Liberté Actus
qrcode:https://liberte-actus.fr/911

Cet article est lisible à cette adresse sur le site Liberté Actus :

https://https://liberte-actus.fr/911

Flachez le qrcode suivant pour retrouver l'article en ligne

Nouvelle

Mon village fantôme.

Accès libre
Temps de lecture : 22 minutes

Mot-clé

Nouvelle

Antoine Blocier fait partie de ces écrivains communistes dont la plupart des communistes ignorent l’existence.

Depuis une vingtaine d’années, Antoine Blocier, qui habite et milite à Pontault-Combault, a écrit une vingtaine d’ouvrages, dont l’excellente série pour la jeunesse Maëlys, ou le bouleversant Camping sauvage. Il a choisi d’offrir à Liberté Actus une nouvelle qui évoque un pays et une histoire chers aux communistes, l’Espagne.

Signalons en outre qu’il est la cheville ouvrière du Festival du Roman noir et Social de Vitry dont la 4ème édition s’est déroulée les 7 et 8 décembre dans cette ville.

La première fois que mon grand-père José vit une baignoire fut le dernier jour de sa vie. [1]

***

Mes origines espagnoles se vérifient par mon nom : Pablo Grimau Cordero, et, sans doute aussi, par la facilité que j’ai eue à apprendre cette langue plus ou moins interdite à la maison. Plus mon père restait bloqué là-dessus, plus ça m’intriguait. Fils d’immigré à la maîtrise parfaite de l’Espagnol, je n’ai jamais mis les pieds au-delà des Pyrénées. La seule chose que je savais fut qu’il avait dû fuir l’Espagne à l’aube de ses dix ans pour ne jamais y retourner. Bon prétexte pour s’excuser de ne se souvenir de rien.

Un jour de grand ménage, j’ai trouvé une coupure de presse jaunie, au papier craquant et fragile d’avoir tant vieilli. Sur la photo, un jeune type filiforme triomphait, le regard fier, une mèche de cheveux dissimulant à peine une large cicatrice sur le front. L’article traitait de l’imminence d’un immense barrage hydraulique.

Le peu d’informations que mon père avait laissé filtrer des années durant m’a contraint à chercher, fouiller, surfer sur Internet, hanter les bibliothèques et rencontrer d’anciens réfugiés espagnols, pour en savoir plus sur ma propre histoire. À force de le tourmenter de questions, il finit par me concéder un nom : Janovas.

Le barrage de Janovas n’a jamais vu le jour, le hameau est toujours abandonné. C’est un des nombreux endroits vendus actuellement à toute personne s’engageant à les réhabiliter.

Excité de cette nouvelle, j’ai rassemblé mon groupe de copains, convoqué nos économies et nous voici à Janovas avec l’attirail complet du maçon de base.

À la mort du dictateur, des dizaines de villages évacués ont été confiés à des organisations syndicales afin qu’elles s’y consacrent aux loisirs et à la culture. D’autres furent vendus, comme Janovas. Du fait des chantiers de remise en état trop coûteux, les plus nombreux restent des villages fantômes qui ne hantent même pas la bonne conscience ibérique.

Entre deux achats de matériaux, je me suis retrouvé un samedi à prendre l’apéritif avec mes amis bâtisseurs/rénovateurs dans un des bars de l’avenue principale de Huesca. La télévision, allumée en permanence, diffusait les informations régionales. Mon sang se glaça lorsqu’apparut sur l’écran, un type d’âge mûr, le visage sec, les yeux marron clair et dont la perte des cheveux laissait désormais toute sa place à une grande cicatrice qui lui barrait le front. L’homme était celui de la photo du journal que mon père avait gardé si précieusement depuis tant d’années. Aucun doute possible.

— Qui est-ce, là, le type interviewé par le journaliste ? demandai-je au barman.

— Lui ? Mais c’est Victor Ramirez, le maire de Huesca.

— Ah ! OK, merci…

Après tout, un gars qui construit des barrages dans sa jeunesse peut bien faire de la politique et devenir maire d’une ville importante. Je dépliai l’article jauni, précieusement gardé à mon tour dans mon portefeuille et racontai brièvement l’histoire à mes copains autour d’une seconde tournée d’anisette et de tapas. Je hélai, de nouveau le barman en lui montrant la vieille coupure de journal :

— C’est bien le même homme, non ? Plus jeune, mais je suis prêt à le parier.

— Peut-être, je ne sais pas… C’est vraiment une très ancienne photo.

— Et… Ce monsieur Ramirez, c’est un bon maire ?

— Bof ! me répondit-il, un peu ennuyé…

Le garçon me tourna le dos, sans plus m’adresser la parole et s’enquit de la commande d’une autre tablée. Des jeunes d’humeur joyeuse fêtaient la nouvelle victoire du Barça.

Au moment de régler l’addition, j’expliquai au barman notre projet de rénovation de Janovas et notre besoin de trouver rapidement des entrepreneurs locaux. À commencer par un électricien. Il en connaissait un de toute confiance, il insistait sur « de toute confiance » :

— Je vous écris ses coordonnées au dos du ticket de caisse.

— Merci…

— Appelez-moi Juan. Tous les clients m’appellent Juan, alors si vous devenez des habitués de mon établissement…

— Ah, OK… Moi c’est Pablo, répondis-je en lui serrant chaleureusement la main.

Satisfait d’avoir un contact avec un professionnel du cru, je lui laissai un solide pourboire. Nous nous apprêtions à quitter le bar lorsque Juan me fit remarquer que j’avais perdu un papier. Je le ramassai, mais non, ce n’était pas à moi. J’allais le mettre à la poubelle, quand le garçon de café me conseilla de le garder.

Coup d’œil rapide sur le tract plié en quatre. La photo de Victor Ramirez y était suivie de trois questions simples : « Que faisiez-vous sous Franco ? D’où vient votre fortune ? Combien de victimes à votre actif ? ».

Le barman répondait-il à mon interrogation de cette bien mystérieuse façon ? Je me voyais mal revenir sur le passé du maire en pleine heure de pointe. Juan était occupé, mais il m’envoya tout de même un sourire entendu.

Outre les considérations techniques liées au chantier que nous lui laissions, le rendez-vous avec l’électricien fut très instructif du point de vue historique. Lui aussi avait des éléments sur le dénommé Ramirez. Du lourd ! À la toute fin de notre négociation sur la hauteur vertigineuse du devis, il m’interrogea :

— Juan m’a plus ou moins fait comprendre que vous vous intéressiez au maire…

— Oui… En fait, j’ai retrouvé une vieille photo de lui étant jeune. Il devait s’occuper du barrage.

— Vous avez vu un barrage quelque part dans le coin ?

— Ben non, justement, avouais-je.

— C’est partout pareil en Espagne, dit l’électricien. On a expulsé de pauvres gens pour de mauvaises raisons. Et personne ne veut faire l’effort de s’en souvenir. Ramirez a du sang sur les mains, nous en sommes sûrs.

— Qui ça : nous ?

— Nous sommes un groupe qui souhaite faire enfin payer les responsables du passé sombre et peu glorieux du pays. Ça suffit de faire comme si l’addition avait été réglée, car ce n’est toujours pas le cas. Avec Juan…

— Juan, le barman ?

— Oui. Avec Juan et quelques autres, nous avons décidé que nos familles, celles qui ont été emprisonnées, torturées, assassinées ou simplement qui ont dû fuir devaient être reconnues pour des victimes et pas comme des délinquants et des criminels contrairement à ce qu’on a insinué toutes ces années.

— Mais pourquoi tant de mystère ? questionnai-je. L’Espagne est devenue une démocratie. On doit pouvoir dénoncer ces choses-là au grand jour.

— Évoquer le passé du maire et de son équipe en public peut toujours être dangereux. Même quarante ans après la mort du caudillo.

— À ce point ?

— Oui. Victor Ramirez est à la tête de la ville depuis les toutes premières élections libres. Mais, depuis son arrivée, il se murmure beaucoup de rumeurs sur son rôle durant la dictature.

— Comment se fait-il alors que personne ne l’ait dénoncé et qu’il puisse couler des jours heureux et, pire, avoir du pouvoir ?

— C’est comme ça chez nous. Personne ne veut rouvrir les anciens dossiers, de peur d’y retrouver des traces compromettantes d’un membre de leur famille.

— Ce que vous me dites, c’est que ce pays n’a toujours pas réalisé son autocritique. Le passé est si lourd que ça ?

— Bien plus que vous ne l’imaginez. La répression était sauvage, la suspicion partout, les gens n’osaient rien dire de ce qu’ils pensaient de peur d’être dénoncés. Y compris par leurs proches. La mort de Franco n’a pas délié les langues. Vous êtes Espagnol vous-même, vous devez comprendre.

— En fait, je suis Français, mais mon père est Espagnol, il a quitté le pays lorsqu’il était enfant avec ma grand-mère au décès de mon grand-père.

— Victime du franquisme ?

— Je n’en sais rien. Il a toujours refusé d’évoquer sa vie ici. À chaque fois que je voulais aborder le sujet, il n’avait qu’une réponse « Nous devons tourner la page ».

De retour à Paris, j’invitai mes parents à diner pour leur relater l’avancée du chantier et l’énormité de ce qu’il fallait entreprendre — sûr que nous y laisserions nos salaires pendant des années entières — mais surtout, je fixai mon père droit dans les yeux pour l’informer des éléments que j’avais pu recueillir sur Victor Ramirez.

Après des années de silence, il dut, enfin, me raconter la vie des siens dans une ferme isolée des environs de Janovas.

***

Mon grand-père José avait toujours vécu dans cette bergerie à flanc de montagne. Personne ne savait combien de générations de Grimau Cordero avaient hanté ce coin perdu, un corps de ferme chauffé à blanc toute la journée, à quelques centaines de mètres en surplomb de Janovas. À cette époque, on se concentrait sur l’élevage et l’agriculture et l’on se souciait peu des paysages. Il aurait pourtant suffi de chiper quelques minutes du temps de cueillette ou de traite pour porter son regard vers l’horizon : des sierras à perte de vue, une magnifique vallée dont le fond verdoyant contrastait si fort avec l’aridité des hauteurs, un ciel désespérément bleu du premier janvier au trente-et-un décembre, mais d’un rouge flamboyant au coucher du soleil, le chant imperturbable des cigales que venaient juste troubler les bêlements du troupeau arrachant les herbes rares qui s’aventuraient à pousser dans la caillasse et la terre craquelée… Le soleil d’été cognait fort, autant que l’hiver pouvait pincer.

Un toit de tuiles plates protégeait les murs de pierres difformes. Le sol en terre battue de la seule et unique pièce, durci par des décennies de piétinement, paraissait éternel. La ferme vivait au rythme de la nature, se couchant et se levant avec le soleil, la lampe à huile servait peu. Été comme hiver, on se lavait au puits.

Quelques chèvres, des poules, des oliviers et un lopin de quelques mètres carrés pour potager suffisaient la plupart du temps aux besoins de José et de sa famille. Le rendement était chiche, mais permettait parfois de vendre le maigre surplus au marché de Janovas.

José n’était qu’un gosse lorsqu’éclata la guerre civile. Le bruit des armes ne montait pas à Janovas, encore moins jusqu’à la ferme des Grimau Cordero. Il avait cependant toujours su ce qui se tramait « en bas ». À Janovas, peu de choses hors des rumeurs, des regards en coin et des commérages. Les colporteurs étaient plus intéressants, sans épargner les détails, ils rapportaient la dureté et la violence des combats à Huesca, la grande ville où personne chez les Grimau Cordero n’avait encore eu besoin de se rendre.

Les résistants républicains, qui tentaient de se cacher dans la montagne, loin des agglomérations, afin de préparer tranquillement leurs prochaines offensives, satisfaisaient sa curiosité avec précision. De même, la proximité de la frontière française faisait de la ferme un point de passage des combattants européens venus aider la jeune république dans un sens et des familles qui courraient se réfugier en France dans l’autre.

Loin des combats, mais au cœur de l’action, les Grimau Cordero se contentaient d’accueillir et d’héberger. Jamais ils n’auraient porté une arme, jamais ils n’auraient brutalisé quiconque.

Du haut de ses douze ans, José comprit l’essentiel : les militaires réprimaient violemment ceux qui prétendaient améliorer la vie du plus grand nombre. Ils imposaient au pays un régime cruel où aucune liberté de mouvement et d’opinion ne saurait être tolérée.

La guerre avait fini par cesser. Deux questions hantèrent José jusqu’à ce qu’il devienne un homme à son tour : comment était-il possible que les gentils perdent ? Pourquoi les méchants ne se contentaient-ils pas de savourer leur victoire et poursuivaient, si longtemps après, leur répression avec une telle sauvagerie ?

À la naissance de Pedro, son seul fils, mon père donc, il se promit de lui offrir une vie meilleure que la sienne. Il l’enverrait à l’école de Janovas et tenterait de lui inculquer les valeurs qu’il avait décelées chez les combattants républicains qui avaient croisé sa route. Mon grand-père José était un taiseux, un montagnard plus à l’aise avec les animaux et la pierraille qu’avec les humains. Il ne savait ni lire ni écrire, mais était empreint d’une rare bienveillance pour quiconque.

Après tant d’années d’obscurantisme non assumé, Franco décida que l’Espagne devait s’ouvrir au modernisme. Selon la version officielle servie aux journalistes et aux ambassades des pays qui commençaient à prendre leurs distances avec la dictature. Cela se traduirait par construire de belles et grandes agglomérations, édifier de solides infrastructures hydroélectriques, créer des usines gigantesques, inaugurer des fermes aux technologies innovantes. Les mauvaises langues prétendirent que la manœuvre avait surtout pour objectif d’éradiquer les petites niches d’habitations, trop éparpillées pour les surveiller et les contrôler efficacement.

L’état confia la totalité de la vallée à l’entreprise Iberduero pour, enfin, développer le projet du plus important barrage du nord de l’Espagne et dont les premiers plans dataient déjà de mille neuf cent dix-sept.

Comme dans le reste de l’Espagne, Janovas s’assombrit. Les plus belles choses se firent ternes, de bleu le ciel devint vide, ses nuages flamboyants du soir devinrent tourmentés, le vent frais devint violent, le calme devint sinistre et la campagne devint désert inhospitalier.

L’ordre d’évacuation de Janovas et des fermes alentour était sans appel : un mois pour tirer un trait sur une vie et organiser l’exil.

« Ce foutu barrage a déjà attendu plus de quarante ans, il peut bien patienter encore un peu », murmurait José à son fils Pedro. Opinion partagée par les deux cents âmes du village et du reste de la vallée. Personne ne fit le moindre baluchon, les hommes continuaient à vaquer à leurs occupations, essentiellement de l’élevage et de l’agriculture, les femmes géraient les volailles et la maison, les enfants jouaient et se retrouvaient chaque jour à l’école… comme si aucune menace ne planait réellement sur leur existence.

Cette tranquille opposition se transforma en cauchemar lorsque les hommes de main d’Iberduero et ceux de la Guardia Civil se firent subitement pressants.

Les brutes forçaient les portes lorsque les maris, les jeunes et les adolescents en étaient absents, renversaient tables et buffets, détruisaient ce qui passait à portée. Des têtes de bétail étaient égorgées durant la nuit. Des incendies se déclaraient sans raison dans les fermes.

Le point de départ d’une « vraie » résistance, organisée, fut donné lorsque le tout jeune représentant d’Iberduero s’en prit à l’école. L’institutrice refusa de sortir et tenta de protéger ses élèves. L’employé de l’entreprise hydrologique, un gringalet qui ne devait pas avoir vingt ans, devint comme fou, attrapa l’enseignante par les cheveux et la tira de force dans la cour, la roua de coups de pied, de poings, jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Ivre de colère et de haine, l’agresseur transpirait à grosses gouttes, moulinait de grands gestes et tournait sur lui-même en relevant d’un tic brusque sa longue mèche noire. Tétanisés par la violence de la scène, les trente élèves s’agglutinèrent devant la porte de la classe. Aucun n’osa proférer la moindre parole, effectuer le moindre mouvement. Jusqu’à ce que le type maigre, hors de lui, les fit s’égayer comme une volée de moineaux apeurés.

Spontanément, les mères se rassemblèrent devant l’école, l’une épongeant le sang de l’institutrice, une seconde remettant en place le mobilier scolaire jeté à terre, une troisième ramassant les livres déchirés par les gendarmes. Les autres récupérèrent les enfants partout dans Janovas pour les regrouper, improviser une classe et demeurer la tête haute dans l’attente de la réaction des militaires.

Le Tribunal de répression de la maçonnerie et du communisme dépêcha ses enquêteurs les plus vicieux. Les villageois et les agriculteurs tremblèrent, tant la sauvagerie de ce tribunal était célèbre et crainte depuis sa création en 1941. Une compagnie de gendarmes entière envahit les ruelles de Janovas, une seconde arpenta les montagnes à la recherche des fermiers récalcitrants. Les soldats et les employés d’Iberduero réunis étaient bien plus nombreux que ceux qu’ils voulaient expulser. Les autorités ne sauraient supporter que des paysans incultes osent se rebiffer, après les avoir tant d’années réduits au silence et à la peur.

Le freluquet d’Iberduero mena la perquisition chez mon grand-père, les gens de la Guardia Civil lui obéissaient comme s’il avait été un haut gradé. Il ne s’était pas calmé depuis l’épisode de l’école et sa hargne contre l’institutrice. Sa violence redoubla lorsque mon grand-père lui planta ses yeux clairs dans les siens.

— Ta place n’est plus ici, cracha-t-il au visage de José. Va élever tes chèvres plus haut dans la montagne et laisse le progrès développer la grande Espagne.

— Jamais je ne partirai. C’est toute ma vie. Mon fils va à l’école, c’est un bon élève. Je dois rester pour lui, pour son avenir.

— L’école, voyez-vous ça ! persifla-t-il en prenant les gendarmes à témoin. Et bon élève en plus. Dans la nouvelle Espagne, les fils de paysans restent paysans. Pourquoi auraient-ils besoin de savoir autre chose ? Pour leur bourrer le crâne d’idées subversives ?

À l’évocation de son futur, mon père se réfugia dans la grande robe noire de sa mère, effrayé de tant de haine contre lui, contre son père, contre le village… Mon grand-père s’excusa presque :

— Je veux juste qu’il ait une vie moins difficile que la mienne et qu’il apprenne un métier pour qu’il puisse tenter sa chance en ville. À Huesca et, pourquoi pas, à Madrid.

La colère creusait encore plus les joues de l’avorton émacié. Repositionnant sa mèche noire sur sa cicatrice, il aboya des ordres définitifs :

— Puisqu’il veut que son fils connaisse la ville, embarquez-moi toute la famille. Direction Huesca. Le centre d’interrogatoires.

Deux jours. Longs. Terribles.

Les coups pleuvaient. Les poings, les pieds, les gourdins s’enchainaient sans discontinuer. Mon grand-père avait été battu jusqu’à ce qu’à bout de force, il s’engage à quitter sa ferme. Mon père n’avait que dix ans, mais il garde ces deux jours de sauvagerie intacts dans sa mémoire.

— C’est bien mon petit José, c’est bien ! s’ébaudit le type d’Iberduero. Tu deviens enfin raisonnable. Regarde ta femme, regarde ton fils, ils ont tremblé, ils ont eu peur pour toi. Tu aurais pu leur éviter ça, c’est de ta faute. Uniquement de ta faute.

L’avorton semblait avoir encore maigri durant ces deux jours. Comment était-il possible qu’un corps si frêle renferme une telle dureté ? Soulagé d’avoir obtenu l’évacuation de toute une vallée, le jeune envoyé d’Iberduero se frotta les mains et laissa ma famille en proie au délire des bourreaux du tribunal de répression de la maçonnerie et du communisme.

— À nous deux ! se félicita un gros type adipeux, au regard cruel. Que tu quittes ton coin paumé, nous on s’en fout. Mais tes idées communistes, ça, c’est notre boulot. On va te les faire oublier, crois-moi.

Ma grand-mère et mon père furent bousculés dans une vaste pièce carrelée, attachés à un pilier, afin qu’ils ne ratent rien de ce qui allait suivre. La réputation des hommes du tribunal n’était pas usurpée.

Déjà lourdement tuméfié d’avoir été frappé deux jours durant, mon grand-père José fut traîné sur un instable tabouret à trois pieds, il perdait l’équilibre à chaque nouveau coup asséné. Les mains dans le dos, il lui fallait désormais avouer son appartenance au Parti communiste espagnol. Ce qui n’était pas le cas. Jamais dans son coin éloigné de tout il n’avait participé à une quelconque réunion. Pas plus à un syndicat qu’à une loge maçonnique. Les dingues du « Tribunal » voyaient des rouges partout.

Aveuglés de haine et trop ignorants pour comprendre qu’on ne peut avouer que ce que l’on sait, les bourreaux s’acharnaient sur José. Pour la vingtième fois, les gifles succédaient aux coups de poing. José tomba à terre, un escogriffe prit le relais du gros pour le bourrer de coups de pied. Plié en deux sur le sol, la douleur le fit vomir, redoublant la hargne du tortionnaire. Le sang coulait de partout. De son œil droit suintait un étrange liquide. José se pissait dessus, incapable de la moindre volonté. Il gisait là, sur le carrelage maculé des traces de leurs précédents interrogatoires, impuissant contre la folie de ses bourreaux.

Deux sbires le soulevèrent alors et le trainèrent vers une grande baignoire. L’eau glacée le fit tressaillir. Ma grand-mère restait stoïque, le regard froid et déterminé. Mon père sanglotait dans sa jupe.

— Tu ne veux toujours pas parler ? bava le gros type. Qui sont tes responsables ? Où vous réunissez-vous ?

Devant l’hébétude de mon grand-père, le gros lui plongea une première fois la tête dans le liquide. Jusqu’à ce qu’il suffoque. De nouveau des questions, des coups, la tête sous l’eau. Encore et encore.

Le bourreau s’énervait, il en avait assez de ce paysan dont il n’y avait plus rien à tirer. La lassitude se lisait sur son visage gras et bouffi de haine. Il décida d’en rester là et appuya fermement une dernière fois la tête de mon grand-père sous l’eau. Son corps fut d’abord secoué de soubresauts. Puis plus rien.

— Foutez-moi tout ça dehors ! hurla le gros type.

Ma grand-mère ne fut pas autorisée à récupérer la dépouille de son mari. Elle demeura à Huesca le temps d’être prise en charge par des militants clandestins pour être envoyée en France avec son fils.

***

Retour à Janovas. Seul, sans mes copains bâtisseurs.

J’ai rendez-vous avec Juan le barman et Luis l’électricien. J’ai appris à les connaitre, ainsi que quelques autres militants de leur groupe. Ils n’ont qu’un unique objectif : faire payer ceux qui se sont comportés comme des salauds durant la dictature, ceux qui en ont bien profité, mais n’ont jamais été réellement inquiétés. Il leur faut faire vite, avant qu’un à un ils ne meurent tranquillement dans leur lit.

Certes, le quotidien a évolué depuis Franco, les libertés individuelles et les mœurs ont progressé souvent plus vite et plus profondément que dans certaines vieilles et prétentieuses démocraties, mais remuer le passé semble suspect aux yeux de trop d’Espagnols, qui préfèrent le taire et l’enterrer définitivement. Raison pour laquelle le réseau de Juan et de Luis agit dans l’ombre.

Pour eux, Victor Ramirez a trop longtemps profité d’une immunité que seule la complicité des autorités avait permise. Le récit de mon père leur a été très utile pour régler l’ardoise de Ramirez. Monsieur le Maire va devoir enfin rendre des comptes.

La méthode de mes amis espagnols est expéditive. D’abord, on lui fait parvenir des messages très clairs, l’incitant à son coming out politique, faute de quoi les médias seront informés. Il tergiverse, ne répond pas aux injonctions… Alors, via les réseaux sociaux, on inonde de détails sur le passé trouble de l’alcade… Une vraie-fausse conférence de presse est organisée à Janovas. Personne ne se risque au grand jour à les accueillir, mais les journalistes trouveront un peu partout dans le village des éléments de preuves : témoignages, très anciens articles, photos explicites…

La pression est telle sur Victor Ramirez, qu’il s’enferre dans le silence. Personne ne l’a vu depuis plus d’une semaine. On suggère un enlèvement.

Le journal télévisé du soir annonce le suicide de Victor Ramirez.

Mes nouveaux amis espagnols se satisferont du silence et de la langue de bois. Pour une fois, c’est pour la bonne cause.

Notes :

[1Phrase empruntée à Madeline Riffaud, dans Le Cheval rouge. C’est à propos de la guerre d’Algérie, mais je trouvais qu’elle correspondait parfaitement à la situation espagnole.

Message d'abonnement

Ces articles peuvent vous intéresser :

Littérature prolétarienne et romans noirs Et Meckert devint Amila

Jean Meckert est un écrivain prolétarien qui connut un succès d’estime avec son premier roman, Les Coups, publié chez Gallimard sous les auspices de Jean Paulhan et d’André Gide, en 1942, en pleine Occupation. D’autres romans suivirent, comme L’Homme au marteau, Nous avons les mains rouges ou La Lucarne, mais ils eurent du mal à trouver leur public.