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Nouvelle

Les espions de Versailles

Accès libre
Mise à jour le 28 février 2025
Temps de lecture : 18 minutes

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Littérature Nouvelle

Roger Martin est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages (romans noirs historiques, BD, enquêtes).

Il tient la rubrique « polar » dans Vie Nouvelle et La Marseillaise. Passionné par l’Histoire, il est aussi militant communiste en Vaucluse.

Une double raison de garder au cœur la Commune de Paris, dont il retrace ici un épisode ignoré, mais authentique.

Les espions de Versailles

Le drapeau tricolore flottait sur la tour Solférino. Même si on en avait abattu quelques mois plus tôt les deux étages supérieurs pour éviter qu’elle ne serve de repère à l’ennemi, elle restait visible à cinquante kilomètres à la ronde. Durieu fit signe à Escolan. Le lieutenant s’acharnait à retourner de la botte le cadavre d’une femme dont le chapeau, en tombant, avait découvert les boucles blondes. Du sang s’écoulait de sa bouche. Ses yeux grands ouverts, d’un noir intense, lançaient un ultime défi à ses assassins. Malgré la fumée, la poudre, la sueur et le sang qui avaient maculé son visage et son cou, Escolan ne pouvait réprimer la fascination que faisait naître la pureté de ses traits. Il jura, tourna le dos au cadavre sur lequel un soldat se préparait à uriner, pressa le pas. Trois civils sur les talons, le commandant avait gravi les marches qui menaient à la plate-forme. Deux Volontaires de la Seine hissaient les couleurs. Le commandant Gustave Durieu tendit le bras vers l’ouest et, d’une voix mâle, prononça des mots qui sonnaient comme une réplique de théâtre.

— Versailles, Messieurs. Notre gouvernement sait à présent que l’ordre est rétabli.

Les regards s’étaient portés par-dessus les toits de Montmartre. Tout était flou, brouillé, la fumée ne retomberait pas avant la nuit. Les odeurs de poudre irritaient les muqueuses, nez et gorges à vif. Escolan eut une vision… Sur la terrasse d’un haut bâtiment, au loin, un petit homme rendait d’un geste négligeant sa lunette au maréchal Mac Mahon. Monsieur Thiers triomphait. La Semaine sanglante se terminait en apothéose. Dans Paris libéré, il rentrerait incessamment en vainqueur. Et il réaliserait enfin son grand œuvre. Une république sans républicains… C’était le soir du 25 mai. Des troupes fraîches venaient d’arriver, qui se chargeraient de liquider les dernières poches de résistance. Sur le coup de sept heures, Durieu était allé rendre compte à Barral de l’accomplissement de leur mission. Réintégré dans son grade de colonel en l’attente d’une promotion que les services rendus ne pourraient manquer de lui valoir, celui-ci avait recouvré sa particule et son nom complet, Barral de Montaud, prudemment abandonnés lorsqu’il avait fait défection, sur ordre. Très grand, sec et guindé, gentleman en public et soudard en privé, l’ex-chef d’état-major de la 7ᵉ légion Alsace-Lorraine de la Commune avait pris Durieu et Escolan sous sa protection. De tous ses espions, ils tranchaient avec la racaille ayant trouvé dans cette activité occasion à vengeances personnelles et bonnes affaires. Les deux militaires avaient été efficaces et il saurait profiter de ses excellentes relations avec Barthélémy Saint-Hilaire et Mac Mahon pour que, pas plus que lui, on ne les oublie en haut lieu. D’ailleurs, Thiers savait pertinemment comment ils avaient détourné du mobilier précieux lors de la fausse saisie du Garde-meuble national, échoué ensuite par hasard dans son hôtel de président de la République. Barral n’oublierait jamais le regard de Foutriquet en découvrant la collection de gravures licencieuses qu’ils avaient dérobée. Un nabot d’un mètre cinquante capable d’honorer une mère et ses deux filles pendant trente ans était tout désigné pour maîtriser une cavale aussi capricieuse que la France… Et puis, lors d’un de ses allers-retours entre Paris et Versailles, muni d’un passeport prussien, c’est de Thiers en personne que Barral avait reçu dix mille francs en espèces pour rétribuer ses agents. De quoi sceller une solide complicité à défaut d’amitié véritable…

Barral s’était montré enchanté. Alors que le commandant parlait de retourner au combat, il l’en avait dissuadé, l’avait envoyé se récurer de pied en cap tant émanait de sa personne la pestilence communarde. Guidés par leur mentor, Durieu et Escolan avaient fêté ensuite avec un peu d’avance la victoire sur le crime au Chez Maman et ses filles, un bordel chic de la rue Blondel. Laure Sciéboit, dite Cheveux roses, la maquerelle, n’avait pas lésiné. La Commune avait porté un coup sensible à son commerce. L’argent manquait, des fanatiques avaient réclamé la fermeture des maisons, Louise Michel et d’autres mégères avaient manifesté pour exiger l’application de la nouvelle loi, faisant boucler dix-neuf claques. Laure avait dû acheter flics, gradés et fonctionnaires, en argent ou en filles. Mais les affaires reprenaient, Paris comptait à présent cent-quarante-deux maisons et elle entendait bien user de sa clientèle galonnée comme réclame. Aussi, ce soir-là, le champagne avait coulé à flot et elle avait réservé au trio l’élite de ses pensionnaires. Pourtant, si Barral était tombé sous le charme des sœurs jumelles rousses de la maison, le commandant s’était montré déçu de ne trouver aucune pensionnaire de moins de treize ans. La maquerelle avait en catastrophe dépêché son portier chez Coline Barbet, une concurrente spécialisée dans les tendrons. Une grosse dépense, mais le résultat en avait valu la chandelle. Durieu avait frisé l’apoplexie en découvrant la gamine de onze ans parée comme une courtisane romaine. Le lieutenant, lui, avait exigé des Négresses. Une spécialité de la maison, avec les Annamites, très demandées par coloniaux et missionnaires, jamais en retard pour civiliser et évangéliser des païennes. L’orgie avait duré quarante-huit heures. Certes, on s’endormait de temps à autre, on filait au cabinet d’aisance d’un pas pressé, on s’immergeait une heure ou deux dans une baignoire dont une pensionnaire de la maison renouvelait l’eau chaude pendant qu’une consœur ranimait une ardeur défaillante par de savantes caresses, mais, tout en avalant fine sur fine, en tétant des cigares offerts aux chefs versaillais par Amédée Iᵉʳ, Roi d’Espagne, en guise de remerciements pour la restauration de la civilisation et de la foi, les langues avaient été bon train.

Barral avait narré par le menu la façon dont il avait réussi à gagner la confiance de Raoul Rigault, le procureur de la Commune, un blanquiste dur de dur qui l’avait nommé juge d’instruction. Puis celle de Rossel, le délégué à la Guerre, fatigué de l’amateurisme des nouveaux officiers, qui l’avait dépêché à Razoua, alors à la tête du 61ᵉ bataillon de Montmartre. Là, il avait mis dans sa poche Raoul Urbain, élu du 7ᵉ arrondissement, un maître d’école, croyant dur comme fer aux fariboles de la Commune, qui lui avait confié la tête de la 7e légion…

Une quinte de toux secoue Barral. La fumée des cigares mêlée à la buée des baignoires, le cognac, mais surtout une crise de fou-rire. Pauvre Urbain, ignorant que son nouvel homme de confiance recueillait sur l’oreiller les confidences de sa compagne, la séduisante Marie !

Durieu se lance à son tour. Raconte les réunions secrètes au Brébant, à l’angle du Faubourg-Montmartre et du Boulevard Poissonnière, dont Vachette, le bras-droit du propriétaire, leur servait de mouche et où s’échafaudaient les coups tordus, comme la confection de vingt-mille brassards rouges pour équiper les gardes nationaux restés fidèles au moment de la reconquête et porte un toast à la saignée qui a purgé la capitale et la France pour le siècle à venir. Enfin, hommage sincère à Barral, ou pure flagornerie, il rappelle l’épisode des faux aveugles. Lors du « déménagement » du Garde-meuble, des fédérés présents s’étaient étonnés de la visite d’un groupe de jeunes aveugles des Quinze-Vingts. Ou plus exactement de l’extraordinaire aisance avec laquelle ces infirmes allaient et venaient. Barral avait eu tôt fait d’envoyer les bavards monter la garde dans la rue, pendant que les aveugles glissaient sous leurs vêtements monnaies anciennes, gravures, argenterie et autres babioles  !

Une nouvelle tournée et Durieu avait évoqué un épisode de son passé ignoré des deux autres. Ses yeux étaient injectés de sang, sa figure congestionnée, sa voix pâteuse, mais sur ses traits transparaissait une jubilation malsaine. En 1861, trois vaisseaux français avaient débarqué à Veracruz dans le but de renverser le gouvernement de Benito Juárez censé attenter aux intérêts de la France. En l’occurrence, l’exploitation de divers gisements de minerais précieux. Napoléon III avait proclamé empereur un vague cousin, Maximilien de Habsbourg, une lopette pour laquelle Durieu n’avait que mépris. Le susdit avait d’abord voulu jouer les bienfaiteurs, octroyant au pays une constitution quasi libérale, avant de comprendre que seule la force pouvait avoir raison d’un peuple de dégénérés issus de siècles de métissage d’où surnageaient la cruauté et la barbarie originelles. En 1863, à moitié lâchée par l’Angleterre et l’Espagne dans sa politique mexicaine et face à une intensification de la guérilla, la France, avait entrepris, après la glorieuse défaite de Camarón, où la Légion étrangère avait été taillée en pièces par les juaristes, de renforcer le corps expéditionnaire. À l’arrivée de Durieu, il se montait à trente-neuf mille soldats et officiers. Durieu avait été versé à la Brigade de Cavalerie dirigée par le général de Mirandol. Mais le cours des événements, après les victoires de Puebla, Jiquilpan ou San Pablo del Monte, changeait dangereusement. Les juaristes ne cessaient de recruter et, n’obéissant pas aux lois de la guerre classique, avaient adopté la stratégie que les soldats napoléoniens avaient dû affronter en Calabre ou en Espagne. À la guerre de guérilla des juaristes, le haut commandement avait opposé la sienne. Organisation de corps francs sans états d’âme chargés de répondre à l’ennemi avec les méthodes les plus barbares et les plus promptes à semer la terreur dans ses rangs. Durieu s’était vu confier l’organisation de la contre-révolution… À présent, visage écarlate et yeux exorbités, il crachait par terre en revivant les événements. Maximilien n’avait pas de couilles, les Anglais et les Espagnols étaient des traîtres et des antiphysiques [1]. Les politiques ne méritaient que le peloton d’exécution. On avait sacrifié le Mexique alors que les graisseux étaient à genoux. Trente-deux mille tués, huit mille trois cents blessés, trente-trois mille prisonniers, contre quatorze mille morts seulement côté français…

Durieu rota, un peu de bave macula sa veste d’uniforme, qu’il essuya d’un revers de manche. Un nouveau verre de cognac lui rendit sa véhémence. L’index tendu devant lui, il éructait. Onze mille exécutions ! On les avait aplatis, on avait brûlé des cervelles, décapité à la hache ou au sabre, torturé au couteau, coupé des nez et des langues, incendié des villages, abattu au fusil ceux qui tentaient de s’enfuir ou lancé des chiens d’attaque à leurs trousses. La nuit, en groupes de quinze à vingt hommes, on se glissait dans des campements de guérilla et on égorgeait en silence hommes, femmes et enfants. Lorsqu’en terrain plat les lanciers chargeaient, on en profitait pour attaquer les arrières. Tuer des villageois dans un pays où derrière n’importe lequel d’entre eux un ennemi se cachait, où était le problème ? Et, jusqu’à ces derniers jours, Durieu n’avait plus ressenti pareille jouissance. Ces moins-que-rien étaient prêts à mourir pour leurs idées ? Ses hommes et lui étaient prêts à tuer pour les leurs !

Durieu s’était tu. Escolan se préparait à prendre la suite, lorsque le commandant se ravisa. Un souvenir particulièrement agréable lui revenait. Un guet-apens sur une piste qu’empruntaient des péons ravitaillant la guérilla. À la tête de trente chasseurs d’Afrique en uniforme de lanciers de Durango, il les avait postés derrière des mamelons de terre rouge, brûlée par le soleil. Une vingtaine de péons étaient arrivés, tirant quelques chèvres étiques et trois ânes bâtés d’une montagne de ballots. Lorsqu’ils s’étaient suffisamment avancés dans l’arroyo, il avait lancé derrière eux trois cavaliers, lances brandies. En les entendant, les péons s’étaient débandés, avaient tenté d’escalader les pentes rocailleuses. Parvenus au sommet, Durieu les avait vus reculer dans sa lunette, redévaler la pente, tomber, se relever, cependant que les lanciers descendaient au pas, leurs casques luisant au soleil. Les péons fuyaient le long de l’arroyo, lorsque trois autres lanciers étaient apparus devant eux. Les cavaliers sur les hauteurs avaient talonné leurs montures et dévalé la pente, leurs lances embrochant au passage les péons affolés. Une fois de l’autre côté, ils faisaient volter leur cheval et recommençaient, s’entrecroisant dans un nuage de poussière et des hurlements de terreur. Quelques péons tentaient de désarçonner leurs assaillants. En pure perte. Cependant, un homme plus courageux que les autres, avec l’énergie qu’on prête au désespoir, avait plongé au sol sous un cheval, lui avait sectionné un jarret. La bête avait plié son antérieur, expulsant le cavalier de la selle. Le péon avait bondi sur lui, tranchant la gorge d’un geste si vif que Durieu avait cru voir le sang couler avant que le cavalier ait été égorgé. Quatre lanciers avaient alors, avec une lenteur exaspérante, encerclé le péon. Les quatre lances avaient plongé dans son corps maigrelet, faisant jaillir des flots de sang. L’homme n’avait pas supplié. Durieu avait entendu son dernier cri : Vive Juárez !

Il trouva à peine la force de tendre le bras et de boire le cognac à la bouteille. Ce souvenir l’avait mis mal à l’aise. Pendant une semaine, il avait revécu le Mexique, sabré la canaille et versé le sang, mais il avait vu trop de ces communards se comporter comme le péon de l’arroyo et mourir debout en criant Vive la Commune ! Un filet d’alcool coulait le long de son menton, qu’il ne cherchait même plus à essuyer. Les yeux vitreux, le doute s’infiltrait en lui. Et si la dernière boucherie, loin d’assurer cinquante ans de paix sociale, n’avait fait que nourrir la future vengeance ?

Loin de le contrarier, l’intervention d’Escolan lui fut un soulagement. Fort avec les faibles, faible avec les forts, servile devant les puissants, Escolan était fait pour la guerre. Surtout civile. Celle où la seule question qui vaille était posée. Certains communeux ne juraient que par la guerre de classes. Ils avaient raison. Casser du Nègre ou de l’Annamite, du Turc ou de l’Arabe avait ses bons côtés, mais trancher dans le vif, massacrer, verser des torrents du sang impur de ces masses répugnantes avant qu’elles ne puissent renouveler 1793, là se trouvait le devoir. Le combat de l’Ordre contre le Désordre, de la Civilisation contre l’Anarchie, de la France contre l’Anti-France.

Son dernier fait d’arme lui revint en mémoire. Il accompagnait le marquis de Compiègne, chef des Volontaires de la Seine, lorsqu’à la tête d’une centaine d’hommes, on atteignit la rue Lepic. Un instant plus tard, trente-sept cadavres d’insurgés jonchaient le sol. Une dizaine de Volontaires apparurent, poussant de la pointe de leur baïonnette trois hommes hagards. L’un d’eux portait un uniforme en lambeaux. Escolan identifia un sergent de marine. Un Volontaire révéla qu’il avait servi comme canonnier. Escolan dégaina son pistolet et, sans un mot, légèrement décalé pour éviter les projections de sang et de cervelle, appuya le long canon sur la tempe du sergent. Ces chiens ne méritaient pas davantage…

Le lieutenant sourit. Il avait pris goût à ce type d’exécutions quelques années auparavant. Une sale affaire l’avait forcé à quitter Paris, le temps de se faire oublier. Grâce à son ami Camille de Polignac, le fils du ministre de Charles X, il avait pu s’embarquer pour les États-Unis, où s’affrontaient, depuis 1861, armées de l’Union et de la Confédération. Napoléon III avait proclamé la neutralité officielle de la France, mais diplomates et banquiers étaient farouchement en faveur de la Confédération. Des banques françaises avaient consenti à John Slidell, un sénateur du Sud, quinze millions de francs de prêts, le comte Méjean cachait d’importants fonds confédérés dans l’enceinte du consulat de France et militaires et aventuriers avaient traversé l’Atlantique pour combattre du côté sudiste. De Polignac lui-même, qui préférait le surnom de « La Fayette du Sud », qu’il s’était attribué, à celui de « Polecat » - Putois -, que lui avaient donné ses hommes incapables de prononcer correctement son nom, simple sous-lieutenant, avait été bombardé lieutenant-colonel, puis général de brigade, enfin général de division après un coup de main audacieux sur Vidalia. À l’arrivée d’Escolan, il l’avait mandé auprès d’un autre Français, le colonel Félix Dumonteil de la Grèze, au 14ᵉ de Cavalerie. De là, il avait fait un tour au Texas, au 26ᵉ de Cavalerie, chez les lanciers de Debray. La Louisiane, mal protégée des assauts nordistes et des bandes de pillards, Escolan y avait trouvé matière à montrer ses talents. On avait mis sous ses ordres une dizaine de soldats réguliers et une centaine d’individus de sac et de corde. Pendant plus d’un an, sous couvert d’assurer l’ordre, il avait à leur tête multiplié les exactions. Il lui faudrait attendre la Semaine sanglante pour retrouver les mêmes sensations. Franc-tireur, affranchi de toute règle, de toute loi, de toute morale. Époque bénie où chaque jour apportait son lot d’aventures. Ici, on mettait à sac un village, pillant les vivres qui devaient assurer plusieurs mois de subsistance aux habitants, là on nettoyait une banque, partout on régnait sur saloons et bordels. C’était en Louisiane qu’Escolan avait pris goût aux Négresses. Les quartiers misérables réservés aux esclaves n’étaient jamais épargnés. On y arrivait au galop, en tirant des coups de feu. Quatre ou cinq chariots bâchés suivaient. Selon l’humeur du moment, on mettait le feu aux cahutes de bois grossier où croupissaient ces animaux. Une fois le bétail rassemblé, hommes d’un côté, femmes et enfants de l’autre, Escolan passait lentement, une cravache à la main, dont il se servait pour dénuder les épaules des femmes, et faisait son marché. Quand il avait prélevé ses proies, ses hommes pouvaient se ruer sur les femmes et les fillettes dans une cohue indescriptible. Escolan tenait les Nègres mâles à l’œil. Certains, les plus courageux, se rebellaient. Dès qu’il sentait un frémissement passer sur la petite foule, il levait le bras gauche. Ses hommes de confiance lui emboîtaient le pas. Pistolets et carabines étaient tirés des fontes des chevaux et des étuis, des sabres de leurs fourreaux. La boucherie pouvait commencer. Lorsqu’ils en avaient terminé, il contemplait pensivement les corps étendus au sol. Il manquait des bras, des jambes, une tête parfois, une odeur ignoble de sang et de viscères empuantissait l’atmosphère. Si l’on était d’humeur badine, comme on avait pris soin de garder quelques rebelles en vie, on les pendait à un chêne, on les attachait sur un bûcher, et une fois, on en avait fait rentrer un de force dans une chaudière à sucre… Puis on envoyait des enfants puiser de l’eau. Escolan et ses proches procédaient à une toilette sommaire, remettaient un peu d’ordre dans leurs vêtements, allumaient des cigares et, les femmes embarquées de force à bord des chariots, gagnaient leur campement. L’alcool coulerait, des cris de détresse troueraient la nuit, des rires obscènes leur faisant écho… Au petit matin, les femmes seraient regroupées, en haillons, souillées et meurtries. Chassées à coups de cravache, des chiens à Nègres à leurs trousses. Certaines n’avaient pas survécu. On jetait leur corps sur un des feux de camp, avant de déguerpir…

Si on lui avait dit… Jamais Escolan n’aurait imaginé pouvoir toucher une peau noire autrement qu’avec un gourdin ou une cravache. Et, puis, dans le Carré français à la Nouvelle-Orléans, il avait découvert ces courtisanes entretenues, d’une beauté à couper le souffle. Malgré les recommandations de ses compagnons de sortie, il n’avait pas voulu en suivre une au premier étage d’une maison couverte d’une végétation luxuriante. Mais dès le lendemain, il était revenu, seul, et…

À moitié hagard, il s’aperçut que Barral ronflait, tête renversée, une mousse verdâtre à la commissure des lèvres. Il tourna la tête, aperçut Durieu. Lui aussi s’était endormi, bouche béante, braguette largement ouverte [2]. Depuis quand avaient-ils cessé de l’écouter  ? Il essaya de se relever, chercha de l’aide du regard. Mais les filles avaient disparu. Il se laissa retomber dans son fauteuil, allongea les jambes. Le sommeil le prenait. Un rictus tordit sa bouche. Ils étaient, tous les trois, dans le camp des vainqueurs. Rien d’autre n’avait d’importance.

(Cette nouvelle a préalablement paru dans le recueil Vive la Commune ! Éditions du Caïman, 2021).

Notes :

[1Homosexuels.

[2Le lendemain, 26 mai, vers 4 heures de l’après-midi, le commandant Gustave Durieu trouvera la mort lors d’un engagement contre une des dernières barricades communardes.

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