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Prenons un peu de recul

L’impossible mort de Joseph Staline

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Mise à jour le 26 décembre 2025
Temps de lecture : 7 minutes

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Histoire

Il y a bientôt 70 ans, le 24 février 1956, les représentants des « partis frères » au XXᵉ Congrès du PCUS, étaient invités à quitter la salle et à laisser les délégués soviétiques, seuls, à entendre le rapport de Nikita Khrouchtchev sur le « culte de la personnalité de Staline », le fameux « rapport secret ».

« Le passé est, par définition, un donné que rien ne modifiera plus. Mais la connaissance du passé est une chose en progrès, qui sans cesse se transforme et se perfectionne ». Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien [1]

Khrouchtchev et ses amis pensaient alors enterrer Staline définitivement. On sait qu’il n’en fut rien. Bien que le nom du Vojd (guide) ait été banni ; que les rues, places et même des villes portant son nom aient été débaptisées, à commencer par la légendaire Stalingrad, renommée Volgograd, le personnage rôde toujours dans l’histoire, celle de l’Union soviétique et celle de la Russie d’aujourd’hui.

Très peu d’historiens, pas plus que les responsables politiques, qu’ils aient été amis d’hier ou ennemis de toujours, se sont posé la question. Une « légende noire » (Domenico Losurdo) s’est imposée qui a tenté d’emporter avec l’homme l’histoire de l’Union soviétique et celle du communisme.

Mais, comme le soulignait le cofondateur de l’École historique française des Annales, le grand Marc Bloch, « Jamais, en un mot, un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment. Cela est vrai de toutes les étapes de l’évolution. De celle où nous vivons comme des autres. Le proverbe arabe l’a dit avant nous : “Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères.” Pour avoir oublié cette sagesse orientale, l’étude du passé s’est parfois discréditée ».

Heureusement, certains paraissent avoir suivi les recommandations de Bloch et se sont intéressés à l’histoire vraie plutôt qu’à la légende.

C’est le cas de Geoffrey Roberts avec La Bibliothèque de Staline : Un despote et ses livres  [2]de Staline et la guerre de Constantin Simonov [3] ou du formidable Staline Histoire et critique d’une légende noire, du philosophe marxiste italien Domenico Losurdo, un ouvrage devenu introuvable que les Éditions de la Librairie Tropiques ont eu la très bonne idée de republier l’été dernier. [4]

Tous ces auteurs se tiennent très loin de l’hagiographie mais très loin aussi de la pratique « de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme ». Tout ce que détestait Marc Bloch.

En ce qui concerne la Bibliothèque de Staline, je me permets de renvoyer à ma recension pour le site La Faute à Diderot.

S’agissant de Staline et la guerre de Constantin Simonov, dont l’œuvre entière est consacrée à la Grande Guerre patriotique, l’appellation russe pour la guerre de 1941-1945, [5] l’ouvrage vaut surtout par les entretiens de l’auteur avec les principaux maréchaux soviétiques vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : Joukov, Koniev, Vassilievski. Tous ont vécu la guerre proche de Staline et témoignent de son rôle aux antipodes du portrait qu’en fit Khrouchtchev en 1956 quand il affirmait que Vojd dressait ses plans de campagne sur une mappemonde.

« Dès le début de la guerre, note Joukov, par exemple, Staline montra du talent dans les questions stratégiques (…) son intelligence et son talent lui ont permis d’assimiler si bien l’art opérationnel qu’en convoquant les commandants de front et en discutant avec eux des questions relatives à la mise en œuvre des opérations, il se révélait parfois plus compétent qu’eux ».

Dans Staline Histoire et critique d’une légende noire, Losurdo fait œuvre d’historien tout autant que de philosophe. C’est le matérialisme historique qu’il convoque pour critiquer (démolir ?) la légende noire du « démon » du Kremlin dont, selon lui, le « rapport secret » est la cause.

Dans une lettre au journal italien Liberazione, datée de 2009, le philosophe marxiste français André Tosel expliquait : « La méthode de Losurdo combine deux approches dont la légitimité théorique me paraît éprouvée. D’une part, il contextualise de manière permanente les choix politiques intérieurs et extérieurs qui se présentent dans l’histoire se faisant. D’autre part, il use d’une comparaison constante entre les pratiques de l’URSS et celles des démocraties occidentales, non pour relativiser et minimiser la violence stalinienne mais pour la comprendre en relation avec ce qu’était la violence en son présent ».

On se souvient que Louis Althusser estimait le « concept » de « culte de la personnalité », « introuvable » dans le marxisme. Losurdo le démontre à son tour. Et sa démonstration est salvatrice alors que nous avons tant de mal à nous dégager du chaos politique et théorique dans lequel le « rapport secret » a plongé le mouvement ouvrier international, a contrario de ce que fut la critique du maoïsme par le Parti communiste chinois et Deng Xiao Ping.

Car, pour en revenir à Marc Bloch : « L’erreur sur la cause se prolongeant donc ici, comme il arrive presque nécessairement, en faute de thérapeutique, l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même ». Effet boomerang, pourrait-on dire.

Avec l’opération militaire spéciale lancée en 2022 par la Russie en Ukraine et vite devenue une guerre entre celle-ci et l’OTAN des analogies réelles ou fantasmées entre ce conflit et celui qui opposa l’URSS à l’Allemagne nazie se sont développées. Tout y concourt : l’identification de la direction ukrainienne et d’une partie de ses soutiens nationalistes aux nazis et surtout les lieux de la bataille qui sont ceux de la Grande Guerre patriotique : Kharkov, Kherson, Odessa, Koursk, Donetsk …

Rien d’étonnant à ce que vienne planer sur tout cela l’ombre de Staline. L’été dernier, le 19ème congrès du KPRF a adopté une résolution reconnaissant le rapport Khrouchtchev sur le culte de la personnalité de Joseph Staline comme « erroné et politiquement biaisé ». Enlevé du métro de Moscou dans les années soixante, à la station TaganskaÏa le bas-relief « Gratitude du peuple au chef et commandant », vient d’y être rétabli ; l’aéroport de Volgograd a été autorisé à prendre le nom de Stalingrad tandis que de plus en plus de voix s’élèvent pour qu’il en soit définitivement ainsi pour toute la ville.

Décidément, non, ce n’est pas la fin de l’histoire !

Notes :

[1Éditions Culturea, Montpellier 2023 et toutes les citations de Bloch suivantes.

[2Traduction Grégoire Ladrange, Omblage Éditions 2024

[3Le temps des cerises 2025, traduction de Simone Pirez et François Eychart, Paris 2025

[4Dans une traduction de Marie-Ange Patrizio, révisée et complétée par Jean-Pierre Martin, Monique Slodzian et Luigi-Alberto Sanchi.

[5Les vivants et les morts, Julliard, 1961 ; Par les yeux d’un homme de ma génération, Le Temps des cerises

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