L’Angleterre est ainsi devenue le berceau de la révolution industrielle, fournissant à la fois le capital et la main-d’œuvre nécessaires à son essor.
La fin d’un mode de vie millénaire
Avant les enclosures, une part importante des terres agricoles était exploitée collectivement. Les communs permettaient aux paysans d’accéder à des ressources essentielles comme les pâturages, le bois et les terres arables. Ce système garantissait une certaine autonomie aux classes laborieuses et freinait la concentration foncière. Il était, en ce sens, un obstacle à la généralisation de la logique d’accumulation.
À partir du XVIe siècle, sous la pression de la demande en laine et d’une agriculture plus rentable, les grands propriétaires fonciers ont commencé à clore ces terres. Les lois sur les enclosures, votées massivement aux XVIIe et XVIIIe siècles, ont légalisé cette privatisation. Ce processus n’est pas neutre : il marque la disparition progressive d’un mode de production reposant sur les obligations collectives au profit d’un nouveau système économique structuré par la propriété exclusive et le salariat.
La résistance paysanne aux enclosures
Face à l’expropriation, des révoltes éclatent en Angleterre. Les Levellers et les Diggers, au XVIIe siècle, s’opposent à la privatisation des terres et revendiquent une égalité d’accès à la terre. Réprimés, ces mouvements marquent pourtant l’histoire des luttes sociales. Leur échec illustre la violence politique et sociale nécessaire pour imposer un nouveau mode de production.
De la terre à l’usine
La disparition des communs a forcé de nombreux paysans à quitter les campagnes. Privés de moyens de subsistance, ils sont devenus une main-d’œuvre bon marché pour les manufactures et les mines. L’industrialisation naissante trouvait ainsi une réserve de travailleurs prêts à accepter des conditions de travail extrêmes.
C’est ainsi qu’émerge une classe ouvrière moderne. Autrefois autonomes dans la gestion de leur travail, ces hommes et ces femmes se retrouvent soumis aux rythmes de l’usine et aux règles du capital. L’horloge de l’atelier remplace les cycles saisonniers de l’agriculture. Le passage d’une économie paysanne à une économie industrielle implique une violence sociale, car il faut transformer des producteurs indépendants en travailleurs dépendants de la vente de leur force de travail.
Si l’Angleterre a connu une transition brutale par les enclosures, la France a emprunté une voie différente. La Révolution française de 1789 a aboli les privilèges féodaux et ouvert l’accès à la propriété privée pour une partie de la paysannerie. Sous Napoléon, la privatisation des terres communales s’est poursuivie, mais dans un cadre qui a favorisé l’individualisme rural plus qu’un exode massif immédiat.
Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle, avec la modernisation agricole et la montée en puissance des grands domaines, que les petits exploitants ont été poussés vers les villes. Le développement du capitalisme industriel français s’est donc appuyé sur une dynamique différente mais comparable dans ses effets : l’intégration progressive des classes laborieuses dans une économie centrée sur le salariat.
Une révolution agricole européenne
La destruction des communs ne s’est pas limitée à l’Angleterre ou à la France. L’Allemagne, l’Italie et la Russie ont connu au XIXe siècle des transformations foncières profondes, souvent impulsées par l’État. En Russie, par exemple, l’abolition du servage en 1861 a facilité la constitution d’un prolétariat urbain et l’ouverture du pays au capitalisme mondial.
Ce que nous dit Hobsbawm
Dans L’Ère des révolutions (1789–1848), l’historien britannique Eric Hobsbawm décrit cette transition avec précision. Il souligne que l’Angleterre, grâce aux enclosures et à une série d’innovations techniques, est devenue la première nation industrialisée. À ses yeux, la destruction des structures agraires traditionnelles fut une condition préalable à l’essor du capitalisme moderne.
Il oppose l’Angleterre, où la révolution industrielle a redessiné les rapports de production, à la France, où la révolution politique de 1789 a abattu les anciens pouvoirs sans immédiatement transformer le modèle économique. Cette opposition illustre deux chemins vers le même monde : celui du capitalisme industriel.