Pour savoir si cette thèse correspond à la réalité ou si elle n’est que propagande, il faut revenir quelques mois en arrière.
En février 1945, lors de la conférence de Yalta qui réunissait les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique, il avait été convenu à la demande du président Franklin D. Roosevelt que l’entrée en guerre de l’Union soviétique contre le Japon interviendrait 3 mois après la fin de la guerre en Europe, afin d’obtenir sa capitulation. Dès avril 1945, l’Union soviétique montre qu’elle va se conformer à cet engagement en dénonçant le pacte de neutralité avec le Japon qu’elle avait signé le 13 avril 1941 et transfère ensuite des troupes en Sibérie. Et comme prévu, elle entrera en guerre le 9 août 1945 [1].
Mais quelques mois plus tard, en juillet 1945, lorsqu’une nouvelle conférence réunit les Alliés à Potsdam, l’attitude des États-Unis change complètement dès que Truman, le nouveau président des États-Unis après la mort de Roosevelt, est informé de la réussite de l’essai nucléaire à Los Alamos. Le 17 juillet, Stimson, alors secrétaire à la Guerre des États-Unis, transmet une feuille portant les mots « Bébés heureusement nés » pour annoncer la réussite de l’essai de Los Alamos. Prévenu, Churchill témoignera bien des années plus tard : « nous n’avions plus besoin des Russes », « la fin de la guerre contre le Japon ne dépendait plus du poids de leurs armées », « quelques jours plus tard, j’écrivis à Eden : “il est clair que les États-Unis ne désirent plus voir les Russes prendre part à la guerre contre le Japon” », « nous paraissions être soudainement entrés en possession d’un moyen (…) d’ouvrir des perspectives beaucoup plus riantes en Europe » [2].
En fait, ce changement d’attitude des États-Unis se préparait avant même l’essai de Los Alamos, ce que montre le témoignage du physicien Leó Szilárd, l’un des pères du projet Manhattan et l’un des principaux opposants à l’utilisation de la bombe atomique contre le Japon. Leó Szilárd avait rencontré le secrétaire d’État James F. Byrnes [3] le 28 mai 1945. Voici comment il rend compte de la réponse qui lui avait été donnée : « Byrnes ne prétendait pas qu’il était nécessaire d’utiliser la bombe contre les villes japonaises pour gagner la guerre. Son idée était que la possession et l’usage de la bombe rendraient la Russie plus contrôlable » [4]. Ce que Truman confirma lui-même : « Byrnes m’avait déjà dit qu’à son avis, la bombe nous permettrait de dicter nos conditions à la fin de la guerre » [5].
Dans cette logique, il fallait utiliser la bombe atomique avant que la guerre apparaisse comme gagnée, et donc avant que l’Armée rouge entre en action, ce qui pouvait entraîner une capitulation rapide du Japon.
Stimson avait suggéré « d’inviter l’Union soviétique à collaborer au contrôle international de la nouvelle énergie atomique ». Mais d’autres conseillers s’y étaient opposés : « Si Staline apprend que le lancement de bombes atomiques sur le Japon est imminent, il décidera de déclencher plus tôt son offensive en Mandchourie » [6]. Il fallait donc éviter toute situation qui renforcerait les raisons de ne pas utiliser la bombe, ce qui à l’évidence aurait été le cas après l’entrée en guerre de l’Union soviétique. Et, de nos jours, de nombreux historiens considèrent que c’est effectivement la défaite rapide des armées japonaises en Mandchourie plus que le bombardement d’Hiroshima et Nagasaki qui précipita la capitulation japonaise.
Les chefs militaires états-uniens les plus en vue confirment également que l’utilisation de bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki n’était pas justifiée par des impératifs militaires. Dans ses mémoires, le général Eisenhower écrivit que ce bombardement était « inutile » et ajoute que MacArthur le jugeait également inutile [7].
Pour les historiens Campbell Craig et Fredrik Logevall, il s’agit là du véritable commencement de la guerre froide : « La destruction de Nagasaki – non le bombardement lui-même mais le fait que Truman ait refusé de le repousser à plus tard – a été le premier acte de la guerre froide » [8].
Un autre historien français, Robert Guillain, énumère « sept arguments contre la bombe atomique » [9] :
- Il aurait été possible de faire une démonstration de la puissance de la bombe
- Il aurait été possible de lancer à la Nation japonaise un avertissement préalable lui révélant l’existence de la bombe
- Il aurait été possible d’épargner au moins la population civile en choisissant un site militaire
- Il aurait été possible de lancer à la population d’Hiroshima un ordre d’évacuation
- Il aurait été possible après Hiroshima de faire l’économie de Nagasaki
- Il aurait été possible de chercher le chemin de la paix par le canal de la démarche japonaise auprès de l’Union soviétique
- Il aurait été possible avant tout de ne pas employer la formule « capitulation sans condition » [10]
Il ajoute que « toutes les propositions en ce sens ont été rejetées ».
Il fallait à tout prix qu’un bilan effroyable en vies humaines établisse avec éclat la domination espérée des États-Unis sur le monde de l’après-guerre.
Éric Le Lann est l’auteur de Communisme, un chemin pour l’avenir, publié aux éditions Manifeste