Cet article est le premier d’une série que Liberté Actus propose en collaboration avec la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, dans le cadre du 80e anniversaire du prix Goncourt décerné à Elsa Triolet.
Les Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, dans la tradition des grandes sociétés littéraires françaises, interviennent sur l’image massivement diffusée des deux écrivains les plus présents et les plus discutés du XXe siècle.
Cette intervention ne se limite pas aux écrits nourris des combats du siècle. Au-delà du sort réservé aux œuvres d’Aragon et d’Elsa Triolet, la Société entend agir contre les menaces ordinaires, totalitaires ou politiques qui pèsent sur la culture.
Par Marie-Thérèse Eychart, Maître de conférences honoraire à l’université de Lille. Éditrice d’Elsa Triolet et d’Aragon
À cette époque, Elsa Triolet n’était pas une débutante. Si ses romans en russe étaient inconnus en France, dès ses premiers écrits en français, elle avait acquis une certaine notoriété. En 1938, Bonsoir, Thérèse avait été admiré par Sartre et Nizan et en 1942 Mille Regrets avait soulevé l’enthousiasme de Roger Martin du Gard et de Max Jacob. Écrit pour contourner la censure, on y trouve « le quotidien désespérant, navrant, de l’époque », selon leur autrice. Puis, en 1943, la parution du Cheval blanc (disponible en Folio) eut un beau succès d’estime chez ses confrères. De Max Jacob, Joë Bousquet, Robert Desnos, Albert Camus, à Pierre Seghers ou Francis Carco, les éloges furent unanimes. Ce dernier vota d’ailleurs en décembre 1943 pour l’attribution du prix Goncourt à ce roman. Le livre, ressenti comme un ouvrage de contrebande — « l’art de faire naître des sentiments interdits avec des paroles autorisées » —, toucha un lectorat « non spécialisé », et parvint jusque dans les prisons, là où il était compris.
Ce roman est en effet remarquable par sa puissance romanesque qui emporte le lecteur au long des années de la première moitié du XXème siècle au début de la Seconde Guerre mondiale, de l’enfance du héros, Michel Vigaud, à sa mort au combat. Courant le monde d’aventure en aventure, des bas-fonds de la société aux milieux des artistes, de la mode ou de la grande richesse américaine, il vit au hasard, sans but, en proie à l’obsession d’un rêve beau mais dérisoire : être le chevalier qui délivrera la belle aux tresses blondes. Du chevalier, il a la beauté, le courage, la générosité mais il ne comprend rien de son époque. Il est un « enfant du siècle », en rien préparé à ce qui va advenir. Il vit « en pure perte » jusqu’à la rencontre d’un grand amour qui, dans la souffrance et l’échec, lui permettra d’ouvrir les yeux et de voir enfin le monde tel qu’il est et ses catastrophes. Pour Elsa Triolet, « Michel existe avec son temps, il en est le produit et la victime. Et après tout, l’époque est peut-être bien le héros principal de ce roman ».
Elle a écrit ce roman à Nice où le couple vivait dans une petite maison de pêcheurs où, exilé de Paris, il était réfugié, en attente des contacts venant de la résistance communiste qui s’organisait. Quand les Italiens arrivèrent pour occuper Nice en novembre 1942, tout bascula brutalement. Ils entrèrent en clandestinité. L’Histoire s’accélérait sous l’action d’une Occupation de plus en plus répressive et d’une Résistance de plus en plus active.
C’est donc réfugiés à Lyon puis à Saint-Donat qu’Elsa Triolet et Aragon menèrent leurs activités de résistance dans laquelle l’écriture tenait une place essentielle mais dont la forme de la contrebande utilisée jusque-là par Elsa Triolet ne lui paraissait plus correspondre à la nouvelle situation. Une littérature de résistance qui s’affirmait comme telle lui succéda.
Les Amants d’Avignon parurent donc illégalement sous le pseudonyme de Laurent Daniel — hommage à Laurent et Danielle Casanova — en octobre 1943, aux Éditions de Minuit. L’histoire de Juliette Noël, petite dactylo qui ne s’était jamais intéressée à la politique, aurait dû être banale comme tant d’autres. Mais la violence des événements bouscule ce destin et Juliette devient résistante. Ignorante des choix politiques, elle ne s’est pas souciée de savoir si son réseau était gaulliste, communiste ou autre. L’évidence qu’il fallait résister à l’horreur de la situation de la France s’imposait à elle sans avoir besoin d’y réfléchir, quitte à mettre sa vie en jeu. Ce qui intéressait Elsa Triolet dans ce personnage, c’était précisément cette apparente banalité de la jeune femme qui représentait la vie ordinaire de tous ceux qu’on nomme « petites gens » et qui dans certaines circonstances se révèlent capables d’un héroïsme inouï avec toujours la même simplicité d’être, risquant la torture et leur vie comme si cela allait de soi. À contre-courant des récits sur l’héroïsme de personnages hors du commun et dotés d’une conscience politique qui sont souvent attendus dans la littérature « héroïque », Elsa Triolet choisit de leur rendre justice au travers de cette jeune femme dont les rêves amoureux se brisent sur la réalité d’un temps d’Apocalypse, d’un temps où il n’y a pas d’amour heureux possible. Elsa Triolet a néanmoins glissé un hommage aux communistes sacrifiés dans ces combats : « Après la guerre, il faudra compter avec eux, on ne pourra pas gouverner le pays sans le parti des fusillés » dit un résistant. Elsa Triolet se déclara fière qu’à la Libération cette formule soit reprise par le parti communiste : « Adhérez au parti des fusillés/ comme dit un écrivain de la Résistance ».
Si Les Amants d’Avignon ouvrent le recueil, c’est un des récits qui suit, Le Premier accroc coûte deux cents francs (disponible en Folio), qui donne son titre au livre publié en 1945. Il s’agit d’un reportage dans le maquis, à peine travesti, que fit Elsa Triolet et dont une partie parut dans les Lettres françaises clandestines— récit passionnant qui raconte un parachutage et les atrocités commises par des soldats allemands qui tuent, violent, pillent, saccagent avant leur fuite et l’annonce du débarquement.
Les deux autres nouvelles du livre furent écrites par Elsa Triolet à Saint-Donat, entre ses déplacements pour la Résistance. Avant de partir, elle enterrait ses manuscrits dans une boîte en fer dans le sol de la remise. Il n’est pas anodin qu’Elsa Triolet ait fait de ce rituel bien réel un motif de la fiction qui prit le titre de Cahiers enterrés sous un pêcher. Louise Delfort, l’héroïne, n’est pas Elsa Triolet mais elle en porte beaucoup de traits, en particulier des bribes de vie de son enfance dans sa Russie tant aimée dont elle garde un souvenir émerveillé, le souvenir de sa sœur et d’un beau Vladimir dont le prénom de fiction évoque un autre Vladimir bien réel, et celui de ses amours et de ses échecs. « J’ai tressé la vie de Louise avec mon passé romanesque ». Louise porte aussi beaucoup des angoisses et des obsessions de la narratrice qui brouille les cartes de la vie réelle en intégrant au récit des personnages de ses autres romans. On y croise Elisabeth et Bielenki du Cheval blanc, Alexis Slavsky, héros de l’autre nouvelle. Ce peintre qui ne se préoccupe que de sa peinture, incapable de penser à autre chose est pourtant un homme de qualité qui aurait pu, si on avait fait appel à lui, donner sa vie pour son pays. Elsa Triolet fait ici un très beau et subtil portrait de ces « monstres sacrés » absorbés par leur art, Matisse par exemple qu’elle admirait, pour que nous les comprenions sans les juger.
En juillet 45, les circonstances historiques bousculent le rituel des prix, le Goncourt pour l’année 44 est attribué au Premier accroc coûte 200 francs. C’est la gloire pour Elsa Triolet placée sous les lumières de l’actualité. Ce Goncourt était d’autant plus glorieux qu’il fut le premier à être décerné à une femme. Elle qui avait tant souffert de se sentir étrangère et suspecte avait gagné sa place de Française et d’écrivain français.
Pourtant, c’est au travers de cette consécration célébrée dans la presse que l’on voit se forger tous les a priori qui pèseront sur l’image de la romancière et de son œuvre. En effet, une question se pose alors : qui l’Académie Goncourt a-t-elle vraiment récompensé ? Une personnalité emblématique de la Résistance, qui plus est, et assimilée aux communistes ? Une femme écrivain dont le talent n’est pas encore reconnu de tous ? Ou l’épouse d’Aragon, personnalité devenue influente mais contestée du monde littéraire ?
Finalement, le Goncourt qui aurait dû permettre à Elsa Triolet une ascension continue dans le monde des lettres fut en réalité un facteur de difficultés. En sont responsables les circonstances d’attribution du prix et surtout la presse qui en rendit souvent compte avec des louanges à double tranchant. Tout conduisit à favoriser une lecture réductrice des œuvres ultérieures et à créer une image fantasmatique négative.
Elsa Triolet, qui en souffrit longtemps, retrouva sur la fin de sa vie une certaine sérénité, frappante dans La Mise en mots : « Détruire sa légende n’est pas une mince affaire pour le romancier. Je ne m’y attache pas. J’écris. Ne tirez pas sur le pianiste ! »
Heureusement les œuvres sont là et, comme veut le penser la romancière : « Le lecteur complice et ami existe, c’est certain. Et j’irai encore à mon rendez-vous d’amour avec lui. »