Mythe et réalité de l’homme nouveau
Lorsqu’il visita Paris dans les mois qui suivirent immédiatement la Révolution de 1789, un observateur allemand de formation sobre et éclairée rapporta que le caractère des Français avait radicalement changé pour le mieux à la suite de la « transformation de la constitution politique » : le spectacle des grands rassemblements populaires, avec un ordre fondé non pas sur la contrainte mais sur l’autodiscipline, sans qu’il ne se produise « une seule action inconvenante ou illégale », tout cela le touchait jusqu’aux larmes. Dans l’enthousiasme général suscité par la chute d’un ancien régime largement perçu comme injuste et oppressif, l’élan vers la construction d’une nouvelle société donnait des ailes même aux espoirs les plus exaltés. C’est un phénomène qui s’est manifesté, de différentes manières, même outre-Atlantique, au cours de la guerre d’indépendance contre le gouvernement britannique qui a abouti à la fondation de la République nord-américaine. En effet, dans ce cas précis, la rhétorique du nouvel homme prenait des accents particulièrement retentissants. En 1782, un citoyen américain d’origine française décrivait ainsi « la société la plus parfaite qui existe actuellement dans le monde » : elle était habitée par « une nouvelle race d’hommes », dépourvue des « anciens préjugés ». Non seulement la noblesse héréditaire était absente, mais aussi la misère et la polarisation sociale ; les guerres de l’ancien régime et de la vieille Europe avaient également disparu. Et donc : « Unis par les liens de soie d’un gouvernement doux, nous sommes tous respectueux des lois, et non pas parce que nous craignons leur pouvoir, mais parce qu’elles sont justes ». C’est clair : « L’Américain est un homme nouveau, qui agit selon de nouveaux principes ».
Et pourtant, l’idéologie dominante de nos jours isole de toutes les autres les révolutions d’inspiration marxiste et communiste, pour se moquer d’elles et du motif du « nouvel homme » qu’elles cultivent et agitent. Cette attitude est-elle justifiée ? En raison de sa dimension historique (en plus de sa dimension naturelle), l’homme connaît de profondes transformations, y compris sur le plan moral. Avant même Marx et le mouvement politique qui s’en est inspiré, Tocqueville a attiré l’attention sur ce phénomène : ce n’est que dans une société issue d’une révolution démocratique et dans laquelle l’idée d’égalité s’est affirmée que l’on peut affirmer « une compassion générale pour tous les membres de l’espèce humaine » ; ce sentiment ne peut en revanche émerger là où la société est déchirée par des barrières de caste (ou raciales) insurmontables. Dans ce dernier cas, loin de devenir « générale », la compassion reste confinée au sein de la caste (ou de la race) d’appartenance. L’homme de la « compassion générale » n’a pas toujours existé, il est apparu à un certain moment, à la suite de certaines transformations politiques et sociales, et s’est affirmé comme un homme nouveau.
L’idée d’un homme nouveau que tout le monde aime aujourd’hui railler renvoie en réalité à un phénomène historique récurrent que tout le monde, avec un peu de réflexion et d’analyse historique, peut constater. Thomas Jefferson était mal à l’aise avec l’institution de l’esclavage (mais pas au point de renoncer à sa propriété de bétail humain). À partir de là, il évoquait une société libérée de cette institution, mais aussi de la présence physique des Noirs, à déporter en Afrique. Et ce, parce qu’une coexistence sur une base d’égalité entre Blancs et Noirs aurait constitué une provocation téméraire au regard des « véritables distinctions établies par la nature » et aurait fini par aboutir à « l’extermination (extermination) de l’une ou l’autre race » (Jefferson, 1984, p. 264). Je cite ici une personnalité qui a été admise au Panthéon de la république nord-américaine et de l’Occident libéral dans son ensemble. Pourtant, quiconque argumenterait de la même manière de nos jours serait qualifié de raciste : pour l’homme nouveau qui a émergé entre-temps, la société multiethnique et le principe d’égalité entre tous les hommes et toutes les femmes, indépendamment de leur nationalité, de leur ethnie ou de leur race, sont ou devraient être une évidence.
Concentrons-nous maintenant sur une autre relation sociale. Dans La métaphysique des mœurs, Kant n’avait pas hésité à théoriser un « droit des parents sur leurs enfants en tant que partie de leur maison », un droit des parents de reprendre leurs enfants fugueurs « comme des choses », ou comme des « animaux domestiques échappés ». Marx et Engels avaient donc raison, quelques décennies plus tard, de dénoncer le fait que, dans la famille patriarcale de l’époque, les enfants étaient les « esclaves » du père. De nos jours, même les conservateurs les plus obstinés se révèlent en fait plus proches de Marx que de Kant. Ce dernier compte sans aucun doute parmi les plus grands philosophes moraux de tous les temps ; pourtant, quiconque argumenterait aujourd’hui de la même manière serait considéré comme un barbare. Et une fois de plus, la réalité de l’homme nouveau émerge !
Pour être précis, l’Idéologie allemande précédemment citée observe que dans la société patriarcale de l’époque, avec les enfants, « la femme » fait également partie des « esclaves de l’homme », c’est-à-dire du pater familias. De nos jours, l’horreur des féminicides récurrents suscite des réflexions nécessaires et douloureuses sur la persistance d’une vision qui pousse l’homme à traiter sa partenaire comme sa propriété, comme une esclave sur laquelle il revendique une sorte de droit de vie et de mort. Un phénomène paradoxal se produit ainsi : c’est comme si l’idéologie dominante invoquait l’avènement de l’homme nouveau, une idée qu’elle ne se lasse pas de ridiculiser dans son anticommunisme invétéré.
Il est évident qu’il ne faut pas perdre de vue la dimension naturelle de l’homme (fragilité, passions, etc.). L’enthousiasme plus ou moins unanime dans la construction d’une nouvelle société peut inciter à sous-estimer la dimension naturelle de l’homme et faire oublier que cet enthousiasme plus ou moins unanime est un moment éphémère dans le cadre d’un processus de construction d’un nouvel ordre qui est prolongé, laborieux et riche en contradictions et en passions. Il ne faut cependant pas oublier que le sarcasme réservé au thème de l’homme nouveau est le fil conducteur de la tradition de pensée réactionnaire et de ses courants les plus troubles. En 1883, l’année même de la mort de Marx, dans un livre qui polémiquait déjà dans son titre (La lutte des races) avec le théoricien de la lutte des classes, Gumplowicz fondait ainsi son social-darwinisme : il fallait se débarrasser une fois pour toutes de « l’illusion vaine selon laquelle l’homme d’aujourd’hui — celui qui est civilisé ! — Dans sa nature, ses pulsions et ses besoins, ses capacités et ses caractéristiques spirituelles, serait différent de son état originel » ; « l’homme est resté homme », il « n’a jamais été plus bête qu’aujourd’hui » ; oui, « les hommes sont toujours les mêmes ». Hitler argumentait de la même manière : étant donné la nature immuable de l’homme, la loi du plus fort était destinée à dominer le monde animal ainsi que les relations entre les peuples et les races.
Marx, Engels et le mouvement politique qui en est issu ont adopté une attitude opposée. Il est vrai que l’enthousiasme pour la nouvelle société à construire a parfois brouillé la lucidité du jugement, au point de faire perdre de vue la complexité et la lenteur de certains processus historiques : les changements moraux sont plus longs que les transformations politiques. Il n’en reste pas moins que, en agitant le motif de l’homme nouveau, Marx, Engels et le mouvement communiste ont radicalement remis en question des rapports sociaux fondés sur l’oppression la plus brutale et qui étaient pourtant présentés par l’idéologie dominante comme naturels et éternels.
Extrait de la préface de Florian Gulli
« Ce livre de Losurdo a quelque chose à voir avec l’ascension des hautes montagnes. Losurdo n’y occupe pas la place de l’alpiniste, mais celle de l’observateur. Il analyse l’action de ceux qui, au cours du siècle, ont tenté l’ascension. Il essaie de déceler les « faux pas » qui ont précipité la chute des uns ou ont égaré les autres à tel point qu’ils ont perdu de vue le sommet. Mais Losurdo s’enquiert aussi et surtout des « chemins détournés » qui, contre toute attente parfois, ont permis de repartir à l’assaut de la montagne.
La « question communiste » au XXIe siècle n’est donc pas la réactivation d’un vieux dogme romantique ou la contemplation du bel idéal. Elle est reprise des luttes concrètes « contre le démantèlement de l’État social, pour la défense de la souveraineté de l’État, de l’indépendance nationale et du droit au développement », luttes qui ne seront efficaces qu’à la condition d’avoir appris des échecs et des victoires d’hier. »
La question communiste, de Domenico Losurdo. Traduit de l’italien par Lorenzo Battisti avec le concours de Jean-Pierre Martin et d’Éric Le Lann. Préface de Florian Gulli Editions Manifeste. 15 euros.