Vous écrivez que votre livre a vocation à rendre sa juste place à Ambroise Croizat sans effacer Pierre Laroque dans la construction de la Sécurité sociale. Pourquoi ?
Emmanuel Defouloy : C’est très important. Ambroise Croizat et Pierre Laroque, qui était haut-fonctionnaire, ont bâti notre Sécurité sociale ensemble. On fête les 80 ans de la Sécurité sociale et on célèbre cette année les 130 ans de la CGT. Il m’a semblé pertinent, dans ce double cadre, de rafraîchir la mémoire sur Croizat parce qu’il relie les deux histoires. Il incarne l’apport des luttes du mouvement ouvrier pour bâtir notre système social tel qu’il existe encore en grande partie aujourd’hui. Pour autant, je n’ai pas écrit une hagiographie. Concernant la Sécurité sociale, le mouvement ouvrier a été très important, mais le rôle de l’administration, de Laroque et du ministre Parodi l’a été également. Laroque a conçu le système à partir d’une base essentielle du Conseil national de la Résistance mais dont de nombreux points n’étaient pas tranchés. Mais c’est grâce au mouvement ouvrier, à la CGT (dont Croizat a été le dirigeant de la fédération des métaux, la plus forte en nombre d’adhérents) et en partie au PCF, que la Sécu a ensuite pu être bâtie en quelques mois, entre fin 1945 et 1946. La Sécu a été créée par le double rôle d’une administration et d’un syndicalisme que je qualifie de visionnaire.
La quatrième partie de votre livre est intitulée « Les mémoires ». Pourquoi, dans la construction de la Sécurité sociale, Ambroise Croizat a-t-il été relégué, voire oublié, au profit de Laroque ou de De Gaulle ?
E.D. : De fait, il y a eu une sorte de trou de mémoire, d’effacement mémoriel de Croizat, de l’Histoire institutionnelle. Ce trou de mémoire a culminé au milieu des années 2000 avant que l’on connaisse un renouveau mémoriel depuis une dizaine d’années. Je vois plusieurs raisons à cet effacement. Il y a d’abord la concurrence mémorielle du gaullisme qui a conduit à faire croire que De Gaulle est à l’origine de la Sécu. On s’apercevra en 1967, quand De Gaulle va revenir sur certains des principes originels de la Sécu de 1945, qu’il n’était pas tellement favorable aux principes de 1945 défendus par Croizat. Je pense en particulier au fait qu’il y avait 75 % de représentants des syndicats dans les conseils d’administration des caisses de Sécu et aussi au fait que ces administrateurs étaient élus directement.
Deuxième chose, Croizat était un ouvrier et, comme le souligne son petit-fils Pierre Caillaud-Croizat, un ouvrier qui n’avait pas passé son certificat d’études. Pour l’élite, ça ne le faisait pas.
Troisième raison, la chute de l’URSS, en 1991, a contribué à alimenter cet oubli du fait qu’il était communiste. Et puis, Croizat est mort à 50 ans. Il n’a pas eu le temps de penser à son héritage (qui est d’ailleurs un concept assez bourgeois) et à ses mémoires. En revanche, Pierre Laroque est mort à 90 ans, en 1997, il a enseigné durant 40 ans à Sciences Po et il a contribué à la création du Comité d’histoire de la Sécurité sociale.
Outre la Sécurité sociale, Ambroise Croizat est à l’origine de 17 lois et décrets sur la protection sociale entre février 1946 et fin avril 1947. C’est un bilan extraordinaire. Mais aujourd’hui, la tendance est à revenir sur ce système social. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
E.D. : Le fait de revenir sur les principes originels de la Sécurité sociale que Croizat a contribué à bâtir éclaire le présent. Si l’on parle de la Sécurité sociale en tant que telle, les retraites et l’assurance maladie, Croizat a construit un système permettant que la hausse des pensions et la production de soins soient financées par des hausses de cotisation. Depuis le plan Juppé qui a étatisé la Sécu alors qu’avant elle était socialisée, les réformes successives ont toutes échoué à régler la question du financement, notamment pour les retraites. On ne parle que de dépenses en omettant la question des recettes. C’est pour cela qu’il est intéressant de voir comment marchait la Sécu avant les années 80 : on répondait aux besoins par des hausses de cotisations. Et on nous dit que l’on ne peut plus augmenter le niveau des cotisations, depuis 40 ans, en raison de la concurrence internationale. Le financement de la protection sociale doit de nouveau l’emporter sur le niveau de concurrence internationale.
Il faut donc faire œuvre de pédagogie
E.D. : C’est très important. Avec l’éditeur, le Geai Bleu, nous voulons faire de ce livre un outil d’éducation populaire. Croizat et Laroque disaient que les Français doivent s’emparer de cette institution formidable qu’est la Sécurité sociale. Malheureusement, au fil des années, on a oublié à quel point la Sécu est un joyau. Il faut redire qu’il est nécessaire de la promouvoir. Je pense d’ailleurs qu’il faut aller vers la sécurité intégrale, c’est-à-dire le 100 % Sécu. Le retour des assurances privées sous forme de complémentaires santé, alors que Croizat les avait boutées hors de la Sécu, ne va pas dans le sens de l’intérêt général et de la santé de tous.
Ambroise Croizat – Justice sociale et humanisme en héritage – Emmanuel Defouloy – Geai Bleu Éditions – avril 2025 – 12 euros
Emmanuel Defouloy est également l’auteur, chez le même éditeur, de « Martha Desrumaux ou l’Émancipation » (2021).
Propos recueillis par Philippe Allienne