Pendant des générations, le textile anglais s’était organisé autour du « putting-out system ». Les marchands fournissaient la laine brute aux paysans-tisserands, qui la transformaient à domicile avant de la rendre contre paiement.
La fragilité d’un système ancestral
Avec l’expansion des colonies et la croissance urbaine, la demande explose. Or, les artisans dispersés dans les campagnes peinent à suivre. « Nos commandes doublent chaque année, mais les livraisons accusent sans cesse du retard », se plaint un négociant de Manchester en 1772. Les problèmes de qualité et les fraudes, comme la laine détournée ou mouillée pour augmenter artificiellement le poids, deviennent monnaie courante.
Friedrich Engels, dans son étude sur la condition ouvrière, notera plus tard : « Ce système domestique, bien qu’apparemment avantageux pour l’artisan, contenait en germe sa propre destruction. » La nécessité d’une production plus rapide, plus régulière et à plus grande échelle se fait chaque jour plus pressante.
L’usine, nouvelle cathédrale industrielle
La réponse viendra d’abord des innovations techniques. La Spinning Jenny (1764), la Water Frame (1769) et surtout la Mule Jenny (1779) multiplient la productivité. Mais ces machines imposent une nouvelle organisation. Richard Arkwright ouvre en 1771 à Cromford ce qui est considéré comme la première véritable usine moderne.
La Spinning Jenny, une révolution mécanique
Inventée par James Hargreaves en 1764, cette machine à filer manuelle permettait de produire 8 à 120 fils simultanément (contre un seul avec un rouet traditionnel). Elle utilisait des broches verticales actionnées par une roue, réduisant drastiquement le temps de production.
Le changement est brutal. Là où les artisans réglaient autrefois leur rythme sur les saisons et la lumière du jour, les ouvriers doivent désormais se plier au tempo des machines. « La cloche de l’usine sonne à 5 h du matin. Ceux qui arrivent en retard perdent une demi-journée de salaire », raconte un contremaître en 1785.
Karl Marx analysera cette mutation comme le moment où « le moyen de travail devient un moyen de domination du capital sur le travail ». Les anciens tisserands indépendants, privés de leurs outils, n’ont plus d’autre choix que de vendre leur force de travail. Les salaires chutent, les journées s’allongent – jusqu’à 16 heures en été. Dans les Lancashire Cotton Mills, les enfants constituent parfois la moitié de la main-d’œuvre. « Les petits doigts agiles sont parfaits pour dénouer les fils cassés sous les métiers en marche », explique froidement un manuel de gestion d’usine de 1803. Les accidents sont fréquents, les maladies pulmonaires endémiques.
Cette nouvelle organisation productive, si elle permet une explosion de la production cotonnière (multipliée par 200 entre 1780 et 1830), crée aussi des tensions sociales inédites. Les émeutes luddites, entre 1811 et 1816, voient des artisans ruinés s’attaquer aux machines qu’ils accusent de leur voler leur travail. En vain. Le mouvement ouvrier naîtra de cette grande transformation, qui a redessiné pour toujours le visage du travail et de la société.
Exploitation extrême dans les usines textiles
— Journées de 14 à 16 heures, sous la surveillance de contremaîtres armés de fouets.
— Travail des enfants : Dès 5 ans, exposés à des risques d’amputation et maladies.
— 1 ouvrier sur 3 mourait avant 25 ans (Dr. Kay, 1833).
