Dans la limite des places disponibles
Il en aurait pleuré de rage.
Rarement Christian ne s’était senti autant humilié. Un petit trou du cul à nœud papillon, qui aurait pu être son fils, venait de lui asséner qu’à cinquante-deux ans il ne valait plus tripette sur le marché du travail.
La porte de France Travail n’eût pas été automatique, il aurait adoré la claquer pour faire trembler les murs de cette « administration piège à cons ». Il se soulagea en tirant le penalty du siècle qui transforma la corbeille à papier en objet volant parfaitement identifié.
Deux ans que la boîte était fermée pour cause de délocalisation vers une république baltique dont Christian refusait de mémoriser le nom. Estonie, Lituanie ou Lettonie, pour lui c’était du pareil au même : de nouveaux Eldorados pour patrons voyous. Deux cents types comme lui, jetés sur le carreau de l’économie de marché triomphante, n’avaient pas ému les petits porteurs plus prompts à valoriser leurs dividendes qu’à sortir un mouchoir. Fût-il en papier. Et jetable. Comme lui.
La portière de sa vieille Renault rouillée fit les frais de sa rage. Il lui fallait claquer une porte, ce fut fait. La R-18 vibra. Magnitude 8,5 sur l’échelle de Richter de la colère.
Christian resta un long moment avant de tourner la clé dans le Neiman. Que deviendrait-il ? À qui transmettre son savoir-faire de chaudronnier ? À quoi allait-il passer ses journées dorénavant ? Il se sentait pourtant assez gaillard pour bosser... Des semaines à ressasser les mêmes tourments, tantôt piteux et tantôt accusant le système qui l’avait rendu dépendant de la solidarité nationale. Il détestait. Lui qui avait toujours trimé, avec la certitude inaltérable de contribuer au développement du pays, qui avait cotisé tant et plus, se haïssait de passer pour un mendiant à ses propres yeux. Hélène pouvait bien argumenter sur les droits acquis, héritage des luttes de nos anciens, rien ne parvenait à atténuer ce sentiment de culpabilité qui le mettait hors de lui.
L’autoradio, en permanence branché sur France Musique, se mit en marche dès le premier toussotement poussif de la vieille mécanique. Trois fois le tour du compteur tout de même. Aussitôt, le Double concerto de Telemann envahit l’habitacle, plongeant instantanément Christian dans un bain de sérénité.
Après les secondes de respiration qui succédèrent au point d’orgue, la présentatrice reprit l’antenne pour annoncer, d’une voix éthérée, l’enregistrement public de la prochaine émission. On y accueillerait le grand violoniste russe Helguerov. Entrée libre et gratuite, dans la limite des places disponibles. La virtuosité d’Helguerov n’était pas une légende, elle envoûtait Christian depuis des années. Il se promit d’assister à cette émission. Après tout, rien d’autre n’accaparait plus ses journées.
L’horaire inhabituel pour un concert (quinze heures) n’entama pas la détermination des mélomanes. Le studio 105 de la maison de Radio France affichait presque complet. L’hôtesse d’accueil s’était aussi chargée des entrées et du placement des spectateurs une bonne trentaine de minutes avant l’heure placardée dans le grand hall de la rue Cognacq-Jay. Christian bénéficia d’une place de choix : quatrième rang face. Il mit à profit cette demi-heure pour se gaver des images pantomimiques et des conversations de ses contemporains. Parenthèse people et paillettes dans son périple touristique et parisien, une classe d’un lycée de province assurait la fonction rajeunissement de l’assemblée, tant la moyenne d’âge s’affichait plutôt grisonnante. Une discussion, juste derrière lui, attira son attention. Deux vieilles pies se chamaillaient comme des gamines de maternelles. Leur désaccord portait sur la façon dont l’animatrice de l’émission considérait, ou pas, les spectateurs installés dans la salle. Selon l’une, Patricia Robin était plus « pro » qu’Evelyne Coupry, sa rivale d’une chaîne concurrente. La seconde pie décréta que Patricia était mieux à la télé qu’en vrai, sans maquillage pour cacher les rides, et patati et patata.
Il apprit deux choses à cette occasion : le multipartisme des animateurs radios et télés, un jour ici, un jour ailleurs ; puis le nomadisme des participants aux enregistrements publics. Certains font figure d’aficionados, ne ratent jamais leur émission fétiche, d’autres se promènent d’un plateau à l’autre. Ils connaissent par cœur la carte des studios de Paris et banlieue réunis, ils sont reconnus des agents d’accueil et même parfois des présentateurs. Consécration ultime.
Les musiciens commençaient à s’installer un à un. Les tenues dépareillées prouvaient que l’on enregistrait bien pour la radio. Cette décontraction, ce stress en moins auraient-ils une influence bénéfique sur leur façon d’interpréter le cultissime concerto de Brahms ? Le premier violon proposa son la et tous ses collègues s’y accordèrent.
Christian n’en revenait pas de son audace : il était bien là ! Ainsi, il était capable de quitter les sentiers battus. En fait, il s’étonnait de sa facilité à simuler, lui qui n’était que droiture.
— Dans quelques minutes, la star du Stradivarius fera son entrée, expliqua Patricia Robin à l’auditoire, une poignée de fiches bristol en main et un casque audio autour du cou. À partir de ce moment-là, nous enregistrons dans les conditions du direct, je vous demanderais donc le plus grand silence, car il n’y aura pas de seconde prise.
Elle se dirigea vers une petite table sur le côté, s’assit sur le fauteuil recouvert de tissu ocre, positionna correctement le casque sur ses deux oreilles, pointa un index ferme vers la régie. Un écriteau lumineux afficha « on air ». Plus une mouche n’aurait osé voler et troubler l’ordonnancement de cette paix provisoire. Patricia Robin lança sa célèbre formule « Amis mélomanes, bien le bonjour ! » Elle rappela quelques éléments historiques sur Brahms et le contexte dans lequel il avait composé ce fameux concerto. Elle fit ensuite le panégyrique de la vedette qu’elle s’apprêtait à accueillir sur le plateau. Helguerov arriva, violon dans la main gauche et archet dans la droite. Le public se leva pour applaudir. Christian était ému au-delà de toute retenue. Pourrait-il un jour raconter cet instant magique à Hélène ?
Tout naturellement le calme revint, le soliste salua le chef d’orchestre, qui lui rendit son signe de tête. Helguerov se tourna vers les spectateurs, se cala fermement là où les ingénieurs du son avaient marqué une croix blanche afin d’obtenir le meilleur rendu sur les consoles de mixage. Il ferma les yeux pour se concentrer tandis que le chef fédérait l’attention de son ensemble d’un geste large. Il leva sa baguette et… C’était parti pour une heure de musique.
Parfaitement briefés, aucun des lycéens n’applaudit à l’issue du premier mouvement. Une convention que Christian ne comprenait pas. Cette espèce de componction oblige à ne manifester aucun sentiment avant la fin complète de l’œuvre. Cette manie l’exaspérait. Combien de fois s’était-il retenu pour ne pas laisser exploser son enthousiasme entre deux mouvements ? Il se souvenait du regard courroucé de ses voisins de banc à Saint-Eustache à l’occasion d’un Requiem de Mozart mémorable, lorsqu’il s’était laissé aller à battre des mains. Rouge de confusion, il avait aussitôt cessé. Des années plus tard, il ressentait encore le goût amer de cette frustration.
Helguerov fut comme il se l’était imaginé : impérial. Il survolait l’orchestre, léger ou grave selon le rythme de la partition. Christian exultait, même si, par deux fois durant le concert, sa mauvaise conscience le ramena quelques furtives secondes au damier jaune et gris du tableau des petites annonces de France Travail, comme pour lui signifier l’intense combat interne auquel se livraient, à son insu, la détermination et le renoncement. Christian était envoûté, les yeux humides à certains passages et le cœur chamadant aux moments héroïques. Au point d’orgue, il était en nage. Presque autant que son idole.
Il mit quelques minutes avant de reprendre pied dans la réalité, se leva, prit son blouson et se dirigea vers la sortie. Un rapide balayage du public qui, comme lui, descendait les marches vers l’extérieur, le troubla. Il constata être le seul… à être seul. Outre les deux vieilles jacassantes assises derrière lui, chacun était venu avec sa chacune, en groupe ou copain-copine.
Que faisait-il ici, le cul calé dans de la ouate climatisée, alors qu’il était censé consulter les annonces, rédiger des lettres de motivation, arpenter les zones industrielles ?
— Je suis claqué, dit-il à Hélène qui lui proposa un petit apéritif vespéral comme remontant.
— Raconte comment cela s’est passé.
— Bof ! Comme tous les entretiens d’embauche. « On vous écrira ».
Christian s’en voulait à mort de mentir. Il se sentait au bout du rouleau et cette parenthèse Helguerov lui avait permis de ne penser à rien d’autre au moins quelques instants. Car elles étaient aussi envahissantes que lugubres ses pensées depuis la fin du taux maximal de ses indemnités. Les dîners avec sa bande de copains s’espaçaient de plus en plus. Il faut avouer que prétendre que « tout va bien » à ses amis, alors que ce n’est visiblement pas le cas, met tout le monde mal à l’aise. La personne qui profère ces énormités, en premier lieu, mais aussi les convives incrédules ne souhaitant pas en rajouter.
Depuis le départ des enfants de la maison, il se retrouve seul à ressasser son passé glorieux de salarié modèle et de syndicaliste respecté, y compris des patrons. Seraient-ils partis tout de même s’il était resté le type sympa, ouvert et gai qu’ils avaient toujours connu ? Évidemment oui, se répondit-il, il faut bien que chacun trace son propre chemin un jour ou l’autre. Mais il s’angoissait d’imaginer son image paternelle écornée par ce déplorable épisode. Heureusement, le soir, Hélène rentre du travail et il peut faire semblant. Car elle bosse encore, elle ! Combien de temps supporterait-elle cette apparente oisiveté ? Oh, ça… Elle ne l’accable pas. Justement, elle ne dit rien. Ce qui lui est encore plus insupportable. Christian ne parvient pas à la croire si sereine, malgré les allures qu’elle se donne.
Deux semaines suffirent à Christian pour basculer du côté obscur, courant d’un enregistrement à l’autre, direct ou différé. Les labyrinthes des plateaux de la Plaine-Saint-Denis n’avaient plus de secret pour lui, pas plus que les studios de Saint-Cloud ou ceux de Bry-sur-Marne… Il s’ennuyait rarement, s’amusait parfois, se prenait au jeu souvent. Il découvrait un univers fragile et rassurant à la fois, insouciant et professionnel, tendu et décontracté, proche et distant. À l’image des contradictions de son existence dont il peinait à tenir tous les bouts.
Ce monde de paillettes et de faux semblants l’exaspérait au plus haut point mais, paradoxalement, il en était totalement accro. Pourquoi ne parvenait-il pas à calquer sa vie sur ces modèles-là ? Pourquoi n’entendait-il jamais de rires préenregistrés venir ponctuer une banalité dans sa conversation ? Pourquoi personne ne pensait à le tirer d’une situation embarrassante d’un coup de « Magnéto, Serge » ? Pourquoi ne pouvait-il pas demander l’avis du public puisque, après tout, il n’avait plus prise sur sa propre vie, que d’autres décidaient pour lui ?
C’est un jour d’enregistrement de N’oubliez pas les paroles que ses fulgurances lui apparurent. Pour ne plus le lâcher.
Le réalisateur organisa son petit monde, fit séparer les candidats anxieux et intimidés des simples spectateurs ; vérifia le son, les lumières ; procéda aux essais caméra ; expliqua à tous le déroulement de la journée. Puis Nagui fit son entrée, affable, serra des mains, signa des autographes. Abordable. Les prises pouvaient débuter.
Le studio était si petit que Christian esquissa un fin sourire lorsque le présentateur vedette fit mine de sautiller pour accéder à son pupitre, comme s’il arrivait du Diable Vauvert, alors qu’il venait de marcher cinq pas. Mensonge ici encore.
À la fin de la partie, le vainqueur avait gagné les 20 000 euros en jeu, et Nagui lança « Bravo, et à demain pour un nouveau numéro de N’oubliez pas les paroles… » Le « lendemain » s’enregistra dans la foulée. Il était 11 heures, le gagnant endossa un nouveau costume. La production avait demandé à chaque candidat d’apporter cinq tenues vestimentaires différentes, au cas où ils parviendraient à enquiller cinq victoires successives…
Le candidat, soudainement moins crispé, raconta comment « il avait passé la soirée de la veille », suite à sa réussite de « la veille ». Mensonge toujours.
— Pas mal, se dit Christian néo spécialiste du mensonge, le baratin est crédible.
Nagui reprit la main, sur des considérations climatiques : le froid qui commençait à engourdir les villes, les décorations de Noël qui réchauffaient les cœurs… Tout ce qu’il fallait pour l’ambiance, alors que nous étions seulement début octobre. Le programme était prévu pour être diffusé deux mois plus tard.
Deux jours après N’oubliez pas les paroles, Christian participa à l’enregistrement de la super production variétés du réveillon de la Saint-Sylvestre. Tous les invités portaient tenue de soirée et nœud papillon pour les hommes, souhaitant tant et plus aux uns et aux autres pour l’année qui allait s’ouvrir. Puis, un brin solennel, Drucker fit taire l’assistance. On s’approchait de l’heure fatidique… « Allez, tous ensemble : douze, onze, dix… » Et tout à coup une musique ostensiblement joyeuse envahit l’espace, une pluie de confettis multicolores s’abattit sur les spectateurs, on s’embrassa, on se congratula…
C’était beau ce réveillon ! À ce détail près : nous étions le 8 octobre, à 16 h 30, et dehors l’été indien incitait à ressortir chemisettes et tenues légères. Mensonge, tricherie, artifice, mystification et fable… Le parallèle avec sa propre existence saisit Christian à la gorge. Il manqua s’étrangler du manque d’air dans les poumons. Il lui fallait consulter. Demain. Ah, non, demain il était au Masque et la plume sur France Inter… Le médecin attendrait.
Autant dans l’émission de jeu, le public est hors champ, invisible à l’écran, autant là, il lui avait fallu applaudir, rire, danser, être heureux.
Son existence, ses certitudes partaient en lambeaux et lui « il faisait le con à se trémousser dans un univers de carton-pâte… Le monde est factice, ma propre vie est une supercherie. Tout sonne faux ! Ma pauvre Hélène, si tu me voyais… »
Or, justement, Hélène allait le voir. Ce serait le dérapage vers la descente aux enfers de Christian. Inexorable, car aucune branche sauvage ne jaillirait du précipice des idées noires pour freiner sa chute. Impitoyable, parce qu’aucune autre solution ne s’offrirait à lui.
L’émission était une caricature de ce que la télévision pouvait produire de plus veule. Les invités bavassaient sur le pourquoi et le comment ils avaient fait le choix d’être ceci ou cela, de s’habiller comme ci ou comme ça… Mais il n’y avait jamais eu de thème « je suis un gros con et c’est mon choix ». Ces confidences pour psy de douzième zone étaient censées intéresser la France entière. Une sorte de miroir sociétal dérisoire et pitoyable. Pire ! Une spectatrice assidue des séances d’enregistrement était carrément devenue une vedette nationale : Jackie de la Queue-en-Brie ! La présentatrice s’en était fait une sorte de faire-valoir, jouant le rôle du « bon sens populaire » à qui l’on demandait son avis, que l’on invitait à questionner les invités, à traquer leurs éventuelles contradictions et, fin du fin : porter un jugement ! Démagogie à l’état brut. Jackie ne ratait jamais un enregistrement. Et tout naturellement la production l’avait repérée. Il faut bien l’avouer, son apparition ponctuait l’émission d’un vrai-faux air de spontanéité.
— Regarde, regarde ! hurla Hélène à son mari. Deux rangs derrière la grosse en rouge, le type…
— Quel type ? s’étrangla Christian.
— Le type avec la veste marron, on dirait toi.
Ses jambes peinaient à le maintenir debout. Le sol sembla se dérober sous lui. Son rythme cardiaque bondit dans tous les sens, exactement comme ces petits ballons multicolores qui dansent dans les cages des stands de tir de la fête foraine, dans l’illusion d’échapper au plomb. Il allait mourir.
— Ah bon ! fit mine de s’intéresser Christian. Tu crois ? Ah oui, il y a de ça.
— Dommage que la présentatrice reste devant à interroger l’autre abrutie de Jackie, renchérit Hélène. Sinon on verrait mieux… Qu’est-ce qu’ils ont l’air coincés, tous ces pauvres gens. Ils doivent, au moins, s’emmerder à deux euros de l’heure pour passer leur temps à ces conneries… Ils n’ont que ça à faire de leur journée ? Eh bien, je les plains. Peuvent pas aller dans des émissions intelligentes ? Tant qu’à faire.
Christian transpirait, le regard livide. Hélène avait raison, bien sûr. Comme d’habitude. Pourquoi participer à ces mascarades ? Est-ce seulement pour passer deux heures d’une existence creuse ? Pas question de lui avouer qu’il était bien le type à la veste marron. Tout ça à cause de cette Jackie, toujours là à faire son intéressante, à pérorer sur le sujet du jour, à se la péter « théoricienne du quotidien ». Là aussi, même dans le préfabriqué, on reproduit les règles et les codes de la domination. Il existe une espèce de hiérarchie, un système de caste, avec ses exclus…
Y avait-il d’autres émissions où il risquait d’apparaître à l’écran, même de trois-quarts, même en silhouette ? Il aurait dû se contenter de la radio. Vite, vite… un effort de mémoire. Sûr qu’il y en avait encore deux ou trois avec la Jackie de La-Queue-en-Brie… Sûr aussi que le réveillon le montrerait, à s’amuser comme un petit fou. Un singe savant ! Voilà ce qu’il devenait, chaque jour un peu plus. Un animal bien dressé qui n’avait même plus besoin des panneaux « applaudir », « se lever » pour s’exécuter. Dans quelle galère s’était-il fourré ?
Les conditions tragiques de la mort de Jackie de La-Queue-en-Brie firent la une des journaux.
Véronique, sa fille aînée, lui rendait une petite visite chaque mercredi après-midi, histoire de papoter en attendant la fin du cours de danse de sa petite dernière. Elle avait découvert Jackie, assise bien droite dans son rocking-chair. Le courant d’air provoqué par l’arrivée de Véronique fit osciller faiblement le fauteuil. Jackie y était solidement saucissonnée, ses vêtements étaient en charpie, des dizaines de plaies béantes la vidaient de son sang. Le parquet en était inondé. Ses yeux révulsés contemplaient le plafond nu. Une énorme boule de papier glacé lui avait été enfoncée dans la bouche. L’enquête révéla qu’il s’agissait d’un programme télé datant de l’avant-veille où, justement, un long article retraçait l’étonnant parcours télévisuel de la « fameuse Jackie-de-la-Queue-en-Brie ».
Le contenu du press-book de Jackie, plein comme un œuf d’articles consacrés à son épopée, de photos de studios ou amateurs, d’autographes des stars côtoyées… avait été soigneusement dispersé autour du cadavre, punaisés aux murs, scotchés sur les étagères… Mais tous ces documents, sans exception aucune, étaient déchirés, puis réunis tels des pièces d’un puzzle macabre.
Faute d’empreinte et de trace ADN à exploiter, la police conclut à un drame de la jalousie d’un voisinage prodigieusement agacé par la soudaine célébrité de Jackie. Jusqu’au crime. Décidément la télé rendait dingue !
En son temps, Andy Warhol l’avait superbement théorisé : grâce à la télévision, tout le monde aurait droit à son quart d’heure de gloire.
Or, Christian voulait tout, sauf la gloire. Même ce furtif et foutu quart d’heure, il le redoutait. Ces épisodes représentaient sa toute petite part d’intimité préservée dans ce monde de chômage, où la personne est transparente. Sa vie est étalée au grand jour, son parcours professionnel disséqué, ses compétences analysées, mesurées… À l’aune de quels critères ? Mystères des conseillers en orientation. Le chômeur n’est plus un homme libre. Il lui faut justifier de tout : combien de CV envoyés ? Combien d’entretiens réalisés ? Pour la moindre chose, on lui demande « d’écrire un projet », or de projet il n’en a évidemment qu’un seul : trouver un boulot. Un comble : il devient le coupable seul et unique de sa situation. Pas capable de se former à un nouveau métier… Pas assez audacieux pour déménager vers un bassin d’emploi plus prospère… Un assisté, quoi !
Alors qu’au moins, il puisse se ménager ces rares instants de suspension où la vie, la vraie vie, cette salope de vraie vie, lui fout un peu la paix. Elle se rappellerait bien assez tôt à son bon souvenir.
Bien que passionné par l’actualité depuis l’adolescence, il désertait désormais le Journal de 20 heures et n’achetait même plus son quotidien. La vie des autres, le fonctionnement du monde, ne l’intéressaient plus. Seul son statut de demandeur d’emploi, de précaire, l’obsédait. À égalité d’importance avec son nouveau passe-temps clandestin : les enregistrements d’émissions. S’il ne pigeait plus rien aux questions économiques et s’il se perdait dans le labyrinthe des démarches administratives pour faire valoir ce qu’il lui restait de droits, ici au moins, les règles du jeu étaient limpides : « tu viens, tu t’installes, tu applaudis lorsqu’on te le demande, c’est libre, c’est gratuit… mais dans la limite des places disponibles ».
Les flics ne relièrent pas immédiatement l’assassinat de Jackie de la Queue-en-Brie avec les événements qui entourèrent la société DMD, la maison de production de Michel Drucker.
Tout d’abord, les locaux, pourtant sous alarme, avaient été cambriolés. De nombreux enregistrements détruits. Les bureaux des services administratifs n’avaient pas échappé au saccage, le contenu des tiroirs et des armoires jonchait le sol.
Interviewé par ses confrères, Drucker avoua ne strictement rien comprendre à cette intrusion. Le gendre idéal des Français ne se connaissait pas d’ennemis. A priori rien n’avait été volé, sauf peut-être un dossier administratif, cela restait à vérifier dans tout ce capharnaüm, car quel serait l’intérêt de ce vandalisme pour s’emparer d’une banale chemise cartonnée à propos de la soirée de la Saint-Sylvestre à venir ?
— Que contenait ce dossier ? demanda un journaliste.
— Rien que de très banal : les autorisations signées de chaque figurant pour l’utilisation de son image par la production, les factures relatives au tournage de l’émission, les coordonnées des membres de l’équipe. Ce sont des intermittents et nous devons soigneusement les enregistrer et les déclarer pour qu’ils puissent faire valoir leurs droits… Vous connaissez les difficultés de leur régime… Le verbatim de toute l’émission. Bref, aucune valeur marchande. Sauf s’il s’agit d’un fétichiste, d’un fan d’une des vedettes de la soirée. La police fait son boulot, elle cherche de ce côté-là. Je n’en sais pas plus.
— Cela aura-t-il des incidences sur vos prochaines émissions ? Insista le journaliste.
— Aucune, en réalité… expliqua l’animateur vedette. Tout est encore intact dans nos ordinateurs. De plus, les masters pour la diffusion sont fournis à la chaîne au fur et à mesure des tournages. Ici, nous ne gardons que des copies. Et, au pire, le réalisateur en garde en général un exemplaire avec lui. Après tout, c’est son œuvre.
Deux jours passèrent et l’on retrouva Pascal Dufour mort dans sa baignoire. Sa boîte crânienne avait été défoncée, semble-t-il avec un marteau. Aucune autre trace de violence, la victime avait dû être surprise et sa mort instantanée. Piètre consolation. L’appartement de ce fidèle parmi les fidèles des réalisateurs attitrés de Michel Drucker n’avait subi aucune dégradation. Seule manquait dans l’armoire où il rangeait ses productions dans l’ordre chronologique de leurs tournages, l’enregistrement de la soirée du réveillon du jour de l’an.
La même nuit, les locaux de DMD furent de nouveau visités. Cette fois-ci, l’on s’en prit aux ordinateurs. Les cambrioleurs n’avaient sans doute pas eu le temps de pianoter sur les claviers, à la recherche d’on ne savait quoi. Ils avaient pris les disques durs. Simplement. Rien de plus diaboliquement efficace.
La même nuit toujours, sur les coups de trois heures du matin, sur les quais de Seine à Paris, esplanade Henri de France, le veilleur de nuit de France 2 fut sauvagement égorgé. On avait réussi à s’emparer du dernier exemplaire enregistré de la soirée du réveillon.
Le monde des médias se perdit en conjectures. Que pouvait donc signifier cette malédiction entourant cette émission ? Personne dans les invités n’avait pourtant violé de sépultures égyptiennes… Drucker était sous le choc. Les fans clubs des différents artistes de la soirée furent épluchés. Sans résultat. Quant au fichier des figurants, il avait bel et bien disparu.
Christian, revenant d’un prétendu déplacement en province pour un hypothétique entretien d’embauche, dont il n’aurait les résultats que dans une quinzaine, devisait avec Hélène sur ce qui faisait figure de plus importante information du jour, captée au journal de 13 heures sur France Inter. Alors que le monde s’entretuait, que des enfants étaient massacrés, que des usines fermaient, laissant des milliers de gens sur le tapis, que la violence dans les banlieues faisait rage, la disparition d’une putain de cassette ameutait le ban et l’arrière-ban des people. « On fait bien du cinéma pour une affaire sans grand intérêt. Si c’étaient pas des stars, tout le monde s’en foutrait » ponctua Hélène. Christian approuva.
À peine rassuré d’avoir effacé toute trace de participation à un enregistrement d’émission et, de ce fait, tout risque d’être démasqué dans son combat solitaire et clandestin, Christian se risqua à retourner au studio de Radio-France pour assister à Zoum zoum zen. Comme toujours, l’émission était en direct, mais exceptionnellement en public, à l’occasion de la journée exceptionnelle sur la santé mentale.
Par de brefs moments de lucidité, il se sentait bien basculer dans la folie. Voilà qu’il se comparait aux héros de la Résistance ! Il avait acheté des vêtements que personne ne lui connaissait, surtout pas Hélène, pour se déguiser avant de pénétrer dans le moindre studio. Même à la radio, il y a des photographes de presse. Il s’était procuré un jeu de trois perruques, une fausse moustache, des lunettes neutres… Un assortiment qu’il combinait au gré des personnages qu’il se fabriquait. Pour n’être pas lui quelques instants. Dans le métro, il tentait de semer d’éventuels poursuivants. Il se dit que contre les Boches et les collabos, il aurait été parfait ! Les camarades auraient eu raison de lui confier la tête d’un réseau.
Zoum Zoum Zen recevait Patrick Bruel. La foule des grands jours constituait une file d’attente compacte devant les portes du 105. L’assistante fit entrer les spectateurs par grappe d’une dizaine. On avait du temps, le top départ était fixé quarante minutes plus tard.
Lorsque le tour de Christian arriva, l’hôtesse lui annonça, ainsi qu’à la poignée d’autres gens déçus, que « désolée, Mesdames et Messieurs, il n’y a plus de places. L’amphi est archi plein et, pour d’évidentes raisons de sécurité, il est impossible d’y accueillir la moindre personne supplémentaire. »
— C’est pas possible ! hurla Christian en bousculant l’hôtesse. Laissez-moi passer.
Ses cris alertèrent les deux vigiles postés à quelques mètres de là. Ils arrivèrent, grands malabars aux blazers quasi policiers, impassibles mais déterminés.
— Allons, Monsieur ! l’entreprit celui qui devait être le chef. Calmez-vous. Vous connaissez la règle : l’entrée est libre et gratuite. Mais dans la limite des places disponibles. Et l’hôtesse vous l’a dit, il n’y a plus de places disponibles.
Brusquement, Christian sauta à la gorge du second vigile, lui arracha son pistolet de la ceinture, puis le tint en joue, le bout de l’arme sous la gorge.
Poussant son otage devant lui, Christian fit irruption dans le studio au moment précis où Matthieu Noël lançait le générique, casque sur les oreilles. Concentré sur le texte de son conducteur, qu’il lisait scrupuleusement, il ne vit pas tout de suite ce qui se tramait dans les rangées de spectateurs. C’est un des chroniqueurs de l’émission qui l’avertit de la situation. Christian avançait, le vigile toujours collé à lui, le flingue sous la mâchoire. Jusqu’à la scène. Il y grimpa les quatre marches, s’installa devant tout le monde, tandis que l’animateur envoyait un disque.
C’était la panique totale. Les flics avaient été alertés, ils ne devraient plus tarder. Comment gérer cette histoire en plein direct ? Le réalisateur ne se démonta pas, il décida d’embrayer un programme musical sans discontinuer. Pas question que ce délire passe à l’antenne. Le direct, ça n’a pas que du bon.
Les spectateurs comprirent vite qu’il ne s’agissait pas d’une quelconque mise en scène, mais bel et bien d’une prise d’otage. Le forcené n’avait pourtant pas l’air d’en être un… L’effroi s’empara alors de toute la salle, spectateurs, artistes et techniciens compris.
Matthieu Noël s’adressa directement au type armé qui lui faisait face :
— Mais, Monsieur, que voulez-vous, enfin ?
— Je voulais simplement assister à l’émission, mais il n’y a plus de places disponibles.
— Allons, allons, soyez raisonnable, on ne menace pas des gens pour seulement avoir une place quelque part…
— Si… On peut être prêt à tout pour avoir une place quelque part. N’importe où. Mais qu’elle existe. Vous ne savez pas ce que c’est de n’avoir plus de place nulle part, de n’être jamais à la bonne place…
Il lisait la peur dans le regard d’une bonne partie de l’assistance, mais il n’avait nullement l’intention de les effrayer. Il n’avait rien contre eux… Il crut lire aussi un peu d’indulgente commisération dans l’œil poli des invités. Il n’avait que faire de leur pitié, ce qu’il exigeait n’était ni plus ni moins que la justice.
Christian, sans lâcher son arme, sentit qu’il devait dire quelque chose, n’importe quoi, mais s’expliquer. Non, il n’était pas plus fêlé que la moyenne de ses contemporains, simplement il n’en pouvait plus, il était au bout du rouleau. Il fallait que tout cela cesse. Il se racla la gorge et prit la parole.
« Je n’ai plus de place nulle part… On m’a volé mon boulot il y a deux ans et depuis… plus rien ! Il n’y a jamais de places disponibles pour un type de cinquante balais, qui a trimé toute sa vie durant. Ces putains de places, on préfère les réserver aux jeunes mecs sans expérience mais que l’on pourra payer à coup de lance-pierres… On préfère délocaliser pour exploiter encore plus durement les pauvres bougres des pays émergents, comme ils disent. Tout ça pour le pognon et encore le pognon de quelques-uns !
Je ne sais plus combien j’ai écrit de lettres, combien j’ai rencontré de gens… Et toujours la même réponse : désolé, nous n’avons pas de places disponibles.
Ai-je encore une place dans ma propre famille ? Je ne leur rapporte même plus de quoi vivre. Avant j’étais un type sympa, je vous jure, un vrai gai luron. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Est-ce que quelqu’un mérite ça, hein ? Est-ce que quelqu’un mérite ça ?
Eh bien… malgré tout, j’ai réussi à trouver un endroit où j’ai toujours eu ma place, depuis le début. C’est dans toutes ces émissions en public. Un endroit à moi, mon nouvel univers… Bon, je sais bien que tout ça c’est du bidon, de la fausse vie… Mais quelques instants par semaine, j’y ai cru. On me dit “bonjour”, je n’ai pas à y justifier quoi que ce soit, à la fin on me dit “à bientôt” … ici, on me respecte.
Et aujourd’hui on vient me raconter que, là non plus, je n’aurai plus ma place !
Je ne suis pas d’accord.
J’ai tout fait pour la préserver, ma place ici…
J’ai même tué pour ça.
C’est moi qui ai descendu la grosse Jackie de La-Queue-en-Brie. À cause d’elle, j’ai failli me faire prendre. On allait découvrir que j’avais tout de même une place quelque part, une petite place sans importance, mais bien à moi et dont personne ne m’avait fait la mendicité, une place que je m’étais fabriquée, un espace de liberté totale que j’organisais tout seul, sans chef au-dessus. Une place à moi… À moi… Rien qu’à moi.
Oui, c’est moi aussi qui ai récupéré l’enregistrement du réveillon chez Drucker. Je ne voulais pas que l’on me voie faire le zigoto. Je suis censé être au quinzième dessous. Comme tous les chômeurs, non ? Imaginez ce que l’on aurait pensé d’un type qui se dandinait sous les confettis, au lieu de se morfondre à attendre son RMI… Votre bonne société de bien nourris est-elle prête à ça ? »
Prévenue par la police, Hélène n’eut pas le temps d’arriver pour tenter de raisonner son mari. Les cow-boys du GIGN eurent la gâchette plus sensible et rapide que Christian.
L’enterrement eut lieu en province. Effet inattendu de la canicule, à Champfleury-sur-Seine, la ville où Christian avait vécu la plus grande partie de son existence, là où ses enfants étaient nés, le cimetière n’avait plus de places disponibles.