, je veux préciser que dans ce livre, tout en présentant mes réflexions, j’apporte de nombreuses informations parfois peu connues. J’évoque ainsi dans un texte en annexe une famine dont quasiment personne ne parle, celle qu’a subie le Bengale en 1942/43, dans laquelle Winston Churchill joue un rôle qui est très rarement évoqué, mais je pourrais prendre bien d’autres exemples.

Pour revenir à ta question, je réfute en effet la vision de l’histoire qui présente le 21ᵉ siècle comme la victoire des idées de liberté défendues par l’Occident démocrate successivement contre le fascisme et le nazisme, puis contre le communisme, tous ces régimes ou mouvements étant rassemblés derrière la notion de totalitarisme pour les apparenter.

Cette vision est enseignée officiellement dans les manuels scolaires, mais je montre que les faits ne collent pas avec elle. D’ailleurs, lorsque les souvenirs des guerres mondiales étaient encore bien présents, même un penseur libéral comme Raymond Aron insistait sur « la différence essentielle » entre le nazisme et le communisme : « dans un cas, est à l’œuvre une volonté de construire un régime nouveau et peut-être un autre homme par n’importe quel moyen  ; dans l’autre cas une volonté proprement démoniaque de destruction d’une pseudo-race ». Aron écrit cela en 1965, mais déjà en 1936 il écrivait « le communisme est la transposition, la caricature d’une religion du salut, les fascismes ne connaissent plus l’humanité ». On peut partager ou non cette façon de présenter les choses, mais il reste qu’il récuse la parenté entre communisme d’une part, fascisme et nazisme de l’autre. Force est de constater que le temps qui s’écoule favorise les tentatives pour semer la confusion et pour un effacement de la réalité du rôle du mouvement communiste. Même si ce n’est pas si simple, on l’a vu lors de l’entrée au Panthéon des cendres de Manouchian.

Dans ce récit, qui est dominant de nos jours, ceux qui ont lutté sous la bannière communiste ont été soit des imbéciles trompés, soit les complices des plus grands crimes, et du même coup, comme le mouvement communiste a été lié aux luttes des classes dominées, celles-ci sont dévalorisées, déconsidérées.

Les seules classes qui ont intérêt à cette perte de repère sont les classes dominantes. Quand on reprend sérieusement ce qui s’est passé au cours de ce siècle — y compris les guerres mondiales sur lesquelles on fait souvent l’impasse comme si c’étaient des accidents — c’est une tout autre histoire qui s’écrit.

C’est ce que tu appelles « la marque communiste sur le XXe siècle  »…

Oui. Cette marque est difficile à effacer des mémoires en France. On pense au rôle du Parti communiste dans la mise en œuvre des grandes réformes du programme du Conseil National de la Résistance, dont le socle a été mis en place en 1945, mais aussi en 1946, après le départ de De Gaulle du pouvoir. Mais comme le communisme français a aussi participé à un mouvement mondial, il faut bien se poser aussi la question de leur marque à cette échelle.

Or, quand on prend en compte le mouvement réel de ce siècle depuis son début, on voit que les combats marqués par leur empreinte ont permis des progrès humains considérables, le bannissement des idées de hiérarchie raciale, une conception élargie des droits de l’homme et en conséquence des avancées sociales majeures.

Et comme on se demande parfois si la Chine ne discrédite pas le communisme, j’aborde aussi quelques faits de l’histoire de la Chine, le plus souvent éludés, y compris la période du Grand bond en avant à laquelle un texte est consacré.

Dans la deuxième partie « Revisiter la théorie à la lumière de l’histoire », tu réinvestis des concepts tels que celui de lutte des classes, d’État, de nation, de marché… Et ceci, en t’appuyant particulièrement sur les travaux de Gramsci et de Losurdo.

Un des penseurs de ce qu’on appelle le populisme, Ernesto Laclau critique Marx parce qu’il reste selon lui « à l’intérieur de l’affirmation ultime de la rationalité du réel ». Au contraire de la position de Laclau, les communistes ont cherché à mener des efforts théoriques pour comprendre le mouvement des sociétés. On appelait cela « le matérialisme historique », mais précisément parce qu’elle accorde une place essentielle à l’histoire, cette théorie doit tenir compte de l’expérience historique.

J’essaie de manière abordable de poser quelques jalons pour ce travail qui me semble indispensable pour se doter d’outils collectifs d’appréhension de la réalité. Je passe en revue dans ce but le concept de luttes des classes et les conditions de sa pertinence pour expliquer l’histoire, mais aussi l’État, la nation, le marché. En la matière, je m’appuie notamment sur l’apport du philosophe italien Domenico Losurdo. Losurdo poursuit le travail de Gramsci, qui fut dirigeant communiste italien avant d’être emprisonné par Mussolini. Gramsci a eu un apport original dans le mouvement communiste sur l’État et la nation, mais sa pensée est souvent déformée. Ainsi, on évoque souvent ses écrits autour de la notion d’hégémonie comme signe de l’importance de la lutte idéologique.

Mais lorsque Gramsci parle de la lutte pour l’hégémonie, ce qu’il entend, c’est la nécessité que développe « une volonté collective nationale-populaire », ce qui est pour lui la tâche du Prince moderne, expression qu’il utilise dans ses écrits de prison pour désigner le Parti communiste.

Réfléchissons au fait qu’il mène ses réflexions comme une réponse à la défaite du puissant mouvement ouvrier italien face au fascisme. Il est utile de se souvenir que c’est aussi avec la prise en compte de la nation et de ses réalités, objectives et subjectives, que les communistes français élaboreront de leur côté la stratégie du Front populaire.

Tu évoques dans le livre la phrase célèbre du Manifeste du Parti communiste où le communisme est décrit comme une association où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », selon toi, il ne faut pas la comprendre comme un refus de toute idée de contrainte.

D’abord, il ne s’agit pas là d’une question purement philosophique. Ainsi, on trouve parfois dans des courants de gauche des conceptions que le courant « libertarien » de la droite états-unienne ne renierait pas. Exemple, dans le programme de France insoumise pour l’élection présidentielle, il était écrit : « pour s’émanciper de toute main mise sur notre vie personnelle, il faut être l’unique maître de soi ». Il faut réfléchir aux conditions concrètes de l’émancipation.

La loi peut être émancipatrice et il n’y a pas de loi sans une certaine forme de contrainte. Pour illustrer mon propos, qui peut paraître général et abstrait, je vais prendre l’exemple de la lutte historique pour la réglementation et la limitation de la journée de travail, qui se déroule à l’époque du Manifeste du Parti communiste que tu évoquais, et de ce qu’en disait Marx. Dans une lettre à Engels, en 1868, Marx écrit ceci : « Quant à la loi sur les fabriques – comme première condition permettant à la classe ouvrière d’avoir les coudées franches – je l’exige comme ordre de l’État et je la veux coercitive, dirigée non seulement contre les fabricants, mais aussi contre les ouvriers eux-mêmes », et il précise pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté « voir la note 52 où je fais allusion à la résistance des ouvrières contre la limitation de la journée de travail ». Marx ne pense donc pas seulement à la contrainte face aux exploiteurs, il pense qu’une loi doit être « coercitive », pour reprendre ses propres termes, à l’égard des exploités pour garantir le progrès humain. Mais j’ajoute une chose importante, cette reconnaissance nous invite aussi à reconnaitre au courant d’idée du libéralisme politique sa capacité à penser les limites à imposer au pouvoir politique, les contre-pouvoirs, les garde-fous.

Ce n’est pas parce qu’on affirme que ce courant a toujours combattu les avancées sociales qu’il faut nier son apport en ce domaine.

Dans la dernière partie de ton ouvrage consacrée à la crise climatique, intitulée « Climat et luttes de classes » et de pleine actualité, tu remets en question la notion de capitalocène…

J’examine les théories d’Andreas Malm, l’initiateur de ce concept, qui se présente comme un héritier de Marx. Pour lui, pour trouver la cause du changement climatique, il faut remonter à la généralisation de la machine à vapeur par les capitalistes anglais. Les faits montrent que cette idée ne tient pas la route.

L’envolée des émissions de CO₂ commence vraiment à partir des années 1950 du 20ᵉ siècle. Et il faut reconnaître que la croissance des émissions de CO₂ est liée aussi à une meilleure satisfaction des besoins, souvent élémentaires - ainsi, n’oublions pas que le manque d’énergie est facteur de mort de nombreuses manières que j’ai évoquées dans l’ouvrage co-écrit avec Valérie Gonçalves « Énergie et communisme ». Si on ne prend pas cela en compte, la recherche d’une réponse crédible est illusoire, on se condamne aux proclamations impuissantes et à l’agitation stérile.

La deuxième question à laquelle je tente de répondre, c’est pourquoi l’humanité se trouve maintenant dans une situation d’urgence, alors que ce n’était pas le cas lors de la signature de la Convention de Rio sur le climat, en 1992  ? Je suis surpris de voir à quel point l’histoire des 30 années de négociations climatiques est si peu évoquée. J’y reviens pour comprendre où sont les responsabilités.

Le discours sur la responsabilité partagée des États dans leur ensemble permet de cacher la responsabilité capitale des États-Unis. Pour le mettre en évidence, il suffit de reprendre l’historique des négociations internationales depuis la Convention de Rio. Ce ne sont pas des révélations, mais si on n’a pas cela en tête, on ne comprend pas pourquoi on se trouve maintenant en situation d’urgence et on ne voit pas vraiment ce qui fait obstacle à une réponse collective de l’humanité.

Propos recueillis par Valère Staraselski
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