Pour Washington, il ne s’agit plus de vaincre, mais d’empêcher toute autre puissance de naître.
Derrière les frappes israéliennes en Syrie ou les offensives turques contre les Kurdes, une même matrice se dévoile : celle de la stratégie du chaos, raffinée depuis les années 1990. Ce n’est plus une guerre entre blocs clairement identifiés. C’est un jeu de dominos savamment déclenché, un brouillage systématique des lignes, un désordre permanent où l’adversaire — Russie, Iran, Chine — ne peut jamais stabiliser ses arrières.
Zbigniew Brzezinski l’avait formulé en 1997 dans Le Grand Échiquier : pour préserver la suprématie mondiale des États-Unis, l’Eurasie ne doit jamais être intégrée. Ni politiquement, ni économiquement, ni énergétiquement.
Toute puissance continentale — Russie ou Chine — doit être encerclée, contenue, fragmentée. L’objectif n’est plus de bâtir, mais de faire tomber les tours de l’autre.
Dans ce cadre, la Syrie est le plateau idéal : carrefour énergétique, mosaïque identitaire, voisin stratégique de l’Iran, point d’accès méditerranéen pour la Russie.
C’est dans cette logique qu’il faut lire l’intervention israélienne à Souweïda, au nom des Druzes, et les frappes turques, au nord, contre les Kurdes. Les deux puissances avancent sous des prétextes fallacieux. Mais l’objectif est le même : contrôler les corridors, saboter les projets concurrents, empêcher la reconstruction.
La Syrie stable n’existe plus. Elle est divisée en zones d’occupation, les puits de pétrole sont siphonnés par les forces américaines et leurs auxiliaires kurdes, les routes vers le Liban sont bombardées, et les frontières sont redessinées de facto.
Mais derrière Israël et la Turquie, une troisième marionnette agit avec une efficacité redoutable : l’Azerbaïdjan. Soutenu par Ankara et Tel-Aviv, Bakou a imposé une guerre-éclair contre l’Artsakh en Arménie en 2020, puis en 2023, avec pour objectif d’ouvrir le corridor de Zanguezour. Ce passage, arraché à l’Arménie avec la bénédiction silencieuse de l’OTAN, vise à relier la mer Caspienne à la Méditerranée en contournant à la fois l’Iran et la Russie.
Une nouvelle voie énergétique pour l’Europe, mais surtout une manœuvre de contournement stratégique.
Le lien entre toutes ces opérations ?
Empêcher à tout prix l’émergence d’un axe eurasien. Depuis la guerre en Ukraine, les sanctions occidentales ont forcé Moscou à pivoter vers le sud et l’est. L’Iran, malgré l’embargo, a intensifié ses liens avec la Russie et l’Inde.
Ensemble, les trois puissances bâtissent un corridor Nord-Sud, un axe géoéconomique d’ampleur historique reliant la mer Baltique à l’océan Indien, via la mer Caspienne et le golfe Persique.
Ce projet — soutenu par l’Inde, accepté par la Chine — est le véritable cauchemar de Washington. Car il repose sur des liaisons terrestres et maritimes échappant au contrôle des flottes américaines, sur une coopération renforcée sur la sécurité (via l’OCS et les BRICS+), sur des transactions énergétiques dédollarisées, sur une convergence des intérêts russo-iraniens qui défient l’ordre atlantiste. C’est une Eurasie qui se tient debout, malgré les embargos, malgré les menaces. Une Eurasie qui parle désormais en roubles, en yuans, en roupies — pas en dollars.
Face à cela, les États-Unis n’ont plus les moyens d’imposer une paix néolibérale. Alors, ils parient sur l’instabilité permanente.
Ils lâchent leurs propres alliés dans des conflits localisés. Israël frappe la Syrie. La Turquie attaque les Kurdes. L’Azerbaïdjan menace l’Iran. Et tous se surveillent, se concurrencent, s’affrontent parfois. Le chaos devient la stratégie.
L’anomie, le nouvel équilibre
Et si demain un État islamiste surgit des ruines, ou si le projet d’un Grand Israël s’impose sur un Levant éclaté, peu importe : tant que l’Iran est affaibli, que la Russie est encerclée, que l’Inde est tiraillée, l’objectif est atteint.
Il ne doit pas y avoir de ligne continue de Samarcande à Beyrouth, de Mourmansk à Bombay. Il ne doit pas y avoir de stabilité dans ce pont terrestre vers l’avenir.
Mais cette stratégie est à double tranchant. À force de déstabiliser, l’Empire du chaos perd le contrôle de ses marionnettes.
Israël veut imposer sa propre sécurité régionale. La Turquie poursuit son rêve néo-ottoman. L’Azerbaïdjan agit par calcul national. Et dans ce vacillement général, les peuples paient le prix. Les Druzes sont bombardés, les Kurdes trahis, les Arméniens assiégés. Et la Syrie, vidée de son sang et de sens, devient le miroir brisé d’un ordre en décomposition.
Reste alors cette image, celle d’un Far West et son cowboy : le faiseur de paix invisible, qui alimente les conflits au nom de la stabilité. Celui qui désigne les tyrans tout en armant les pires régimes. Celui qui parle de droit, mais bombarde sans mandat. Celui qui, face à l’émergence d’un monde multipolaire, préfère la ruine à la transition.
Une lecture purement moraliste, qui ignore les réalités matérielles et factuelles telles que les corridors stratégiques et les projets de gazoducs, et qui s’empresse de désigner un nouvel Hitler ou un boucher de Damas à chaque occasion, ne fait que participer à cette duplicité.
Elle se rend complice des illusions d’une conscience morale qui se complaît dans une vision simpliste et manichéenne des conflits.
Mais le chaos n’est pas une victoire, c’est l’aveu d’une impuissance.
De la hantise, l’Eurasie est devenue le cauchemar de Washington, symbolisant l’échec d’un monde unipolaire face à l’essor inéluctable d’un nouvel ordre multipolaire en marche.