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Elsa Triolet, Roses à crédit (1959)

Le Bonheur à la merci d’un frigidaire ?

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Temps de lecture : 8 minutes

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Littérature Elsa Triolet

En écrivant Roses à crédit, Elsa Triolet s’est attachée à montrer les conséquences d’une aliénation nouvelle, celle que les formes très séductrices du crédit ont largement permise dès les années 60 du dernier siècle. Jean-Michel Devésa montre toute l’actualité de ce roman. Jean-Michel Devésa est universitaire mais surtout romancier. Une désarmée des morts, son dernier roman, vient d’être publié aux Éditions Le Temps des cerises.

Le Bonheur à la merci d’un frigidaire ? par Jean-Michel Devésa [1]

Au collège, entre 1966 et 1970, et jusqu’à mon entrée au lycée, nos professeurs nous formaient à l’art et aux techniques de l’argumentation, de la discussion et du débat, en soumettant fréquemment à notre réflexion des sujets de société, nous incitant à la fois à exercer notre esprit critique et à cultiver le sens de la nuance et de la mesure, il s’agissait de nous mettre en position de défendre un point de vue et de réfuter la thèse « adverse » – intelligemment, disaient-ils, en évitant l’outrance et la caricature. Je me souviens qu’à plusieurs reprises le sujet que nous avions eu à « potasser » avait porté sur la société de consommation, ses apports et ses excès… Il s’agissait de dépoussiérer un enseignement au sein duquel la suprématie du grec, du latin et de la rhétorique était supplantée par celle des mathématiques, et de préparer les gamins que nous étions à l’acceptation des mutations qui affectaient la « vieille terre » de France chère à de Gaulle, sous le prisme d’un conservatisme tempéré ou d’un modernisme raisonné, ce qui revenait au même puisque ce qui était visé c’était l’adhésion à ce « capitalisme monopoliste d’État » que notamment l’économiste Paul Boccara a théorisé pour le compte du Parti communiste français, à la suite de la conférence internationale de Choisy-le-Roi de mai 1966. Aucun de nos maîtres, même ceux dont je suis aujourd’hui enclin à penser qu’ils étaient progressistes, n’a alors « mobilisé » un quelconque extrait de Roses à crédit (publié en 1959) parmi les exemples littéraires auxquels ils empruntaient pour que nous y adossions notre raisonnement. Ayant relu ce roman, je crois entrevoir pourquoi ceux-ci ont fait l’impasse sur lui, la réticence de l’institution scolaire de l’époque à l’endroit des textes contemporains n’en étant pas la seule cause : le livre de Triolet brosse un tableau de la société française fondée sur une grille d’interprétation si radicale et profonde que son propos n’avait pas droit de cité au sein de cet appareil idéologique – l’École, laquelle était encore le creuset de l’idéologie dominante –, aussi était-il en « sécession » avec les discours des gouvernants, de leur presse, de leur personnel intellectuel.

Dans son ouvrage, le premier du cycle désigné par Triolet comme étant celui de « l’âge de nylon », la narration restitue la trajectoire de Martine, depuis sa naissance dans un foyer qu’actuellement on qualifierait de dysfonctionnel, et qui en fait relevait de ces individus que le système économique et son régime politique heurtent tant qu’ils en sont rejetés dans les marges, à la lisière d’une normalité qui n’exprime que la capacité des autres à s’adapter, et donc à s’assujettir à la loi d’airain de la production et du marché : le tempérament et la sensualité de sa mère, Marie Vénin, en ont fait (au regard de la morale courante, des conventions et de l’oppression subie par les femmes) une pêcheresse, une Marie-couche-toi-là, auprès de qui les hommes se soulagent des désirs qui les taraudent ; quant à son époux, Pierre Peigner, un bûcheron, c’est dans l’ivrognerie qu’il se console de l’infidélité de celle-ci. Leur cabane, à l’extérieur du village, infectée par les rats, ressemble à « une grande caisse vieille et sale, un assemblage de planches à échardes, clouées ensemble » et confinera de plus en plus au cloaque.

Martine se singularise de Francine, sa sœur aînée, et de ses cadets, mais si Peigner a reconnu les deux premières lors de son mariage avec Marie, il n’en est pas de même pour les enfants dont celle-ci a accouché après leur rupture, même s’il ne s’est pas trop éloigné d’elle et de la misérable baraque qu’il a construite. Deux jours et deux nuits passés à cinq ans en forêt consacrent Martine en « petite bonne femme, courageuse » et originale, selon ses parents comme pour tous les gens des environs elle est désormais la « Martine-perdue-dans-les-bois ». Bonne élève, elle grandit en se distinguant des autres fillettes, son comportement et ses réactions inattendus donnant à penser qu’elle ne sera pas une ménagère ni une mère, mais une femme en proie à l’absolu, rétive à brider ses élans ni à renoncer à ses rêves.

L’amitié qu’elle noue avec Cécile Donzert lui permet de s’extirper de la fange familiale et de discerner qu’une vie différente est possible dans une maison aux « murs ripolinés blanc », d’autant qu’avec la Libération, l’atmosphère du pays a changé. Regardée par la mère de sa camarade, propriétaire d’un salon de coiffure, comme si elle était sa seconde fille, elle choisit l’apprentissage plutôt que de longues études, et lors de l’installation de celles-ci à Paris, elle les y suit, apprenant très vite à s’y retrouver « comme dans la grande forêt », en « y cherchant » et en « y trouvant ce qu’elle cherchait : le neuf, le brillant, le bien poli, le tout à fait propre ». C’est ainsi qu’elle devient manucure, salariée dans un institut de beauté fréquenté par des personnalités et des clientes aisées.

À quatorze ans, lorsque est survenu le moment de « l’embrassement » du corps et du cœur, Martine s’est éprise de Daniel, un rosiériste, l’héritier des établissements Donelle, lequel pendant la guerre a été résistant — dès lors, une irrépressible passion la dévore, Martine voyant en Daniel le garçon qui cristallise et incarne l’ensemble de ses désirs, il n’est pas seulement un jeune homme qu’elle idéalise mais bien son idéal d’homme en chair et en os. Le hasard les réunit à Paris, une idylle naît, leur couple se forme, ils se marient. Malheureusement, en dépit d’une apparente communion des corps, les époux constatent qu’un fossé se creuse entre eux, en raison des objectifs divergents qu’ils poursuivent, Daniel souhaitant au terme d’une démarche scientifique obtenir une rose ayant « le parfum inégalable de la rose ancienne, la forme et la couleur d’une rose moderne », tandis que Martine ployant sous l’emprise des objets est de plus en plus dangereusement happée par la spirale du crédit et de l’endettement, dans une boulimie d’achats compulsifs : mobilier, électroménager, tous les oripeaux et gadgets d’une modernité en toc et en plastique. Commence une phase de vie séparée. Puis intervient un divorce à la demande de Daniel. Les difficultés de Martine qui n’a pas la force ni les ressources de maîtriser son addiction s’accroissent, inéluctablement. Sa dégringolade s’accélère jusqu’à une fin sordide : elle meurt avant la commercialisation, en 1958, d’une rose Martine Donelle concrétisant enfin les aspirations de Daniel...

Par le biais de la fiction, Roses à crédit dénonce l’aliénation et l’asservissement au fétichisme de la marchandise des Trente Glorieuses. Il met en scène ce qu’on oublie fréquemment : le capitalisme, ce n’est pas seulement des rapports de production, d’exploitation et de domination, c’est un monde, une certaine façon d’informer la relation des humains entre eux, à leur environnement et aux choses dont ils s’entourent. À cette heure où triomphe une économie de profits distributive, friande d’informations et d’images dupliquées, il est salutaire d’avoir en tête, grâce à la littérature, que l’essor technique peut aboutir non au progrès mais à une immense misère humaine.

Notes :

[1Écrivain, professeur émérite.

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