La Chambre des députés est alors dominée par les monarchistes alliés aux bonapartistes. Elle retire sa confiance à Thiers qui, selon elle, traine à restaurer la monarchie, et élit, le 24 mai 1873, le Maréchal Mac-Mahon à la présidence de la République.
Mac-Mahon, le « héros » de Sébastopol durant la guerre de Crimée, le conquérant de l’Algérie, le boucher du Père Lachaise en mai 1871, nomme un cabinet de « l’ordre moral » avec à sa tête le duc Albert de Broglie. Las, celui-ci perd les élections législatives du 20 février 1876 qui voient s’installer à la Chambre une forte majorité républicaine, 393 députés contre 140 conservateurs orléanistes, légitimistes et bonapartistes, sur 533 sièges.
De Broglie est renvoyé dans ses foyers ; Jules Dufaure, un « centriste » déjà ministre sous Louis Philippe, le remplace, le 9 mars 1876. Les Républicains, cependant, ne l’apprécient guère, notamment leur aile « gauche » qu’incarne Gambetta. Dufaure est contraint à la démission le 3 décembre. Jules Simon, « profondément républicain et profondément conservateur », comme il s’affirme, le remplace dix jours plus tard.
Sous un prétexte futile, Mac-Mahon contraint Simon à la démission, le 16 mai 1877, annonce la dissolution de la Chambre et rappelle de Broglie. Les Républicains s’insurgent. Victor Hugo, fraichement rentré d’exil et élu sénateur l’année précédente, y voit un « demi-coup d’État ». Une réminiscence du 2 décembre 1851, du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Il décide de publier son « Histoire d’un crime », rédigé en exil, en 1851-1852 et jamais publié. L’exergue proclame « Ce livre est plus qu’actuel, il est urgent. Je le publie ».
On va vite laisser tomber le « demi » et « d’État ». Ce sera « le coup du 16 mai ». Et c’est un « coup » politique. Pour Mac-Mahon, un pari. Un pari qu’il va perdre. Entraînant définitivement la fin des espoirs de restauration monarchistes.
Pour que la dissolution soit effective, il faut que le Sénat l’accepte. Les débats sont houleux. Hugo y tonne : « La vérité et la raison prévaudront. La justice triomphera de la magistrature. La conscience humaine triomphera du clergé. La souveraineté nationale triomphera des dictatures, cléricales ou soldatesques. La France peut compter sur nous, et nous pouvons compter sur elle » [1].
Cependant, la majorité réactionnaire du Sénat accepte la dissolution. Le décret est publié le 25 juin. Tout le monde pouvait la voir venir, mais elle surprend quand même. Le 17 mai, Ernest Daudet — le frère d’Alphonse – un des biographes de Mac-Mahon se souvient d’avoir rencontré de Broglie, le 17 mai, à l’Élysée et de ses paroles : « Qui eût cru cela du maréchal ? Mais enfin, à quoi bon gémir ? On nous a jetés maladroitement à l’eau ; il faut nager ». Et Daudet de tenter une explication : « [Le 16 mai] il [Mac-Mahon] agit seul, dans un mouvement de colère, sans avoir pris conseil de personne, et les plus surpris par l’événement furent ceux-là mêmes qui étaient accoutumés à recevoir ses confidences et qu’il n’avait pas mis dans le secret de ses résolutions » [2].
La campagne électorale est chaude, très chaude. On change les préfets à qui mieux mieux. Des pressions sont exercées sur la presse. On intimide les élus. Le maréchal part en tournée électorale dans toute la France en soutien aux candidats « officiels ». Mais les Républicains sont certains de l’emporter. Gambetta lance sa célèbre apostrophe : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre ». Il lance encore : « Nous partons trois cent soixante-trois, nous reviendrons quatre cents ! ». Ce n’est pas tout à fait le cas, néanmoins, les 14 et 28 octobre 1877, les électeurs envoient à la Chambre 321 élus à la Chambre des députés, face aux 208 députés monarchistes. De Broglie démissionnera, le 23 novembre.
Le « coup du 16 mai » a raté. Pour Mac-Mahon, c’est une déconfiture. Il tente encore de constituer un « gouvernement d’affaires » — on dirait « technique » aujourd’hui – c’est un fiasco. Le 13 décembre 1877, contraint-forcé, le maréchal-président s’en va, sa « gloire » en berne.
De l’autre côté de la Manche, deux hommes ne perdent rien de ce qui se passe en France. Dix jours après le 16 mai, Engels écrit à Marx : « La raison de monsieur Mac-Mahon ne semble pas avoir résisté à son propre coup de tête […] Si cette fois, les Français ont une attitude énergique et ferme, si seulement, ils se contentent de ne pas voter plus mal que la dernière fois, il est vraisemblable, qu’ils se débarrasseront une fois pour toutes de cette sorte de réaction ». [3]
Le 23 juillet, dans une lettre à Engels, Marx note : « On peut savoir à Paris, tous les jours, ce qui se passe à l’Élysée, car les tapageurs bonapartistes qui fréquentent ces lieux ne savent pas se taire. Mac-Mahon est extrêmement aigri. Ce salaud, dont le premier mot historique fut : j’y suis, j’y reste et le second : c’est assez ! dit maintenant son dernier mot. Du matin au soir, il répète merde ». [4]
En 1878, dans une série d’articles pour l’hebdomadaire new-yorkais The Labour Standard, Engels revient avec brio sur les évènements de 1877. Il note : « Ce fut donc une nouvelle preuve du haut niveau de l’intelligence politique instinctive de la classe ouvrière française que le fait que, dès que le 16 mai dernier la grande conjuration des trois fractions monarchistes déclara la guerre à la république, les ouvriers, comme un seul homme, firent du maintien de la République leur tâche immédiate la plus importante ».
Marx et Engels en sont convaincus, en soutenant la bourgeoisie républicaine et en refusant le piège toujours tendu par ce qui restait de Versailles, les ouvriers parisiens ont évité un nouveau bain de sang, si peu d’années après l’écrasement de la Commune.
De Broglie, informé qu’en cas de seconde dissolution, Hugo descendrait dans la rue et appellerait aux armes, ne s’était-il pas écrié : « Alors, ce serait la guerre civile ! Cela en fait venir l’eau à la bouche ». [5]