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Elsa Triolet ne découpe pas la vie en tranches

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Mise à jour le 24 décembre 2025
Temps de lecture : 9 minutes

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Elsa Triolet

Elsa Triolet achève Les Manigances en décembre 1961 dans l’ancien moulin qu’elle habite avec Aragon à Saint-Arnoult-en-Yvelines, aujourd’hui la Maison Triolet-Aragon : lieu de vie commune et de travail intellectuel, d’œuvres croisées.

Décor parfait pour écrire Les Manigances : un roman dont l’héroïne, Clarisse Duval, se demande comment on fait, quand on est une femme, pour vivre une vie d’artiste, pour aimer et créer alors qu’on se fait continuellement taxer d’égoïsme. « L’envie m’était venue, dit Elsa Triolet, d’imaginer une héroïne qui ne permettrait point au sort de décider pour elle ».

Comment mener sa vie ? Cette question se pose à tout le monde, Elsa Triolet en a bien conscience et elle le suggère finement, au détour d’une scène apparemment ordinaire :

J’allais préparer le dîner, quand Marc est arrivé et m’a dit : « Si tu te faisais belle et qu’on aille manger au restaurant ? » Nous aimons bien tous les deux aller de temps en temps au restaurant, nous faire servir et manger exactement ce qui nous plaît. Du moins, au départ, on se fait des illusions là-dessus, parce que, une fois la carte en main, il est rare qu’on choisisse le plat rêvé, on ne sait plus ce qu’on veut, et on se trompe régulièrement sur ses propres désirs. [1]

Mais on se la pose de manière plus aiguë peut-être quand les gens considèrent que vous ne pratiquez pas un « vrai métier », et qu’on attend de vous un dévouement « féminin ». L’œuvre d’Elsa Triolet est traversée par des figures de femmes solitaires, et pour qui l’expérience du couple n’atténue pas cette expérience fondamentale de la solitude, à la fois subie (pour des raisons politiques, historiques, d’exil, de xénophobie, mais aussi parce qu’il y a toujours une incompréhension entre les êtres, entre les genres) et nécessaire (pour comprendre le monde, voir la comédie humaine, créer).

Elsa Triolet en est à son apogée romanesque. Elle écrit l’Âge de nylon dont le premier volume, Roses à crédit, publié en 1959, est peut-être son livre le plus célèbre. Or, des problèmes de santé la font vieillir prématurément. L’artérite ronge ses membres et rend plus difficile la montée vers son bureau du premier étage, cette pièce si claire d’où le regard plonge vers le jardin — vers ce monticule où désormais on va rendre visite à la tombe commune des deux écrivains, près de deux hêtres enlacés. Deux (h)êtres qui poussent ensemble : ce symbole vivant a toujours ému et fasciné Elsa Triolet comme s’ils prouvaient qu’on peut, dans certaines conditions exceptionnelles d’amour et de compréhension mutuelle, ne pas être seule.

C’est à ce moment-là qu’elle écrit ce roman si singulier dans son œuvre, qui n’appartient à aucun cycle.

Les Manigances, donc. Un roman dont, à la première lecture, on se dit qu’il n’a rien de politique, qu’il s’agit « juste » d’une femme avec des problèmes d’inspiration, qui traîne pendant des jours ou des semaines avant de se remettre à travailler, saute dans un taxi dès qu’elle a la tête qui tourne. Une histoire sur un individu plutôt que sur un sujet humain, universel. C’est tout le contraire…

Elsa Triolet n’écrit guère au fil de la plume. Tandis qu’Aragon, au rez-de-chaussée, noircit des pages à l’allure de Balzac les nuits où il buvait plus de café que d’habitude, Elsa Triolet se promène dans le parc. Il est à l’image de ses pensées. Un écheveau de chemins, de perspectives, par où faut-il aller ? Lentement elle choisit les allées, taille les haies, retranche de ses phrases ce qui n’est là que pour faire du bruit, pour sonner avec brio. Elle conçoit ses romans comme Dédale, saint patron des auteurs de polars, inventa son labyrinthe. Après tout, elle a un diplôme d’architecture. Elle planifie et elle rêve à la fois — art vertigineux…

Son héroïne s’appelle Clarisse Duval, elle est chanteuse, mène une vie mondaine et se remet d’un grave accident. Or cette artiste si aimée par le public mène une vie austère comme dans un couvent de clarisses : tout le monde lui reproche d’être égoïste, sa mère, sa tante, son imprésario, elle n’en fait jamais assez, on ne devine pas la douleur de sa blessure, et tout ce que cela remue en elle d’aller chercher cette voix si nécessaire à sa carrière, de se livrer ainsi au public.

Je suis considérée dans la famille comme un exemple d’égoïsme. Cela dure depuis si longtemps qu’aujourd’hui je pourrais bien me dévouer pour mon prochaine avec un oubli total de moi-même, on n’y trouverait jamais qu’une preuve d’égoïsme, une raison d’égoïste. Je pourrais soigner des lépreux, me jeter dans le feu pour sauver un enfant, me dépouiller pour venir en aide à une famille nombreuse, rien n’y ferait : je mourrais égoïste. [2]

Certes, on est parfois pris de doutes. Après tout, n’est-elle pas réellement une égoïste, une maniganceuse en chef ?

Or, ce qu’elle veut, c’est ce dont ont besoin toutes les femmes artistes : une chambre à soi, dit Virginia Woolf. En anglais, A room of one’s own, ce qui est plus ambigu et veut aussi dire « un espace à soi ». Clarisse Duval a un toit sur la tête mais a-t-elle la place d’exister ? Peu à peu se fait jour un désir en elle, celui d’une métamorphose artistique, elle rêve de théâtre. Elle tâtonne, aime, pleure, réfléchit. Et surtout, elle est drôle. La mauvaise foi, s’il y en a, ne vient jamais sans un peu d’ironie, de recul sur soi-même.

Écoutez-la raconter une après-midi dans un grand magasin :

Voilà, j’y suis. On s’engouffre, la jolie jeune fille en uniforme qui le fait fonctionner a déjà fermé la grille quand des glapi-vociférations l’arrêtent pile. Elle rouvre la grille et une femme en cheveux pénètre dans l’ascenseur, avec un gosse dans les jambes. Elle est brune, large, hâlée, les joues bien rouges et luisantes. « Attention ! crie-t-elle, attention ! N’écrasez pas mon prince héritier ! » et elle arrondit les bras pour préserver son ventre. Un silence se fait et les passagers se tassent pour lui laisser la place, toute la place. Elle est là comme un paquet contenant du plastic, le moindre choc, et elle va exploser, injurier tout le monde, crier : « Moi, j’ai quatorze gosses, moi, mon mari est le soldat inconnu !… » Chacun le sent et n’a qu’une idée : sortir de là. [3]

C’est tout de même une question massive : comment fait-on pour vivre avec les autres, ces explosifs tous plus allumés les uns que les autres ? Comment survit-on à un trajet en ascenseur avec des inconnus, comment se trouve-t-on une place dans la cohue des corps, de la société, comment fait-on entendre sa voix dans la cacophonie du monde ?

L’humour est une partie de la réponse d’Elsa Triolet. Les Manigances est un de ses romans le plus ouvertement drôle, peut-être parce qu’il parle du caractère vertigineux de la vie, ce tourbillon qui n’est ni tragique, ni comique, mais tout à la fois selon la manière dont on l’interprète — comme Clarisse, interprète, comédienne en devenir, « chanteuse réaliste ».

Ce sont les manigances, les tours de passe-passe de la vie, de la réalité qui danse la valse avec la fiction, les jeux de l’amour et du hasard, et au milieu de tout ça, les humains qui essaient de trouver un sens alors que tout s’entremêle, les causes, les conséquences, les peines de cœur et les attentats de l’OAS, les accidents de voiture, les accidents de la vie, les rencontres, Victor Hugo et Brigitte Bardot… Mais comment donc font-ils, les écrivains, pour découper la vie en tranches et la servir en chapitres ? C’est peut-être la question la plus troublante du livre — et la plus réjouissante.

Décembre, la terre gelée crisse sous les pas. L’intrigue d’un roman, est-ce que ce n’est pas ça, la suprême manigance ? L’écrivaine regagne à pas lents la maison. Son bureau l’attend, il lui faut maintenant mettre un point final. Pourtant ce n’est pas fini. Ce n’est jamais fini. Sans doute que, dans le silence de la neige qui fait rutiler le parc, elle murmure : « Tant mieux ».

Louise Guillemot
Écrivaine

Notes :

[1Les Manigances, Paris, Gallimard, 2005 [1re édition : 1962], p. 39.

[2Ibid., p. 9.

[3p. 89-90.

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