Aussi discret que puissant, le groupe du milliardaire Emmanuel Besnier (lait Lactel, beurre et camembert Président, yaourts La Laitière, roquefort Société, Bridel ou encore mozzarella Galbani...) possède au moins 200 marques de produits laitiers dans le monde. Depuis les années 2000, il a racheté une centaine de sociétés sur la planète. Il compte 270 sites de production dans 51 pays après s’être étendu à l’Italie, au Royaume-Uni, au Canada et au Brésil.
Issu de la société laitière de Laval fondée en 1933 par André Besnier, le groupe Lactalis a été créé en 1999 (son siège demeure à Laval, en Mayenne) et se développe à l’international dès 1981 en s’implantant aux États-Unis et en Espagne. Ce géant de l’agro-alimentaire devient le premier exportateur français de produits laitiers. Son chiffre d’affaires s’élevait à 30 milliards d’euros en 2023. Il était de 20 milliards en 2019 et d’environ 10 milliards dix ans plus tôt. Sa croissance est à son image : géante.
Fraudes et méthodes musclées
Pour autant, la société n’est pas cotée en bourse et son président aime à rappeler qu’elle est une entreprise familiale. La famille Besnier détient l’ensemble du capital. Une « entreprise familiale » qui emploie tout de même 85 000 salariés ! Son slogan : « Ouvrir le monde au meilleur du lait » frise l’indécence quand on sait que Lactalis a été condamnée pour avoir, en 2017, commercialisé du lait infantile contaminé par des salmonelles. Le retrait de lots contaminés avait été jugé insuffisant par le ministère de l’Économie lui-même.
Fraude sur la sécurité alimentaire, abus de position dominante, pollution des eaux, optimisation et évasion fiscales, blanchiment, mouillage du lait, intimidation contre les producteurs et autres fraudes ont jalonné la croissance du groupe. Bien avant, en 1982, Lactalis est même allé jusqu’à faire appel à des hommes de main (anciens parachutistes) pour faire cesser un mouvement de grève et reprendre un stock de fromage retenu par les salariés.
C’est dire que l’on a ici affaire à un super poids lourd qui ne s’est jamais embarrassé de scrupules. Face à lui, les producteurs de lait français sont démunis. En 2020, le groupe a collecté 5,6 milliards de litres de lait dans les 70 sites en France, soit environ un quart sur l’ensemble de ses 270 sites.
450 millions de litres retirés de la collecte
En annonçant, ce mercredi 25 septembre, sa décision de réduire sa collecte de lait dans les fermes françaises, le groupe explique vouloir se recentrer sur les produits vendus en France. Son retrait porte en effet sur les produits qu’il transforme et exporte sur les marchés internationaux. Mais si les producteurs parlent de « déflagration » (le terme est utilisé par la FNSEA, mais concerne aussi bien l’ensemble des producteurs), c’est parce que le chiffre est énorme : 9 % de la production, soit 450 millions de litres par an, ne seront plus achetés par Lactalis à compter de la fin décembre. Certes, le groupe envisage un retrait progressif d’ici à 2030. Mais si les producteurs laitiers ne trouvent pas rapidement d’autres acheteurs, ce sera la catastrophe pour nombre d’entre eux, surtout pour ceux qui ne font que du lait.
Les zones Est et Sud des pays de Loire seront les premières concernées avec 160 millions de litres d’ici à 2026. 160 autres millions de litres seront retirés de la collecte à une coopérative (non identifiée pour l’instant) d’ici à 2030.
En réalité, Lactalis préparait sa décision depuis longtemps. Il faut y voir la conséquence d’un long conflit qui l’oppose aux éleveurs sur le prix du lait. Le groupe avait accepté, en avril dernier, de prendre en compte de manière plus généreuse les coûts de production des exploitations (c’est-à-dire le prix de revient de la production de lait). En d’autres termes, il acceptait d’acheter le lait à un prix plus élevé.
Dans le Grand Ouest, par exemple et en ce mois de septembre, le lait est acheté en moyenne entre 420 et 440 euros les 1000 litres avec une variation de -25 à +10 euros. Au 31 décembre, il doit passer à de 420 à 450 euros les 1000 litres puis, avec une variation de +45 euros, à 480 euros les 1000 litres.
Fin des quotas et privatisation de la gestion laitière
Reste que la contrepartie imposée par Lactalis en réduisant drastiquement sa collecte est insupportable. Pour comprendre l’origine de cette situation, il faut remonter à la crise du lait vécue il y a 10 ans. Au 1ᵉʳ avril 2015, le système des quotas laitiers a pris fin. Il avait été institué en 1984 par la Communauté européenne afin de résorber les excédents de production.
Cette suppression des quotas laitiers, actée par l’Europe, n’a fait l’objet d’aucun débat public. Dans leur livre « Les grands cartels du lait », publié en 2016 aux éditions Don Quichotte, les journalistes Elsa Casalegno et Karl Laske, relèvent que « les premiers concernés par ce bouleversement, les 150 000 éleveurs et employés d’exploitation, n’ont pas été consultés ».
Pire, si certains ministres de l’Agriculture, en Europe, « se sont battus pour préserver ce système. D’autres ont tout fait pour précipiter sa chute. Le plus efficace a été Bruno Le Maire, qui a installé le dispositif préfigurant la fin des quotas, pour transférer la gestion de l’économie laitière, jusque-là publique, aux mains des industriels ».
On connaît la suite. Des promesses ont été faites aux éleveurs de voir leurs revenus augmenter s’ils augmentaient le nombre de leurs animaux. C’est l’époque où le projet de « ferme des 1000 vaches » a fait beaucoup de bruit.
« Produire plus, s’équiper mieux, et se préparer à voir s’envoler les prix du lait ». Telle était la feuille de route soumise aux éleveurs. C’était sans compter avec la volatilité du marché et les aléas de l’offre et de la demande. C’est là que les producteurs ont connu, pour certains, des chutes spectaculaires des prix. Au sein de l’Union européenne, les écarts pouvaient aller du simple au double avec des prix variant entre 220 euros et 550 euros les 1000 litres.
Lactalis, qui faisait alors partie des 20 leaders mondiaux du secteur, n’a pas tardé à intégrer un cartel pour, en toute illégalité, jouer sur les prix d’achat et de vente. Tant pis pour les éleveurs.