À tous ceux qui ont rendu possible l’odyssée de France Navigation.
La seconde cheminée
Comme j’entrais dans le bureau, un homme grand et massif se leva pour me serrer la main avec chaleur. Être en présence de Maurice Tréand constituait pour moi une surprise mais suscitait aussi une vague inquiétude. L’air de la pièce était bleui par la fumée de cigarettes. Il me fit asseoir et prit place lourdement derrière sa table de travail.
— Alors, c’est toi Georges Le Callec !
J’émis un petit oui, me demandant le motif de cette convocation.
— Tu t’es inscrit pour participer aux Brigades internationales, c’est bien cela ?
— Je n’ai pas de désir plus cher que de lutter contre les fascistes, camarade ! C’est un devoir…
Il m’interrompît d’un geste de la main.
— Je connais ton parcours et ta valeur, précisa-t-il en allumant une Gauloise sur le bout rougeoyant de la précédente. Après avoir retiré un brin de tabac de ses lèvres, tout en clignant des yeux, il poursuivit :
— Tu travailles dans la marine marchande… soutier, c’est cela ?
J’opinai me demandant où il voulait en venir.
— Le Parti a créé une compagnie maritime, France Navigation, afin de déjouer le blocus mis en place par les non-interventionnistes et Franco. Nous avons besoin d’hommes qui connaissent les navires. Nous devons nous assurer qu’ils arrivent à destination, que les hommes d’équipage soient fidèles et que le commandant ne flanche pas. C’est une question politique majeure, une question de sécurité, mais aussi une mission révolutionnaire in-dis-pen-sable ! Il martela chaque syllabe.
— Je comprends, camarade… dis-je impressionné et ne sachant toujours pas où il voulait en venir.
— La fédération du Morbihan pense que tu es un communiste solide, n’ayant pas froid aux yeux. Tu as déjà conduit des luttes sur les ports et il ne faut pas t’en raconter à ce qu’on m’a rapporté.
Je rougis sous les compliments, mais ne dis rien, je sentais au fond de moi que ses éloges serviraient à me faire accepter un nouveau rôle.
— Je te propose de partir en Espagne, mais pas dans les Brigades. Nous avons besoin de toi pour embarquer comme commissaire politique sur un navire, le Ploubazlanec. Il appareille après-demain.
— Cela consiste en quoi ? demandai-je surpris et un peu déçu de ne pas en découdre directement avec les rebelles fascistes.
— Eh bien, certes, il y a le commandant, c’est lui qui décide de la navigation. Mais toi, tu es le responsable politique. Tu juges des choix stratégiques à opérer pour réussir. C’est une tâche de la plus haute importance au service de notre cause et le Komintern nous demande la plus grande vigilance sur cette mission.
Il m’était impossible de refuser, d’ailleurs Tréand me donnait maintenant les précisions, le port de livraison, Santander, le contenu, des armes, canons et des tonnes de munitions pour les combattants du front nord, au Pays Basque, enfin au retour évacuer si possible des réfugiés. Lorsqu’il eut terminé, il se leva. Je compris que l’entretien était clos, je m’apprêtais à sortir. Du haut de ses presque deux mètres, il me posa une large paluche sur l’épaule et me dit :
— Le Parti compte sur toi, camarade Le Callec. Et je sentis que son autre main me glissait un objet froid dans la mienne. Je baissai le regard et vis qu’il me confiait un revolver.
— Tu peux en avoir besoin. Tu sais t’en servir au moins ? Je ne dis rien, c’était la première fois que j’en touchais un. Quelques instants plus tard je me trouvais sur le trottoir, respirant de grandes goulées d’air frais, une poche de mon manteau déformée par le poids de l’arme.
Le lendemain soir au port de La Palice à la Rochelle, je grimpai à bord du Ploubazlanec, un cargo d’une trentaine d’années. Sur le quai le reste d’un calicot affichait en grand « No pasaran ! » Je ne fus pas accueilli à bras ouverts. Un marin, chétif et méfiant, me conduisit à la passerelle afin que je me présente au commandant.
C’était un solide gaillard aux sourcils d’une épaisseur et d’un foisonnement impressionnants.
— Alors c’est vous le subrécargue…
Je n’aimais pas cette appellation, je ne représentais que les intérêts supérieurs du Parti et non ceux d’un armateur quelconque.
— Je suis là pour assurer la sécurité, pour vous épauler…
— Mouais, surtout pour me surveiller, lança le gaillard d’un ton cinglant, tout en me fixant d’un regard d’acier. Enfin, je n’ai pas à discuter les ordres de Paris… Ah, nous avons un problème…
— Lequel ?
— J’ai reçu un télégramme du siège indiquant qu’un navire militaire, l’Almirante Cervera guettait notre arrivée à Santander… Alors nous ne pourrons pas passer. Mais c’est de votre responsabilité… ajouta-t-il perfidement.
— Eh bien, on prend la mer et on avisera ! dis-je un peu rapidement.
Je n’avais pas de cabine et me retrouvais dans l’entrepont arrière sur une couchette libre. La chambrée sentait l’huile, les pieds et une odeur de poussier. Je déposai mon barda et filai au casse-croûte dans le réfectoire situé au-dessus des machines. À mon arrivée, les hommes d’équipage en maillot de corps se turent. Pourtant je les avais entendus discuter avec force et passion. Tous les regards se rivèrent sur moi.
— Salut les gars ! expédiai-je sans que quiconque me réponde.
Je m’installai à une place vide au bout de la table munie de planches de roulis. J’attrapai une assiette et un verre en fer blanc, me servis de vin rouge.
— À la République espagnole !
Machinalement les autres prirent leur gobelet et m’accompagnèrent.
— Alors, c’est toi qui viens nous surveiller ? demanda un petit gars râblé, les cheveux dans tous les sens.
— Je suis là pour la réussite de notre mission, c’est le principal.
— En tout cas, autant te le dire, on n’aime pas les fouineurs.
— Moi non plus, rétorquai-je, je suis là pour la sécurité du navire et pour que notre cargaison arrive à bon port !
Les choses étaient dites. Les hommes reprirent leurs conversations, buvant le coup de temps à autre tandis que j’avalai le rata avec rapidité.
— Le pacha vous demande !
C’était la demi-portion qui m’avait accueilli à mon arrivée. Il devait être de quart.
— Ça commence bien ! Il y a un traître parmi nous ! La TSF vient d’être sabotée !
— Merde ! Je peux aller voir ?
Il m’accompagna. Nous dépassâmes la cheminée, le manchon à charbon, le réfectoire d’où provenaient les rires des matelots pour atteindre le local d’où émergeait un câble reliant l’antenne qui filait de la cheminée vers le montant du mât de charge arrière. Il ouvrit la porte. Tout était bousillé ! Les fils arrachés, les cadrans cassés. Une catastrophe. Le matériel était irréparable.
— J’informe par télégramme le siège, me dit-il pâle comme tout. Je pense qu’il faut attendre le remplacement. Ça règlera le problème du navire ennemi.
Je réfléchis rapidement. S’il y avait un traître, il fallait le démasquer, et plus on restait à quai avec un tel chargement, plus on risquait une intervention des autorités françaises. Il fallait prendre une décision, elle m’incombait.
— Nous partons immédiatement, donnez les ordres ! Et je veux voir tous les membres d’équipage dans la chambre des cartes pour les interroger.
— On ne peut pas prendre le risque de naviguer sans radio !
— Avant on naviguait ainsi. Rester ici ne règlera rien et nous prenons trop de risques. On jette les amarres, c’est un ordre ! ordonnai-je avec le maximum d’assurance.
Je m’installai, pris une chaise et demandai au pacha de faire venir le radio.
— J’ai quitté le local avec Momo, qui est venu me chercher pour aller grailler, annonça le bonhomme, casquette de traviole sur le crâne et clope au bec.
— Qui est Momo ?
— Le bosco.
Le radio lorgnait le revolver que j’avais posé à dessein sur une carte afin d’impressionner les gars. Ce n’était pas la peine d’aller plus avant dans l’interrogatoire, il fallait que le Momo confirme ces dires.
— Quand je suis passé le prendre, tout était en ordre, il était 19 heures et nous sommes descendus ensemble retrouver tous les autres. C’est là que vous nous avez rejoints me déclara le bosco, un rouquin au visage couvert de tâche de son et d’une barbe bien taillée.
— Tout le monde était là ?
— Oui, sauf l’homme de quart et le commandant.
Donc selon le bosco, il ne restait plus que le pacha ou le type qui m’avait accueilli pour commettre le sabotage. Je fis demander celui-ci. Tous l’appelaient Nanar, j’en déduisis qu’il se prénommait Bernard. Un visage taillé au couteau, un regard sombre et une tête qui ne paraissait pas faite pour un si petit corps.
— Tu le sais, le navire a fait l’objet d’un acte très grave, un sabotage. Je cherche le coupable. Peux-tu me dire où tu étais à partir de 19 heures ?
— Parce que vous pensez que je suis un salopard de traître, c’est cela ?
— J’interroge tout le monde.
— Ouais, eh bien vous feriez mieux de demander au Boche. Il n’y a que des mecs comme ça pour faire des coups tordus !
— Pour l’instant, c’est à toi que je demande ce que tu foutais à partir de 19 heures.
— Est-ce que j’sais moi ? J’étais de quart. J’vous ai vu arriver, suis resté avec le pacha, suis passé voir Momo, l’était pas là, après suis resté à la timonerie.
Je le laissai filer, et me promis de garder un œil sur lui.
— Commandant, qui est ce Boche dont Nanar vient de me parler ?
— Ah, je l’avais oublié, il doit cuver dans la salle des machines… Venez avec moi.
Effectivement, le chauffeur ronflait recroquevillé sur une couverture dans un angle de la salle où il faisait très chaud. Les foyers envoyaient des lueurs orangées dans toute la pièce, allongeant les ombres. On le secoua et il finit par émerger.
— Karl, on appareille, il faut charger les chaudières ! cria le pacha, lorsque l’autre ouvrit un œil injecté de sang. Il se leva avec difficulté, et quelques instants après, comme de rien, il expédiait des pelletées de charbon dans les foyers. Il était massif, grand, et d’après ce que l’on pouvait deviner, malgré la crasse de ses cheveux, blond.
Je jugeai inutile de le questionner et le laissai à sa besogne.
En remontant avec le commandant, je lui fis part de mes interrogations, personne ne semblait avoir matériellement pu détruire la radio.
— Je suis sûr de mes gars, mais j’avoue être inquiet, me confia-t-il.
Je restai perplexe et assistai aux manœuvres d’appareillage. Une heure plus tard, agrippé au bastingage, la proue fendant les eaux, mon regard se perdait dans les flots moussus.
Les machines cognaient, l’air chargé d’embruns trempait tout. Le sabotage, le navire fasciste, je me perdais en conjectures, ne sachant que faire. Pourtant il me fallait agir vite, prendre la bonne décision car d’ici le surlendemain nous serions en vue des côtes espagnoles. Je quittai l’avant du Ploubazlanec et glissai vers l’arrière. En passant devant la cabine radio, je vis l’officier trifouillant les fils, décortiquant les pièces.
— Alors ? demandai-je
— C’est vraiment foutu, mais je tente de voir ce qui est récupérable, on sait jamais…
Je le laissai à l’œuvre et descendis à la chaufferie. La chaleur me prit à la gorge, une chaleur épaisse, sèche, qui assommait. Karl manœuvrait des vannes, les foyers ronflaient.
— Alors ça va ? demandai-je.
— Oui, la pression est bonne, on file avec ça !
Je remarquai son torse, bardé de cicatrices, comme le dos.
— La guerre ?
— Non, les nazis !
Je pris la remarque en pleine figure, voyant pour la première fois, ce que nous dénoncions à longueur de tracts et de discours : la violence fasciste. Cela me troubla, me gêna comme si j’avais violé son intimité. Je changeai de conversation :
— Où est le second chauffeur ?
— Parti graisser l’arbre de transmission, le mécanicien le lui a demandé. D’ailleurs, il devrait déjà être là.
Je décidai de partir à sa recherche, toute anomalie me devenant suspecte. Tandis que Karl prenait le relevé de bord afin de noter la pression, je me glissai vers l’arrière et longeai l’arbre de transmission dans son tunnel. Il tournait, propulsant le bateau. Au fond, j’aperçus dans la pénombre comme un gros tas de linge. Je m’approchai, intrigué de cette présence incongrue. Ce n’est qu’à quelques pas que je compris qu’il s’agissait d’un corps, celui du second soutier. Je me penchai vers lui, inquiet, le cœur serré. Il vivait, mais il avait une plaie à la nuque, il saignait. Avec mon mouchoir, je l’essuyai, il ouvrit les yeux. C’est alors que, dans mon dos, un bruit métallique me fit sursauter. Je me tournai et entrevis une ombre penchée au-dessus d’un collier de maintien de l’arbre !
— Holà ! Qu’est-ce que vous foutez ? hurlai-je.
Le type se redressa, une clef anglaise d’une main et une boîte de l’autre. Je me précipitai à sa rencontre. Je le vis lever son arme, prêt à m’en filer un méchant coup. Il s’avança, menaçant, je sentis mes poils se hérisser comme un chat s’ébouriffe. Alors que je m’apprêtai à l’attraper par le col, il abattit l’outil. Je fis un bond de côté, esquivai, mais il me toucha à la hanche. La douleur me fit crier, tandis que mon poing s’abattait sur lui mais sans toute la force nécessaire. Je me remis d’aplomb. Il m’expédia la potée émeri. Je la reçus en pleine poitrine. Le gaillard s’approcha de moi, menaçant. J’eus alors la présence d’esprit de sortir mon arme. Il brandit la sienne prêt à me fracasser le crâne. J’appuyai sur la détente, mais rien ne se produisit, j’avais ignoré le cran de sûreté. Alors, en un éclair, je lui lançai en pleine figure le revolver tout en glissant de côté afin d’échapper au coup fatal. Il reçut le projectile en plein œil, vacilla, lâcha l’engin. Il s’enfuit vers la chaufferie. J’appelai Karl, en vain, ma voix étant couverte par les bruits des pistons, de la vapeur, des vagues, des échos dans cet univers métallique. Je le poursuivis. Il arriva près d’une porte, fit volte-face et me balança un direct. Je basculai à la renverse. Ma tête heurta le sol. Mes rétines s’imprégnèrent d’une flopée d’étoiles, puis plus rien. Je m’étais évanoui.
— Il revient à lui, fut la première phrase que j’entendis. Le commandant était à mes côtés, et me tamponnait le front d’un linge humide. Ma tête bourdonnait, j’avais la nausée. Je fus pris d’un haut-le-cœur. Je crachai un peu de bile et de sang, puis tentai de me remettre d’aplomb avec l’aide du pacha et de Karl.
— Il y a un saboteur à bord… bredouillai-je.
— Il y avait, m’indiqua le commandant en clignant de l’œil.
— Ah. Mais comment ?...
— Karl a attrapé le clandestin et lui a foutu une sacrée rouste. Avec mon accord nous l’avons foutu à la baille !
— Un bandit de moins ! lança le géant, fier de lui.
— On va vous porter sur votre couchette. En tout cas, bravo, nous sommes tous rassurés.
— Et l’autre chauffeur ?
— Il va mieux ! Les marins ont la tête dure.
Quelques instants plus tard, je sombrai dans un profond sommeil aidé en cela par un coup de rhum à faire frémir le gosier d’un pendu.
Le soleil était à son zénith, je transpirais comme un bœuf, lorsque j’ouvris les yeux, un sale goût de sang mêlé à des relents de rhum dans la bouche. Réalisant que nous avions débusqué le saboteur, je me laissai aller, la tête enfoncée dans l’oreiller aux odeurs de transpiration. Soudain, je me dressai manquant de peu de me cogner à la couchette supérieure :
— L’Almirante Cervera !
Je venais de me souvenir que le navire fasciste nous guettait au large de Santander ! Que pouvions-nous faire pour éviter que ce bateau de guerre nous envoie par le fond ? Une sueur soudaine me trempa le visage. Quelques minutes plus tard, j’entrai sur la passerelle où le pacha lorgnait d’un œil vague les immensités pélagiques.
— Alors ça va mieux, mon gars ? lança-t-il m’apercevant.
— Oui, commandant. Où sommes-nous ?
— À environ 150 milles des côtes…
— Je peux jeter un œil ?
Sans un mot, il pivota et entrant dans la cabine qui tenait lieu de chambre des cartes. Il pointa une règle Cras sur l’endroit où nous devions être.
— Et l’Almirante Cervera ? demandai-je ?
— Ah ! Quand même vous vous posez enfin la bonne question. Eh bien, mon cher, ce foutu salopard doit nous attendre à 5-6 milles de la passe de Santander afin d’esquiver les canons républicains et suffisamment près pour ne pas nous louper. Il doit croiser ou mouiller au large de ces deux petits îlots. Il les indiqua du doigt.
— Impossible donc de lui échapper ?
— Ça… D’autant qu’avec son livre de silhouettes, il sait parfaitement à quoi nous ressemblons. Si c’est nous qu’il veut, comme la présence du saboteur semble le confirmer, alors nous ne pourrons pas lui échapper !
— Nous ne pouvons pas décharger ailleurs ?
— Non…
— Passer de nuit ?
— Il nous chopera quand même…
Je quittai le commandant sans savoir que faire. Nous étions dans de beaux draps. Ma première mission se solderait par un échec. Risquer la prison ou la mort pour rien ! J’enrageai ! Une catastrophe ! Piteux, je décidai d’aller manger un morceau.
Le frichti était copieux, les hommes relevés du quart me regardaient maintenant avec sympathie et m’appelaient « commissaire », ce qui me faisait sourire. Le cuistot pour me faire plaisir m’apporta une bouteille de vin, ça changeait de la dame-jeanne ! Pour le remercier, je claquai ma langue et déclarai avec un plaisir non feint :
— Fameux celui-ci, merci !
— Commissaire, c’est une blague, il me restait ce litron et j’y ai transvasé la piquette. L’aspect change beaucoup de choses…
Et tous les gars de piquer un fou rire, et moi un fard. Pourtant je le trouvai meilleur ce pinard… Soudain, je bondis de mon siège et courus comme un dératé vers la passerelle. Je trouvai le commandant, dont les sourcils accentuaient l’air préoccupé. Je lui lançai en pleine figure.
— On transforme le Ploubazlanec !
— Comment ça ?
— On le maquille, on modifie son aspect, on ajoute une cheminée, que sais-je, ainsi on présentera une autre silhouette…
— Une cheminée ! Bravo mon gars, félicitations.
— Vous remercierez le cuistot !
Le bosco fut appelé. Il arriva ventre à terre.
— Tu vas mettre sur la claire-voie entre la TSF et le manchon à charbon tout ce que tu peux trouver de toiles, de bouts de bois et de peinture. On va fabriquer une deuxième cheminée.
Sa mine s’assombrissait au fur et à mesure de la commande, mais s’illumina à la fin. Il avait tout compris. Il convoqua tous les gars possibles et on les vit passer avec des bastaings, des planches, de lourdes toiles rugueuses, de gros pots de peinture. À la nuit tombante, marteaux, scies et burins, cloutaient, entaillaient et ajustaient dans une belle ambiance. Personne ne barguignait.
On retira de la vraie cheminée l’emblème de la compagnie, le ɸ grec et on débaptisa le navire à grands coups de pinceau. Il fut affublé d’un Pancho villa et d’un pavillon mexicain. Sur le coup de 2 heures du matin, tout était prêt. Simplement, il fallait que nous nous présentions de profil car le leurre n’était qu’une plaque sans relief. Certes des filins, un faux sifflet étaient montés, mais de face on voyait le subterfuge. L’idéal était d’arriver à l’aube naissante.
Le commandant fit forcer les machines. Le navire vibrait. À l’heure où la brume matinale se lève et mouille tout, nous étions en vue des côtes. Restait à trouver l’Almirante Cervera. L’euphorie laissait place à l’angoisse. Je n’en menais pas large ! Le commandant guettait avec ses jumelles, penché en avant comme pour raccourcir la distance.
— Là, à tribord ! hurla-t-il.
Je scrutai et vis l’ennemi légèrement à l’ouest de la passe.
— Barre à gauche, toute ! Puis il attrapa le chadburn et le positionna sur « lent ».
— Pourquoi réduisez-vous la vitesse ? C’est dangereux, demandai-je.
— L’inverse, mon gars, s’il constate que nous sommes pressés, il s’interrogera. En ralentissant et présentant longuement notre nouveau profil, il ne devrait pas bouger.
Tout était d’un gris verdâtre, le littoral, la mer, le ciel, les filaments de brouillard et la silhouette menaçante. On faisait semblant de vaquer à des tâches pour donner le change. On se paya le luxe d’envoyer un coup de corne de brume pour avertir de notre arrivée. Lentement, nous passions devant l’ennemi et glissions vers le port.
L’Almirante Cervera nous laissa passer !
Deux heures plus tard aux accents d’une Internationale jouée par un orchestre de village, nous lancions les amarres. Les Républicains étaient sidérés de notre audace et fous de joie que nous ayons pu berner les factieux.
Lorsque nous rencontrâmes les autorités autour d’un verre, le maire de Santander déclara dans un mauvais français au commandant :
— Pour le retour, on vous demande d’emmener en France cinq cents enfants qui sont réfugiés à l’hôtel Royal.
— Notre navire n’est pas conçu pour cela ! répondit-il tout en m’examinant du coin de l’œil.
Regardant le pacha, je lançai à l’élu :
— On aménagera le cargo et on embarquera les gosses avec grand plaisir !