« Déjà, le sang de mai ensemençait novembre ». Le 8 mai 1945, le poète algérien Kateb Yacine était collégien à Sétif. Plus tard, comme dans le film de René Vautier (réalisé en 1985 pour la télévision algérienne), il raconte ce qu’il a alors vécu et comment les massacres qui ont commencé le 8 mai 1945 ont été le prélude à l’insurrection du 1ᵉʳ novembre 1954 et au début de la guerre pour l’indépendance.
Un autre adolescent qui jouera un rôle prédominant dans l’Histoire algérienne ne pourra jamais oublier ce qu’il a vu. Comme d’ailleurs tous les Algériens de sa génération. Il avait 13 ans, si l’on suppose qu’il est bien né en 1932 (mais l’administration coloniale accordait peu d’importance à la date exacte de naissance des Arabes, l’essentiel étant de les enregistrer pour les recruter plus tard). Ce jeune garçon, aîné d’une famille de cinq enfants, vivait à Héliopolis, à deux kilomètres au nord de Guelma. Son nom : Mohamed Boukharouba. « Petit indigène en sandales de caoutchouc », il ne savait pas encore qu’il serait président de l’Algérie devenue indépendante et que le monde le connaîtrait sous le nom de Houari Boumediène.
L’interdiction du drapeau
Ce 8 mai 1945, Paris fêtait dans l’allégresse la victoire sur le nazisme. « L’humanité [se croyait] enfin libérée à jamais du fascisme et de la tyrannie » écrivent en 1976 la romancère Ania Francos et le journaliste Jean-Pierre Séréni dans leur livre « Un Algérien nommé Boumediène »
Mais dans les trois départements algériens, et particulièrement dans le Constantinois, la police est sur les dents. Le 1ᵉʳ mai déjà, le drapeau vert et blanc du nationalisme avait été brandi lors d’une grosse manifestation à Alger. À Guelma, le sous-préfet Jacques Achiarny (que l’on retrouvera dans l’OAS en 1962) arme des milices civiles. Pour le 8 mai, où l’on célèbre également la victoire, les Algériens ont l’autorisation de manifester à condition qu’ils ne sortent pas le drapeau vert et blanc. Seules les couleurs françaises sont tolérées. Aucun slogan, aucune pancarte anti-française ne sera acceptée.
Sauf que la soif d’indépendance ne date pas d’hier. Elle a beaucoup mûri et la défaite de 1940 a changé la donne dans l’esprit des Algériens. D’une façon générale, les empires coloniaux voient leur fin arriver. Quoi qu’il en soit, à Guelma ce matin-là, racontent Ania Francos et Jean-Pierre Sérini, « une foule joyeuse de paysans enturbannés, de femmes voilées, d’enfants aux pieds nus », arrive en chantant « Djebalina », l’hymne indépendantiste :
« Min djebalina/ Talaa saout al ahar/ Iounadina al istiqlal »
La voix des hommes libres
Soit : « Du fond de nos montagnes s’élève la voix des hommes libres, l’indépendance nous appelle. » « Indépendance » (« Istiqlal »), un mot qui sonne et explose comme de la dynamite pour le colonisateur. Les scouts qui encadrent la manifestation reprennent avec le chant « Hayiu Ifrikiya » (« Lève-toi Afrique »). Les policiers interviennent et tentent de confisquer le drapeau vert et blanc. La foule reflue. La police tire. Plusieurs semaines de massacre viennent de commencer. À Setif, le même scénario s’est déroulé. Un jeune scout brandit le drapeau. Il est abattu. C’est le début de l’horreur qui va s’étendre sur plusieurs semaines.
Car la répression coloniale, avec ses traques et ses tueries, va être gigantesque. Elle ne va pas s’achever avant fin juin. En métropole, on ne laisse pas filtrer l’information. Le croiseur de la Marine nationale, Duguay-Trouin, bombarde les villages de la côte, depuis le golfe de Bougie (Bejaïa aujourd’hui) avec des canons de 155. L’aviation décolle de Sétif et de Reggaïa pour bombarder la région de Guelma et les douars alentours. À Héliopolis, la ville du futur président Boumediène, on a brûlé des hommes dans des fours à chaux. Partout, à Sétif, Guelma, Kherrata, on a fusillé, violé, pillé. La loi martiale est déclarée. Les prisons se remplissent. Parmi les personnes arrêtées : l’élite du mouvement nationaliste.
Le bilan est très lourd. On a parlé de 45 000 morts. Il a été ramené à 30 000. La « tragédie » ne sera officiellement reconnue par la France qu’en 2005. Il faut savoir que, bien avant le mois de mai, les autorités françaises craignaient des troubles. Les indépendantistes, nationalistes et anticolonialistes étaient bien sûr dans le viseur. Mais durant le printemps 1945, l’Algérie traversait une crise économique grave qui inquiétait les autorités : mauvaise récolte et cours des céréales au plus haut, impossibilité de demander aux alliés de ravitailler l’Algérie alors que l’Europe avait faim, inflation monétaire, etc.
Il n’empêche que le crime colonial de mai-juin et son atroce répression ont provoqué une cassure irrémédiable. Dix-sept ans plus tard, l’Algérie arrachait son indépendance.