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Nouvelle

Parachutiste de nuit

Accès libre
Mise à jour le 19 septembre 2025
Temps de lecture : 12 minutes

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Nouvelle

Jacques Mondoloni revient avec une nouvelle nouvelle fraîchement écrite. Après l’humour, la truculence, l’imagination anticipatrice des précédents récits ici publiés, sa plume magnifique nous offre à présent un texte nostalgique plein de poésie urbaine.

Parachutiste de nuit par Jacques Mondoloni

Il aimait débarquer dans les villes aux premières heures de la nuit. Il descendait du train, traversait la gare et, à pied, armé d’un simple bagage : un petit sac à dos contenant du linge de rechange, il commençait sa virée. Il allait vers les lumières, explorait les cafés ouverts, buvait les conversations, s’imprégnait des atmosphères et s’épuisait à comprendre le cheminement des rôdeurs et la géographie de la terre étrangère. Au petit jour, après avoir tourné, tourneviré, s’être égaré dans les quartiers, il se répandait sur un banc ou bien allait dormir dans un hôtel, selon la saison.

Ce goût lui venait de l’adolescence et ne l’avait pas quitté. C’était son père qui l’avait encouragé à partir, croyant que les voyages et les dépaysements forment la jeunesse et font oublier l’absence de mère — elle vivait parmi eux dans leur grande maison de Marly, mais elle était paralysée et muette, conséquence d’un accident d’automobile.

Ce n’était pas le dépaysement qui l’avait poussé à partir, encore moins le désir de fuir son père, trop excentrique depuis que sa femme était devenue un légume. C’était l’attirance pour la magie des villes inconnues, la féérie des nuits d’ailleurs et, bien que son père se trompât sur ses motivations, il avait pris son argent et à 16 ans avait commencé à bondir sur la France de cette manière.

— Louis, mon fils chéri, tu fais plus que ton âge, tu es grand, tu es fort : tu n’auras pas d’ennuis, lui avait déclaré son père, ce jour-là, sur le quai de la gare de l’Est, pour se dédouaner.

La première ville sur laquelle Louis avait jeté son dévolu, c’était Strasbourg. Il se souvenait de la volupté qui l’avait enveloppé dès qu’il avait foulé le sol de la gare centrale. Il était près de minuit, c’était l’été, et toute la ville s’adonnait au plaisir de vivre. Les brasseries grognaient d’amour, les terrasses exhalaient des langueurs, et dans les ruelles, on captait la soif de rencontres. Même les groupes de touristes qui arpentaient les canaux de la Petite France ou qui s’agglutinaient devant la cathédrale, encore à cette heure, semblaient saisis par la gourmandise de partager quelque chose avec une autre meute de passage, voire avec les indigènes.

Cette nuit-là pourtant, il avait fait bande à part, refusant de se mêler aux gens, voulant rester un adolescent qui regarde les adultes, un piéton farouche qui prend du bonheur dans la marche, la traversée du troupeau, et l’évitement de ses semblables. Il s’était promené toute la nuit, errant de place en place, écoutant la respiration de la cité, jouissant de l’arrivée du sommeil qui engourdissait les murs de la ville progressivement et amollissait ses nerfs. Il avait été le dernier client d’un restaurant pour noctambules. Il avait assisté à la fermeture d’une boîte de nuit qui déversait de la techno à plein tube. Il avait bordé un clochard qui se recroquevillait dans ses cartons. Et à un moment, il avait été tout seul dans la ville qui coulait dans la pénombre. Le silence dilatait l’espace, on sentait le hasard qui avait accompagné la création du monde, on devinait dans l’ombre le cortège des fantômes de la liberté, et lui qui était vierge, il avait fait l’amour avec le corps de la nuit, une explosion orgastique qui lui avait transpercé le ventre et dont les ondes ne semblaient jamais faiblir. À l’aube, il s’était couché sur l’embarcadère des bateaux-mouches, bercé par les clapotis de « l’Ami Fritz », puis il s’était relevé pour prendre possession de la chambre du Sofitel réservé par son père, comme il lui avait promis avant de partir pour Strasbourg.

Il s’était réveillé vers midi et bien qu’il s’en fût douté, la cité alsacienne ne l’avait plus intéressé. La magie avait disparu. Le jour, le trafic automobile transformait le paysage et, surtout, le travail reprenait ses droits, la nervosité récupérait son terrain. La ville bruissait d’ordres, de commandes, d’obéissance et d’angoisse. Ce n’étaient plus les mêmes hommes, les mêmes sourires d’abandon. Ils n’avaient pas de chaînes, mais ils étaient sous domination. Alors, il était reparti chez lui, près de son père qui l’attendait, à la fois inquiet et fier.

— Ça t’a plu ?

Au début, il lui fallait raconter ce qu’il avait vu car son père avait peur d’entendre, au détour d’une description, que son fils mineur avait été arrêté par la police pour vagabondage ou bien embêté par un fou. Son père avait envie d’être tranquillisé, ayant conscience que la réservation d’une chambre dans un hôtel quatre étoiles ne garantissait pas la sécurité de son enfant. Il est possible d’ailleurs que son père ait songé à engager un détective pour le suivre dans ses pérégrinations. Louis n’avait jamais remarqué personne sur ses talons mais parfois il avait trouvé étrange que son père soit au courant d’un détail qui avait marqué son emploi du temps — c’était la fille de l’accueil, ou le portier de l’hôtel contacté par téléphone, qui lui avait donné ce renseignement, répondait son père, et Louis avait eu l’intelligence de juger cette curiosité normale.

Ce même été, vers la fin août, il avait renouvelé l’expérience. Cette fois, il avait choisi Marseille. Il avait débarqué à la gare Saint-Charles vers onze heures du soir et, ballotté par la foule moite qui le poussait vers les grands escaliers des Marseillaises, il avait défini sa méthode — c’était un atterrissage sur terre au milieu des récifs et des sirènes, un parachutage de nuit. Ensuite, il y avait la dérive, la navigation en solitaire dans la mer humaine, l’abordage des lumières, mais pour jouir de la féerie, recevoir sa dose de magie, il fallait passer par ce parachutage de nuit.

Marseille n’avait pas le charme de Strasbourg mais c’était un port, avec des marins, des poivrots, des bagarres et des odeurs, et cela l’avait comblé. Il avait arpenté les quais, il s’était perdu dans les docks, il avait gravi la petite route d’apparence villageoise qui monte jusqu’à Notre-Dame de la Garde, il avait tourné autour de l’Opéra, croisant des catins et c’est de cette rencontre avec les professionnelles de l’amour qu’il conservera l’habitude de dénicher par lui-même les rues borgnes des quartiers chauds, méprisant pour toujours les tricheurs qui demandent aux chauffeurs de taxi de les y conduire.

À la rentrée de septembre de cette année-là, fort de ses aventures, il s’appela « le parachutiste de nuit » quand il se parlait à lui-même et attendit les prochaines vacances pour sauter sur une ville, sans réelle impatience car il ne détestait pas les études, le programme de première lui convenait et il n’était pas encore un vrai drogué de la nuit urbaine.

Son père lui achetait des guides touristiques, des livres d’images pour stimuler son imagination. Mais il les consultait à peine. Il ne désirait pas programmer à l’avance sa prochaine escapade. Le parachutage de nuit exigeait d’être sur le pied de guerre et de méconnaître la mission. C’était un secret militaire et le délire était entretenu par le mystère de la cible. Le feu vert serait donné par les circonstances, l’état d’urgence dépendrait de son désir car au fond il avait le pouvoir de supprimer l’attente.

À travers ses propositions de voyages, il y avait chez son père une volonté de forcer la chance, une part de jeu. Du reste, il était devenu un joueur par dégoût de son statut de rentier : depuis l’accident de son épouse, il avait dû se mettre en disponibilité pour gérer les retombées financières de la commercialisation du parfum qu’elle avait créé et qu’une grande marque de cosmétiques distribuait avec succès à travers le monde. Les royalties, la vente des brevets, c’était un gros lot dont il profitait mais qu’il avait envie de dépenser. Dans ce but, il fréquentait les casinos, les cercles. Il invitait des types patibulaires dans leur grande maison de Marly pour des parties de poker. Louis entendait dans la nuit souvent le mot « plaque » qui émanait du salon et il n’était pas étonné le lendemain d’apprendre que son père avait été délesté de quelques millions.

Louis se moquait néanmoins de ses fréquentations. Il ne craignait pas de manquer d’argent pour les parachutages et faisait confiance à son père qui lui avait accordé un crédit illimité pour exercer son drôle de sport.

Le premier trimestre de première se déroula sans anicroche. S’il continuait à obtenir de bons résultats scolaires, il aurait son bac de français.

À l’approche des vacances d’hiver, son père lui demanda :

— T’as un projet ?

Louis lui répondit par l’affirmative mais ne lui donna sa destination qu’au dernier moment.

— Je vais à Lille, dit-il, bouclant son sac la veille de Noël.

Aussitôt, son père lui réserva une chambre d’hôtel au Mercure, non sans regretter que son fils n’ait pas eu la délicatesse de fêter le réveillon en sa compagnie.

— C’est comme ça, papa, fit Louis.

Il débarqua à la gare des Flandres par un temps épouvantable. Il pataugea dans la neige fondue, il s’enfonça dans la rue des Tanneurs, il but de la bière blanche aux Brasseurs, suivit des fêtards dans leur soûlographie, assista au manège de bidasses qui se cotisaient pour s’offrir une prostituée. Il resta deux jours à Lille parce que la ville était presque en vacances, l’institution du travail en panne.

Dans la même année, il sauta sur Lyon, Montpellier, s’émerveillant toujours de l’ivresse du parachutage, des mirages de la nuit. À Bordeaux, il se déniaisa avec une fille des rues. À Rennes, il réussit à attirer une jeune femme dans son lit. À Brest, pendant le braquage d’une banque, un voyou lui enfonça le canon de son revolver dans la tempe, une agression qui le vaccina contre la peur une bonne fois pour toutes.

Puis les parachutages s’arrêtèrent car sa mère recouvrait la parole et il la veilla pour ne pas en perdre une bribe. C’étaient hélas la plupart du temps des paroles sans queue ni tête. C’était du bruit que sa mère produisait pour tester sa mécanique. Elle ne cherchait pas un auditeur, encore moins un interlocuteur.

Louis l’écouta cependant, braquant son attention sur cette pauvre bouche bredouillante de peur. Peur qu’on la vole, qu’on vole son invention. Peur également de les laisser, lui et son père, sans ressources, ce qui était plus fort que la peur de la mort. D’ailleurs, lorsqu’elle se douta que son mari flambait, elle supplia son fils de dresser l’inventaire de leurs biens…

Il y eut des alertes, des rémissions. Son état de santé ne s’améliora pas, elle se mit à maigrir. Vers la fin, ses propos étaient plus intelligibles, son élocution plus facile, mais ses confidences correspondaient à son entrée en agonie. Son calvaire dura deux ans.

Louis avait alors près de 19 ans. Il reprit les parachutages. Cette fois, il sauta sur les petites villes de province, des sous-préfectures embrumées, couleur de couvre-feu, assoupies dans la haine de soi. Avec ses allures d’aventurier et grâce à son argent, il connut des femmes à la recherche d’insolite, il joua au barbare qui souille les lits, qui brise les réputations sur son passage. Il tomba même amoureux de la tenancière d’une auberge du Morvan, un soir qu’il était las d’être pris pour un vagabond par les autochtones. Ces bourgs, ces bourgades traversés se transformèrent rapidement en épreuves de séduction. Il fallait montrer patte blanche, hurler avec les loups, c’était désagréable à la longue et il reprit le chemin des grandes villes. Mais pour changer, il arpenta les banlieues, les ZUP blafardes, les zones de délinquance, les villes dites nouvelles, c’est-à-dire sans bistrot. Pourvu d’y passer en coup de vent, elles avaient un charme indéniable et il se dit que personne ne pourrait l’accuser d’être snob.

Par acquit de conscience, il essaya également les parachutages nocturnes sur les villages, les hameaux. Mais pour apprécier la campagne dans cet état, il faut un minimum de lumière. Ce n’était souvent qu’un trou noir, un boyau bouché, un désert de méfiance, une sorte d’occlusion de l’émotion. Se répandre dans les ténèbres des campagnes, c’était chier sans l’étape de la digestion. Bien entendu, il n’y avait aucun train pour s’y rendre, s’y faire conduire en taxi était louche, il devait prendre sa voiture et, pour ces raisons, il détesta la nuit rurale, il perdit confiance en lui.

Pour se réconcilier avec lui-même, il se rabattit sur les capitales européennes. Il renoua avec son moyen de locomotion préféré et prit le train pour Prague, Athènes, Ankara. C’était jouissif de ne pas saisir un traître mot de la langue du pays et d’être au-dessus des dangers à cause des devises qu’il possédait, de leur pouvoir de corruption, de perversion.

À son retour, il découvrit la maison de Marly bouleversée. La gouvernante pleurait, entourée de policiers qui fouillaient partout. Son père avait été retrouvé une balle dans le crâne sur les bords de la Seine. Les enquêteurs lui demandèrent si on lui connaissait des ennemis. Il répondit par la négative mais des joueurs de poker se présentèrent à la porte avec des reconnaissances de dettes astronomiques et Louis se fit une opinion.

Pourtant, d’autres pistes étaient possibles : dans les semaines qui suivirent, des créanciers se manifestèrent et la vérité lui fut révélée : la maison de Marly était hypothéquée, son père devait de l’argent partout. Il s’était ruiné en procès. Louis découvrit que sa mère, avant de mourir, avait réussi à convaincre son père que la grande marque de cosmétiques était coupable d’entente illicite avec des contrefacteurs du sud-est asiatique.

Louis songea alors que son père s’était suicidé, une fin qu’il jugea plus noble. Il lui restait à dilapider ce qui subsistait de la déconfiture familiale pour pratiquer son sport, acheter sa drogue.

Il quitta sa maison après avoir empoché la part qui lui revenait de sa vente aux enchères.

Il s’engouffra dans des trains, sauta sur des villes. Il faillit se marier mais il était impotent du cœur. Ce fut sa dernière chance d’avoir une vie normale.

Maintenant, âgé de 21 ans, sous la lumière crue d’un projecteur de chantier, il attend dans un trou, le corps enveloppé dans du papier journal, que se dresse la ville qui va naître du terrain vague qui l’entoure.

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Jacques Mondoloni est écrivain, considéré comme un maître d’un genre particulièrement difficile : la nouvelle. C’est aussi un ami de Liberté Actus. On se souvient de sa magnifique nouvelle, Rue Aragon, qu’il nous avait offerte. Puis de sa Nuit des longs ciseaux, truculente, un hommage funèbre d’un nouveau geste. Aujourd’hui, avec La Colonie s'ennuie, il renoue avec son amour de l’anticipation.

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