Par Vincent Taconet, Professeur de Lettres Classiques et membre de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet.
L’expression « rendez-vous », devenue nom commun, est savourée et souvent intégrée dans bien des langues étrangères, comme en témoignent nombre de scènes sentimentales dans les films américains. Le Rendez-vous des étrangers, roman d’Elsa Triolet, est donc un titre fort bien venu, à tous égards.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Si l’amour n’en est pas absent, ce roman évoque avant tout les questions de l’accueil et de la solidarité, du partage avec ceux et celles qui, venus d’ailleurs, ne sont nulle part chez eux, ne peuvent que trahir ou oublier leur langue dite maternelle. De même que ceux venus d’ailleurs se savent fragiles et souvent mal jugés ou menacés, ceux d’ici regardent souvent ceux venus d’ailleurs avec suspicion.
Si ce roman n’a pu, en 70 ans, se voir réédité en livre de poche, c’est sans doute parce que, roman d’Elsa Triolet, il a droit à un ostracisme certain... mais c’est aussi, sans doute aucun, parce qu’il aborde avec détermination et originalité les chocs entre cosmopolitisme et internationalisme, entre patriotisme et nationalisme. Ces questions se posent de nos jours dans des termes tout à fait différents de ceux de 1953-1954 (le roman se déroule du printemps 53 à janvier 1954) ou de 1956 (date de parution) mais les approches idéologiques, l’accueil et la situation faite aux étranges étrangers (Prévert), les manifestations individuelles de xénophobie et l’approche de ces questions par l’État, sont encore et pour longtemps de pleine actualité en 2025.
Elsa Triolet les aborde avec sa connaissance fine du réel, avec son expérience personnelle incontestablement, mais aussi avec une part importante d’invention romanesque, d’imagination, qui ouvrent aux lectrices et lecteurs autant de pistes, d’interrogations, de plaisir, que le permet une œuvre « de son temps », riche de réflexions... pour le nôtre.
C’est bien parce que le réalisme d’Elsa Triolet est expérimental qu’il échappe au dogmatisme (Staline meurt en mars 1953) et offre un roman ancré dans son époque… et de pleine actualité... des dizaines d’années plus tard.
Elsa, Olga, Greta
Elsa Triolet, le préfaçant dix ans après la parution de novembre 1956, révèle avoir envisagé de le nommer dans son projet liminaire Étrange étrangère. Elle aurait alors uni dans ce titre rêvé, à la fois son propre vécu de Russe exilée en France et celui du personnage d’Olga Heller. Résistante (comme Elsa) aussi discrète qu’efficace contre les nazis, elle est dans Le Rendez-vous des étrangers objet de toutes les convoitises et de toutes les respectueuses et empressées adorations des hommes qu’elle rencontre ou a rencontrés. On ne sera pas étonné de découvrir qu’Elsa Triolet a choisi une superbe photo de Greta Garbo (p. 170 du tome 27) pour nous suggérer la beauté et le charme d’Olga. Elle connaîtra avec Frank Mosso un amour aussi partagé qu’inabouti. Ce Frank Mosso, scénariste américain inquiété par la commission des activités antiaméricaines, s’est réfugié en France avec sa famille et exerce sa vraie passion pour la peinture à Paris. (« C’étaient des gens qui n’avaient qu’une seule patrie, l’Art ! ») Mais le voici accusé de sympathies communistes parce que, charmé, il fréquente Olga, soupçonnée (à l’image d’Elsa ces années-là !) de « travailler » pour la Guepéou.
Ce personnage d’Olga, fascinant, fait donc le lien entre d’anciens résistants, connus alors et parfois sauvés par elle, mais qui dix ans plus tard ont suivi des trajectoires et vécu des existences bien différentes, politiquement ou sentimentalement.
« Et la vie a tourné sur ses talons de verre », comme l’écrit Elsa, en contrebande, citant, avec un clin d’œil, Aragon dans Les Yeux d’Elsa... (1942)
Mine de rien, mine de tout
Si le roman s’attache à évoquer toutes sortes d’étrangers, de toutes origines, de toutes conditions... et de toutes opinions, il faut évidemment rappeler qu’il consacre de nombreux chapitres aux mineurs du Nord, aux Polonais, à leur misère, à leurs fêtes, à leur solidarité. Comme il est dit de Serge avec humour (ch. XX) : « Il voulait voir ces mineurs transplantés de Pologne et repiqués dans la terre de France comme des salades. Il voulait voir si elles avaient pris, ces salades, et s’il allait rencontrer des Polonais ou des Français. » C’est aussi le moment où Elsa Triolet choisit d’évoquer les ravages de la guerre de 1914-1918, encore visibles des années plus tard :« Le gazon des cimetières était lisse, les allées ratissées. Et ceux qui avaient été si bien déchiquetés qu’on n’en avait pu recoller les morceaux, ceux qui s’étaient volatilisés sans laisser de trace, avaient leurs noms gravés dans la pierre des monuments collectifs. » Yves, avocat, et Serge donc, un des héros du roman, sont accueillis chaleureusement et vont passer quelques jours dans le Nord. Il en résultera, entre autres, que Serge le communiste déclarera à ses amis le 31 décembre, quelques mois plus tard : « Mes chers amis, je vous annonce un heureux événement... deux heureux événements : le mariage de Serge Kremen, musicien, avec Mlle Anelle Prokowicz ouvrière textile... premièrement ; et deuxièmement, l’espoir qu’ils ont tous deux d’avoir d’ici quelques mois un enfant de sexe encore inconnu, mais qu’ils seront heureux d’accueillir, garçon ou fille ! ».
Outre les mineurs polonais, les républicains et communistes espagnols sont fortement présents, et Elsa Triolet ne manque pas l’occasion de rappeler leurs difficiles conditions de vie et de combat et les formes d’expulsion alors présentes : « Et allez ! À la gare, en route pour le Cantal, les Vosges, la Corse ou l’Afrique ». Les exilés, sans ressources, y étaient complètement coupés de leurs camarades. On pense, en 2025, aux « battues anti-migrants » exaltées par Donald Trump et aux obsessions de Bruno Retailleau.
Avec Grenade pour Fil rouge
L’originalité du roman tient cependant en premier lieu du fil, rouge ô combien, offert aux lectrices et lecteurs avec le poème de Mikhaïl Svetlov, Grenade (1926). Elsa Triolet, ce qu’elle n’avoue pas, en offre une magistrale traduction dans une prosodie originale. Le poème, superbe, est évoqué au moins sept fois dans le roman. Il est donné notamment dans son intégralité au chapitre V, mais aussi avec sa portée... musicale (compositeur hongrois, Vladimir Kosma) au chapitre XXIX. Il est le moment, pour les personnages, d’une solidarité concrète et symbolique. Son origine d’abord : « C’est une poésie que Serge, Alberto et leur ami Patrice Grammond ont ramené du camp ». Elle va permettre le rendez-vous des étrangers. Les dernières phrases du roman le disent mieux que tout. Fernando, le communiste espagnol déclare : « Je vous prie d’apprécier cette chanson : les paroles sont d’un Russe, la musique d’un Hongrois, elle est chantée, en français, par un Espagnol, qui la chante pour un petit Italien... Vous allez voir ce qu’elle dit... »
Cette chanson en évoque une autre (« Pomme petite pomme où roules-tu comme ça ? ») marquée par le fatalisme de la guerre.
Mais Grenade chantée sur le sol russe par les soldats de l’armée rouge, assigne un but au combat révolutionnaire et exprime un rêve internationaliste :
Pour qu’à Grenade on donne
La terre aux paysans
Dix ans avant la guerre d’Espagne !
L’Ukrainien qui vit cette utopie dans les rangs bolcheviques va mourir au combat... mais son rêve exprime puissamment les aspirations révolutionnaires de millions d’hommes ou de femmes.
Cet article laisse de côté bien des aspects de ce roman foisonnant. Lectrices et lecteurs se chargeront, pour leur plaisir, de remédier à ces insuffisances, en méditant mélancoliquement sur l’espoir d’un personnage : « Mais il viendra, le temps sans serrures, les jours de la confiance vont arriver… »