Le capitalisme, désormais, nous ménage un monde dans lequel le rêve de bonheur dépassant la satisfaction des pulsions individuelles semble exclu, sauf à être singé par son succédané paléo-cervical : la pensée magique (« Disneyland ou l’utopie totalitaire : il faut choisir » semble-t-on nous dire à l’oreille) ; un monde qu’aucun autre n’est censé pouvoir remplacer. [1]
Dès lors, que devient l’idée même de bonheur dans un monde où tout espoir de changement de système paraît hors de portée, où cet espoir lui-même est relégué au musée des dinosaures par l’intelligentsia de la bourgeoisie dominante post-soixante-huitarde ? C’est ce à quoi l’auteur va tenter de répondre dans une magistrale démonstration.
D’emblée, Jean Salem [2] pose les jalons de sa réflexion (qu’il présente comme une « promenade érudite ») : son « fil rouge » sera le matérialisme et son point de départ le matérialisme antique, avec Démocrite ou Épicure et son disciple romain Lucrèce. À partir de cette ligne directrice, Jean Salem va puiser au fil des siècles ses arguments chez un grand nombre d’auteurs : Tolstoï, Maupassant, Villiers de l’Isle-Adam, Freud, Tchekhov, Montaigne, Descartes, La Mettrie, Diderot, Nietzsche, Feuerbach, Spinoza, et bien d’autres encore.
S’appuyant sur une citation de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe » (1797), l’auteur précise sa pensée puisque l’idée de bonheur y est liée à la Révolution : le bonheur doit être pensé dans le cadre d’un idéal collectif et d’une action politique.
Pour autant, la dimension individuelle du bonheur est loin d’être négligeable dans cet ouvrage et une part importante lui est consacrée. Car si le bonheur ne peut être envisagé sans sa dimension collective, sa réalité ne prend sens que dans la conscience individuelle, dans une dialectique permanente entre la pensée et l’action.
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Réflexions : Staraselski, intelligence communisteÀ une époque où on nous rebat les oreilles du prétendu triomphe de l’individualisme (pour mieux nous faire oublier sans doute « l’utopie » d’un changement de système), Jean Salem nous rappelle qu’on ne saurait être heureux sans les autres, que la construction du bonheur nécessite un but et une volonté, et qu’aucun bonheur individuel ne saurait perdurer dans un contexte défavorable. C’est aussi ce que nous dit Pablo Neruda : « nous avons le droit d’être heureux, à condition que nous ne fassions qu’un avec nos peuples dans le combat pour le bonheur […] » [3]
Alors quelle posture adopterons-nous sous un firmament que n’éclairent plus […] « les consolants fanaux du vieil espoir » [4] dans les espaces infinis que n’illuminent plus les fables de la religion ni la promesse d’une éternelle survie dans l’au-delà ? [5]
À moins de nous lamenter inutilement sur l’inéluctabilité du néant qui nous attend, souvenons-nous que c’est l’espoir qui nous mobilise et c’est encore l’espoir qui nous fait gagner les combats [6], et que, comme le stipule l’éditeur, le bonheur est dans l’action, dans la résistance, dans le bonheur de lutter, en cette époque qui finira bien par s’achever, et que nous espérons très vivement avoir le bonheur d’enterrer [7].
Jean Salem, Le bonheur ou l’art d’être heureux par gros temps, Champs (n° 994) - Champs essais